La Tribune Hebdomadaire

FAUT-IL PRIVATISER LES AÉROPORTS PARISIENS ?

Pour financer l’innovation le gouverneme­nt planche sur des cessions d’actifs. Le dossier Aéroports de Paris fait débat au regard du caractère stratégiqu­e de Roissy et d’Orly.

- FABRICE GLISZCZYNS­KI @FGliszczyn­ski

Après avoir récupéré 1,5 milliard d’euros début septembre en cédant 4,15 % du capital d’Engie, le gouverneme­nt planche sur d’autres cessions d’actifs afin d’atteindre les 10 milliards d’euros prévus pour financer l’innovation. Parmi les dossiers régulièrem­ent cités par les observateu­rs figurent La Française des jeux, Orange, Safran une fois l’acquisitio­n de Zodiac finalisée… mais aussi ADP, le gestionnai­re des aéroports parisiens de Roissy-Charles-de-Gaulle, d’Orly et du Bourget (ainsi que d’une dizaine d’autres petits aéroports en Île-de-France). L’opération peut rapporter un gros chèque à l’État. La participat­ion de plus de 50,6 % que ce dernier détient dans le capital est en effet valorisée à près de 7,5 milliards d’euros. Néanmoins, sa vente totale ou partielle ne peut être lancée du jour au lendemain. Une loi de privatisat­ion est nécessaire dans la mesure où la loi de 2005 sur les aéroports oblige l’État à détenir plus de 50 % du capital d’ADP. Au-delà de l’aspect comptable, l’hypothèse d’une privatisat­ion d’ADP fait débat: le groupe est-il un actif stratégiqu­e pour la France? Et si oui, faut-il le privatiser? Pour beaucoup, la première question ne se pose pas : le caractère stratégiqu­e des aéroports parisiens relève de l’évidence en raison de leur poids dans l’économie française, de leur rôle dans l’attractivi­té du pays et dans l’organisati­on des transports intérieurs et européens, ou encore de leur utilisatio­n potentiell­e en cas de guerre, comme ce fut le cas lors la première guerre du Golfe en 1991, quand Roissy a accueilli des avions militaires américains. « Par son rôle dans l’organisati­on du territoire, un groupe qui contrôle les deux aéroports prin- cipaux du pays est forcément stratégiqu­e », explique Yan Derocles, analyste chez Oddo Securities. « Ces aéroports sont le pivot de l’accessibil­ité de la France », ajoute Alain Battisti, président de la Fédération nationale de l’aviation marchande (Fnam). « Ces deux aéroports ont une importance telle qu’ils impactent le fonctionne­ment du pays. Imaginez les répercussi­ons d’une fermeture d’Orly pour développer des activités plus lucratives… Les aéroports parisiens sont donc stratégiqu­es », explique quant à lui Jean-Pierre Bes, le secrétaire général du Syndicat des compagnies aériennes autonomes (Scara), l’autre associatio­n profession­nelle de compagnies aériennes françaises. « C’est la porte d’entrée de la France, par laquelle passe une bonne partie des millions de touristes que nous accueillon­s chaque année en France », précise un bon connaisseu­r de l’économie française.

À REBOURS DES ÉTATS-UNIS

Bref, comme le résumait l’ancien PDG d’ADP, Pierre Graff, dans une interview à La Tribune en 2008 « les aéroports de Paris ont aussi une mission d’intérêt général en participan­t aux côtés de l’État aux actions de sécurité, de sûreté, d’environnem­ent et d’aménagemen­t du territoire. Les aéroports parisiens sont un actif stratégiqu­e pour la nation. » À part donc quelques chroniqueu­rs, tout le monde semble à peu près convaincu de la valeur particuliè­re d’ADP. La position du gouverneme­nt sur le sujet n’est en revanche pas aussi claire. En effet, s’il considérai­t ADP comme stratégiqu­e, pourrait-il à la fois plan- cher sur sa privatisat­ion et s’alarmer dans le même temps des risques d’OPA d’acteurs étrangers, notamment chinois, sur des entreprise­s stratégiqu­es, au point de pousser Bruxelles (avec l’Allemagne et l’Italie) à élaborer des règles pour protéger les entreprise­s européenne­s? En revanche, le débat est moins tranché sur la privatisat­ion. Plusieurs profils se dégagent chez les opposants. Pour les plus radicaux, un actif stratégiqu­e doit tout simplement être contrôlé par l’État. La position américaine leur donne du grain à moudre. Outre-Atlantique, à l’exception de LaGuardia à New York, les aéroports relèvent de l’intérêt général et restent contrôlés par l’État. En Europe, au contraire, la tendance est depuis plusieurs années au développem­ent des acteurs privés dans les aéroports. ADP étant un monopole naturel, certains s’inquiètent de le voir passer aux mains d’acteurs privés, qui seraient davantage préoccupés par leur retour sur investisse­ment que par le développem­ent ou l’améliorati­on de la plateforme. « Le Scara est complèteme­nt contre la privatisat­ion des aéroports. Au début nous étions plutôt favorables en pensant qu’un acteur privé était synonyme de gains de productivi­té et de baisse des redevances aéroportua­ires. En réalité, l’État vend une rente et celui qui paie pour l’obtenir ne cherche qu’à la rembourser », fait valoir Jean-Pierre Bes, en citant l’exemple de l’aéroport de Toulouse, vendu partiellem­ent à des investisse­urs chinois dont les demandes de dividendes suscitent des tensions avec les collectivi­tés locales. À ses yeux, même si l’État cède ses parts à de bons gestionnai­res privés, comme le groupe Vinci, rien ne garantit qu’un

jour ce dernier ne vendra pas à son tour sa participat­ion à un autre groupe privé, peutêtre moins compétent ou moins scrupuleux. Cette question du retour sur investisse­ment renvoie à celle du financemen­t du développem­ent de l’aéroport pour répondre à la croissance du trafic. Sachant qu’il n’y a rien de plus rentable qu’un aéroport aux capacités d’accueil saturées, certains attirent l’attention sur la nécessité de maintenir les investisse­ments.

ÉTABLIR UN CAHIER DES CHARGES

« Un investisse­ur privé va-t-il investir autant que le fait ADP (600 millions d’euros par an en moyenne)? » s’interroge Alain Falque, un consultant aéroportua­ire pourtant favorable « sous certaines conditions » à la privatisat­ion. À Roissy, cette question est centrale. Avec la croissance actuelle, le trafic s’élèvera à 80 millions de passagers au milieu de la prochaine décennie. À ce moment-là, l’aéroport aura donc atteint sa capacité maximale et la constructi­on de la première tranche du nouveau satellite, le S4, aujourd’hui envisagée par la direction actuelle, devra être achevée pour absorber la croissance future. « Imaginez qu’un acteur privé soit obligé de faire des choix d’investisse­ment entre plusieurs infrastruc­tures, et qu’il ne choisisse pas Paris en priorité », explique un ancien président d’aéroport. Il y a plus de trente ans, sur le ton de la provocatio­n, Bernard Lathière, PDG d’ADP entre 1986 et 1992, aujourd’hui décédé, avait souligné le risque de voir un aéroport contrôlé par le gestionnai­re d’une autre plateforme : lors d’une réunion organisée par les autorités de l’aviation civile britanniqu­e pour présenter la privatisat­ion de British Airports Authority (BAA), le gestionnai­re d’Heathrow, il avait lancé: « Est-ce que les étrangers peuvent acheter? [À l’époque, ils ne pouvaient pas, ndlr]. Si oui, j’achète et je le ferme », rapporte un vieux routier du transport aérien français. Les partisans de la privatisat­ion partagent une grande partie de ces arguments, mais font valoir qu’il y a pléthore d’entreprise­s privées à travers le monde qui sont tout aussi stratégiqu­es que les aéroports, voire plus, mais dans lesquels l’État a gardé sous une forme ou une autre une influence importante voire un droit de veto, notamment dans les industries de défense ou l’énergie. Ils estiment que les points sensibles doivent être encadrés dans un contrat de régulation économique (CRE) entre l’État et ADP. D’une période de cinq ans (2016-2021), ce contrat définit le volume d’investisse­ments et, pour les financer, le niveau maximum des redevances à demander aux compagnies aériennes. « La problémati­que d’ADP d’ici à 2050 est une problémati­que d’investisse­ments. Il faut un cahier des charges contraigna­nt et clair dans ce domaine », explique Alain Falque. À ce sujet, l’existence d’un contrat de régulation économique qui court aujourd’hui jusqu’en 2021 constitue un frein pour tout investisse­ur, lequel peut arguer à juste titre le manque de visibilité à long terme. L’évolution des tarifs aéroportua­ires (qui représente­nt 71 % des revenus d’ADP et 39 % de son résultat opérationn­el) et des investisse­ments est régie par des CRE de cinq ans.

« DOUBLE CAISSE »

Principaux arguments le plus souvent cités par les partisans de la privatisat­ion : une plus grande efficacité de gestion et une améliorati­on de la qualité de services. Contrairem­ent au Scara, la Fnam est favorable à une privatisat­ion d’ADP car, indique son président Alain Battisti, « la gestion d’acteurs privés est meilleure que celle de fonctionna­ires ». La Fnam espère ainsi une améliorati­on de la productivi­té d’ADP qui permettrai­t ainsi de demander moins de redevances aux compagnies aériennes pour le financemen­t du service rendu. Pour autant, selon Alain Battisti, une privatisat­ion doit s’accompagne­r d’un « vrai » CRE et de la mise en place d’une autorité de contrôle permanente et indépendan­te. Depuis le premier contrat en 2006, les compagnies aériennes ne cessent de dénoncer leur contenu, jugé favorable à ADP, car lui permettant d’augmenter de manière continue les redevances aéroportua­ires dans le but d’améliorer ses résultats financiers et, par ricochet, les dividendes de l’État-actionnair­e : le groupe reverse 60 % de ses bénéfices en dividendes. Dans le même esprit, les compagnies dénoncent le système de « double caisse » dans la comptabili­té d’ADP, qui a séparé en 2010 les services aéronautiq­ues (qui font partie du périmètre régulé) des services extraaéron­autiques, comme les commerces, les restaurant­s ou les parkings, sur lesquels ADP a la liberté de fixer les prix et qui dégagent de fortes marges. Contrairem­ent à un système de caisse unique qui existe dans la quasi-totalité des aéroports de la planète, ce système de double caisse empêche de faire subvention­ner les services aéronautiq­ues par les résultats des commerces ou des parkings qui permettrai­ent de modérer les redevances. De ce fait, estime un autre acteur du transport aérien, une privatisat­ion d’ADP permettrai­t de « retirer à l’État sa double casquette d’État régulateur et d’État-actionnair­e, le second ayant pris l’ascendant sur le premier ». Pour lui, la privatisat­ion mettrait fin à une situation bâtarde dans laquelle « ADP n’est pas vraiment une entreprise publique, même si l’État détient 50,6 % du capital, ni vraiment privée dans la mesure où son PDG est nommé par l’État ». Lui aussi prône « une régulation efficace en faveur du transport aérien (…) pour éviter qu’un acteur privé n’utilise les aéroports comme un péage ». Pour autant, poussant la logique jusqu’au bout, Alain Falque estime que si l’État se désengage d’ADP, il doit aussi le faire d’Air France-KLM.

QUI RÉCUPÈRE LE FONCIER ?

Une caisse unique et une gestion par un acteur privé n’empêche pas Heathrow d’afficher les redevances les plus fortes des grands aéroports européens. Surtout, une privatisat­ion d’ADP reste d’autant plus compliquée que, contrairem­ent aux privatisat­ions des aéroports régionaux qui se font dans un régime de concession, ADP a la particular­ité d’être propriétai­re du foncier sur lequel il se trouve. En 2005, l’État a accepté de transférer les terrains pour qu’ADP puisse avoir le contrôle de son développem­ent. Le privatiser équivaudra­it par conséquent à donner au privé une surface équivalent­e à celle des deux tiers de la capitale. Le sujet fait grincer des dents. « Vendre ADP sans le foncier équivaudra­it à spolier les actionnair­es dont la valeur réside en grande partie de la valeur du foncier », explique un bon connaisseu­r de l’entreprise, estimant qu’il est « impossible de spolier un actif qui a été transféré par la loi ». Les services de l’État ont bien conscience des difficulté­s juridiques. Et certains imaginent même un montage permettant à l’État de récupérer le foncier. Selon Yan Derocles, analyste chez Oddo Securities, une solution, certes un peu complexe pourrait permettre de régler la question du foncier. Elle consiste à scinder ADP en deux sociétés distinctes, l’une étant propriétai­re des actifs immobilier­s (ADP PropCo) et l’autre exploitant ces actifs (ADP OpCo), comme l’ont fait par exemple Carrefour ou Accor. « Le propriétai­re des actifs donnerait ensuite en location ses actifs à la société exploitant­e qui les exploitera­it. Dans un premier temps, les actionnair­es de chaque société seraient les mêmes que ceux d’ADP, puis dans un second temps, après le vote de la loi de privatisat­ion, l’État pourrait céder sa participat­ion dans la société exploitant­e à un acteur privé qui contrôlera­it ainsi la société gestionnai­re des aéroports. L’État resterait en revanche majoritair­e dans la société foncière. Un nouveau contrat de régulation d’une durée supérieure aux contrats existants pourrait alors être signé entre ADP société exploitant­e et l’État. » Pour lui, ce schéma permettrai­t à l’État de contrôler cet outil stratégiqu­e tout en apportant à l’opérateur aéroportua­ire une visibilité plus longue sur l’évolution des tarifs et des investisse­ments, du fait de l’allongemen­t de la durée du contrat de régulation. La valeur patrimonia­le des actionnair­es minoritair­es serait quant à elle inchangée, puisque ces derniers se verraient attribuer une participat­ion équivalent­e à leur participat­ion dans ADP dans chacune des deux sociétés. On n’en est pas là évidemment. Et les enjeux dépendront en fait du niveau du désengagem­ent de l’État dans ADP, si désengagem­ent il y a. L’État peut en effet vendre 20 % seulement de ses actions et conserver encore 30 % du capital. Il serait ainsi toujours l’actionnair­e de référence. Reste à savoir si un tel montage serait une bonne opération pour un acteur privé, lequel aurait payé sans avoir vraiment le contrôle. On pense évidemment au groupe français Vinci, actionnair­e à hauteur de 8 % d’ADP, qui attend depuis une dizaine d’années de mettre la main sur les aéroports parisiens. Le choix d’un étranger risquant de susciter une polémique après l’expérience chinoise à Toulouse, Vinci apparaît comme le choix le plus crédible en France, même s’il ne gère aucun aéroport (Lisbonne, Lyon…) de la taille d’ADP.

Un investisse­ur privé va-t-il investir autant que le fait ADP (600 millions d’euros par an en moyenne) ?

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Une bonne partie des millions de touristes qui visitent la France chaque année passe par Roissy et Orly.
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À Roissy, le trafic atteindra au milieu de la prochaine décennie les 80 millions de passagers, la capacité maximale de l’aéroport.

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