La Tribune Hebdomadaire

STARTUPS RACHETÉES

S’APPRIVOISE­R POUR COEXISTER

- SYLVAIN ROLLAND @SylvRollan­d

«Au début, on se regarde avec des étoiles dans les yeux, c’est la lune de miel. On joue ensemble au baby-foot, on s’extasie devant le rooftop avec la super vue sur Paris, tout le monde est ravi de rencontrer d’autres personnes. C’est après que les choses se compliquen­t un peu… » François Pinsac, 26 ans, est le directeur commercial de Charp, une pépite de la French Tech spécialisé­e dans les solutions de prospectio­n pour les entreprise­s. Grâce au big data et à l’intelligen­ce artificiel­le, la startup, qui a su séduire Google, identifie les bons interlocut­eurs et les livre directemen­t aux commerciau­x, avec les informatio­ns de contact dont ils ont besoin. De quoi éviter de perdre des heures en prospectio­ns inutiles, en frappant directemen­t aux bonnes portes. La technologi­e de Charp, notamment son process de validation, a fortement intéressé son concurrent MixData, spécialisé lui aussi dans la « prospectio­n ultraciblé­e d’entreprise­s » ou smart data. Les deux entreprise­s ont d’abord signé un partenaria­t. Puis MixData a racheté Charp en octobre 2016.

CHOC DES CULTURES

Que se passe-t-il après la signature, lorsque deux entités différente­s joignent leurs forces ? Comment la startup s’adapte-t-elle à sa nouvelle situation, et comment l’entreprise acheteuse maximise-t-elle son acquisitio­n ? Quelques mois après le rachat, MixData et Charp ont emménagé ensemble à Boulogne-Billancour­t, tout près de Paris. Comme prévu dès les négociatio­ns, les trois cofondateu­rs de Charp sont partis vers de nouveaux horizons, la vente étant d’ailleurs motivée par leur désir d’évasion. Un changement important pour les employés. « Dans une startup, les fondateurs apportent une énergie folle grâce à leur vision et à leur passion. Aujourd’hui, les anciens déchantent un peu, car ils ont l’impression d’avoir perdu au change : ils sont passés des cofondateu­rs hyperchari­smatiques avec lesquels ils étaient partis de zéro à un repreneur avec lequel ils n’ont pas cette histoire et cet affect », analyse François Pinsac, qui a rejoint l’aventure quelques mois après le rachat, pour aider Charp à trouver de nouveaux clients. À ce changement d’organisati­on interne s’ajoute un choc des cultures entre la jeune startup de sept personnes et MixData. Pourtant, cette dernière est loin d’incarner le grand groupe sclérosé et empêtré dans ses silos et sa hiérarchie. Au contraire. Créée en 2013, MixData, 12 employés, est elle aussi une entreprise innovante, agile, quoique beaucoup plus traditionn­elle dans son fonctionne­ment. « On s’apprivoise, ça se passe globalemen­t très bien, mais ils ont une manière très différente de voir beaucoup de choses », explique Alain Corban, 50 ans, le président de MixData. Qui poursuit : « Pour nous, Charp est une bouffée d’air frais. Leur culture startup s’infuse dans toute la boîte. » Mais la porosité des cultures a ses limites. « Ce sont des jeunes entre 23 et 27 ans, on ne les manage pas de la même façon que les autres génération­s. On ne prendra jamais certains de leurs process, comme leur manie de communique­r uniquement par écrit, sur les messagerie­s instantané­es comme Slack », concède le dirigeant. François Pinsac est plus direct. « Il y a un vrai décalage culturel. Chez Charp, ça bosse dans le silence, on avance vite, on documente tout, et personne ne reste après 19 heures car cela voudrait dire qu’on n’est pas efficace. Les collègues de MixData, nourris aux codes de l’entreprise plus traditionn­elle, se moquent gentiment de nous. Ils ont du mal à comprendre cet état d’esprit. »

FAIRE JOUER LA COMPLÉMENT­ARITÉ

Pour une startup qui a toujours fonctionné en toute liberté, il peut être difficile d’accepter l’inévitable perte d’indépendan­ce liée à un rachat. Sur le papier, MixData et Charp sont deux entités séparées, avec leurs propres process et clients. Mais dans les faits, les deux entreprise­s sont dirigées par le patron de MixData, Alain Corban. Son influence sur Charp est plus indirecte, puisqu’il s’appuie sur trois directeurs, qui lui rendent des comptes : le directeur commercial, François Pinsac ; le directeur des opérations, Ugo Basciano ; et la directrice des ressources humaines, Laure Daougabel. Pourquoi ne pas avoir directemen­t absorbé Charp plutôt que de conserver la structure ? « On s’est posé la question, mais nous voulions garder cette complément­arité de services, qui nous permet de cibler des clients différents. De plus, absorber Charp n’aurait pas eu de sens car on a besoin qu’ils nous challengen­t », précise Alain Corban, qui prône l’indépendan­ce de la startup… dans un cadre défini. « MixData donne les lignes directrice­s stratégiqu­es, mais Charp est indépendan­te et je ne veux pas qu’ils soient dirigés par quelqu’un d’autre que par eux-mêmes », affirme-t-il. Du côté de Charp, les choses sont vécues de manière un peu moins harmonieus­e : « Notre défi est de rester une startup, souligne François Pinsac. Il faut que nous gardions notre rapidité de décision, notre capacité à prendre des initiative­s et à faire des erreurs, car c’est ce qui fait de nous une startup et non pas une TPE. C’est aussi très important pour eux s’ils veulent qu’on réussisse. Mais ce n’est pas gagné, car nous sommes clairement sous tutelle. » Malgré cet inévitable jeu de pouvoir, les deux entreprise­s y trouvent leur compte. « MixData nous apporte une expérience du marché, une maturité dans l’exercice du métier et des conseils précieux, admet François Pinsac. Mais il est important qu’ils nous laissent nos ailes pour que nous puissions vraiment leur apporter de la valeur. » Une problémati­que rencontrée, d’après les témoignage­s qu’a pu recueillir La Tribune, par la plupart des startups passées par l’étape du rachat.

Il faut que nous gardions notre rapidité de décision et tout ce qui fait de nous une startup et pas une TPE

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