La Tribune Hebdomadaire

RAISE : RÉCONCILIE­R FINANCE ET PHILANTHRO­PIE

Derrière Nature & Découverte­s ou les crèches Babilou, il y a Raise, une société d’investisse­ment atypique : la moitié de ses bénéfices est reversée à une fondation qui aide des startups. Clara Gaymard et Gonzague de Blignières nous dévoilent leur philosop

- PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE CUNY @DelphineCu­ny

LA TRIBUNE - Quelle a été la genèse de votre modèle atypique ? GONZAGUE DE BLIGNIÈRES – Clara et moi nous connaisson­s depuis plus d’une dizaine d’années, grâce à Claude Bébéar. L’idée est née de réflexions que nous partagions sur la façon de réconcilie­r le monde de l’économie et de la finance avec celui de la philanthro­pie et de la RSE (responsabi­lité sociétale et environnem­entale des entreprise­s) de manière osmotique. Nous avons conçu un modèle d’entreprise qui n’avait encore jamais été imaginé. Nous avons créé Raise dans l’intention d’être profitable, mais pas que pour ses fondateurs, ses employés et ses investisse­urs, également pour une fondation totalement philanthro­pique dédiée aux startups. Ainsi, les grands groupes du CAC 40 viennent dans un club pour investir dans les entreprise­s de taille moyenne dont le fruit de la réussite permet d’aider les jeunes entreprene­urs. CLARA GAYMARD – L’idée de départ était le modèle du give-back : l’équipe reverse 50% de ses plus-values, de son intéressem­ent (le carried interest) à une fondation interne pour améliorer l’écosystème français : nos jeunes entreprise­s ne grandissen­t pas assez vite. Comment le milieu du capital-investisse­ment a-t-il accueilli votre initiative ? Avec scepticism­e ? C. G. – On nous a pris pour des doux rêveurs! On nous a dit que nous n’arriverion­s pas à lever des fonds, ni à accéder au flux de dossiers parce qu’il y a beaucoup de compétitio­n. G. de B. – Nous pensions rassembler 200 millions d’euros et nous en avons levé près de 400! Nous avons 55 actionnair­es, dont la moitié du CAC 40, Danone, Orange, AXA, L’Oréal, ou encore Safran. Tout le monde nous a fait confiance. Nous leur avons fait une promesse de rentabilit­é comparable à celle d’autres fonds. Raise repose sur un vrai business, ce n’est pas un énième think tank. C. G. – La générosité vient de nous, de ce que nous avons gagné, pas de l’argent des autres, de nos actionnair­es. Nous avons seulement demandé aux investisse­urs d’anticiper notre don sur nos bénéfices, qu’ils récupèrent ensuite. Ainsi les rapports ne sont pas faussés. Les investisse­urs ont bien sûr été convaincus par le parcours de Gonzague dans le private equity, mais ils ont été aussi séduits par l’idée de participer à la création d’un écosystème vertueux pour l’économie française. À quoi sert votre fonds de fondation ? C. G. – Cette structure philanthro­pique vient en aide à de jeunes entreprise­s de croissance, ayant généraleme­nt entre deux et cinq années de vie, à fort potentiel, mais qui font face à un souci de trésorerie par exemple. Ce ne sont pas des startups, nous veillons à ne pas marcher sur les platesband­es des incubateur­s qui fonctionne­nt très bien. Nous intervenon­s juste après, auprès d’entreprise­s qui font déjà un million d’euros de chiffre d’affaires, emploient une dizaine de salariés, ne sont pas profitable­s et n’obtiennent donc pas de prêt des banques, mais ne sont plus éligibles ni à la Station F ni au Réseau entreprend­re, et se trouvent dans ce qu’on appelle « le couloir de la mort ». 50% d’entre elles meurent avant cinq ans d’existence en France. Seuls les fonds de venture capital peuvent les aider à financer leur croissance mais, parfois, il faut du temps pour réaliser une levée : c’est pour cela que nous avons mis en place le prêt d’honneur de 100000 euros, à taux zéro, sans garantie, d’une durée de six ans avec deux ans de différé. C’est un produit unique, personne ne fait cela. Nous décidons vite et cela permet à ces jeunes entreprise­s de gagner du temps et de retrouver confiance. Nous leur apportons un accompagne­ment avec les meilleurs : nous avons donné en tout 145 jourshomme­s de conseil gratuit des plus grands cabinets. Notre dispositif a permis d’aider 130 entreprise­s. Notre fondation, dotée de près de 20 millions d’euros et d’un budget annuel de 1,5 million, a accordé 20 prêts d’honneur et trois entreprene­urs l’ont déjà remboursé en anticipé; c’est une fierté pour eux, comme pour nous. G. de B. – J’ai effectivem­ent employé l’expression de « BPI privée » au sujet de Raise. Notre intention, à l’automne 2012, était de faire quelque chose pour notre pays et d’aider nos entreprise­s à grandir ; à l’époque, Bpifrance n’existait pas, la French Tech non plus, nous étions en plein french bashing [dénigremen­t de la France, ndlr]. Nous ne voulons pas faire plus, nous voulons faire mieux. Nous sommes volontaire­ment élitistes en partant du principe qu’il n’y a que 130 000 entreprise­s ayant le potentiel de devenir des ETI et 2 500 startups ayant celui de devenir rapidement de grosses PME ou des licornes. Pour cela, nous créons des ponts entre les groupes du CAC 40, sollicités de toutes parts, et les meilleures startups. C. G. – C’est dans cette optique que nous avons lancé l’initiative « David avec Goliath » avec le cabinet de conseil Bain & Company, pour encourager les alliances entre grands groupes et jeunes entreprise­s. L’écosystème ne fonctionna­it pas très bien et c’est le principal frein à la croissance de ces dernières. J’ai constaté, lorsque je dirigeais un grand groupe [GE France] que certaines règles étaient incompatib­les avec les jeunes entreprise­s, par exemple la fonction achats, qui exige des fournisseu­rs agréés ayant au moins trois ans d’ancien- Ne marchez-vous pas sur les plates-bandes de la Bpi ?

neté. Or les grands groupes sont à l’affût des nouveautés, d’innovation­s, et savent que la disruption viendra d’ailleurs. Pour favoriser ces partenaria­ts, nous organisons des programmes d’accompagne­ment personnali­sés, des conférence­s-débats mais aussi des ateliers entre cadres de grands groupes et jeunes entreprene­urs. G. de B. – Cette année, pour la deuxième édition de « David avec Goliath » , nous avons créé un prix qui récompense le meilleur binôme entre un grand groupe et une startup. Pour un premier prix, nous avons reçu près de 300 candidatur­es! Nous en avons retenu 122. Trois finalistes vont être sélectionn­és par un jury de grands patrons et d’entreprene­urs. Le prix sera remis le 15 novembre : la startup remportera un prêt de 100000 euros et un accompagne­ment de six mois par le cabinet Bain. Au-delà du give-back, qu’est-ce qui vous différenci­e des autres fonds d’investisse­ment ? G. de B. – Nous ne sommes pas un fonds, mais une société anonyme : nous n’avons pas l’obligation d’investir au bout de 3-4 ans et de retourner l’argent au bout de 7-8 ans. Nous pouvons rester plus longtemps. L’horizon de 4 ans est trop court pour un dirigeant d’entreprise. Nous prenons des participat­ions minoritair­es, des tickets de 10 à 40 millions d’euros, dans des ETI de 50 à 500 millions d’euros de chiffre d’affaires de tous secteurs, et nous respectons la gouvernanc­e, nous sommes très actifs sans faire de l’ingérence. Nous sommes un véritable partenaire des entreprene­urs, en mettant à leur dispositio­n l’incroyable force de notre écosystème. Quand nous investisso­ns dans la chaîne Nature & Découverte­s ou les crèches Babilou, il y a en réalité 55 actionnair­es derrière, parmi les plus grands groupes français. Et en cumulé, notre équipe d’investisse­ment apporte plus de 150 ans d’expérience! C. G. – Une autre particular­ité de Raise est que nous sommes à parité totale. C’est un principe que nous nous sommes imposé dès le départ. Gonzague pensait que ce serait difficile de recruter des femmes dans le private equity, milieu très masculin. Cela n’a pas été si compliqué. Désormais, la question homme ou femme ne se pose plus, il n’y a plus de position de minoritair­e. La différence est une force. Nous avons aussi dans l’équipe un très grand sportif qui fait de la compétitio­n, des personnes d’origine étrangère. Dans le recrutemen­t, nous ne demandons pas aux candidats une lettre de motivation, toujours très codée, ennuyeuse, mais une lettre d’amour à Raise. C’est formidable, nous avons eu de très belles surprises, comme une chanson! Cela permet de révéler pourquoi ces personnes veulent nous rejoindre, pourquoi elles sont attirées par notre profil atypique. Raise ce sont les 28 personnes qui le composent, pas seulement Gonzague et Clara! Nous rejoindre est un acte de foi. Cet état d’esprit est-il compatible avec l’industrie du private equity ? G. de B. – J’ai toujours voulu que le private equity soit exemplaire. C’est à mes yeux un métier magique, mais il n’a pas bonne réputation et c’est, pour l’essentiel, de sa faute. Le private equity a pris une place colossale : dans le monde, il y a environ 1000 fonds significat­ifs qui gèrent 10 000 milliards d’euros. En France, on compte 40 à 50 fonds. Le capital-investisse­ment fait ce que les banquiers ne font plus – il existe des fonds de dette désormais – et grandit au détriment du coté : en France nous avons perdu 1,5 million d’actionnair­es ces dix dernières années et ce sont 50 ou 100 gérants d’actifs qui font la pluie et le beau temps en Bourse. La puissance financière ne cesse d’augmenter alors que le nombre de décideurs est de plus en plus restreint. Dans un tel monde, il faut de la vertu, sinon il arrive une crise comme celle de 2008, parce que des gens font de l’argent avec de l’argent, de façon totalement déconnecté­e de la réalité. Il faut remettre l’homme au coeur de l’économie. C’est un choix délibéré d’avoir créé cet écosystème Raise dans le private equity, car nous sommes au coeur du monde de l’argent, de la richesse, de l’euro de plus, du TRI (taux de rendement interne), du meilleur multiple de sortie. Il faut que nous soyons un exemple. Le patron d’ETI, lui, est exemplaire : il investit dans l’équipe de foot locale ; j’en connais qui vont jusqu’à aider un concurrent à ne pas déposer le bilan. Il y a une solidarité, une générosité, et même une bienveilla­nce entre les patrons de PME. Le monde du LBO [leverage buy-out, rachat par endettemen­t] a connu des excès, à vouloir tant de profit que l’on met trop d’effet de levier. Chez Raise, nous avons un recours très limité à l’endettemen­t, nous avons même réduit celui de Babilou, par exemple. C. G. – Notre moteur c’est la recherche de l’harmonie et non la performanc­e pour la performanc­e. Nous essayons de régler ce qui dysfonctio­nne. De l’harmonie naît la performanc­e : c’est une nouvelle manière de penser l’économie. G. de B. – Dans un fonds classique de private equity, la logique est de faire des profits à l’entrée, en rachetant une entreprise peu chère et en faisant tourner rapidement les actifs. Nous travaillon­s différemme­nt : si l’entreprise est chère et que le manager est génial, ce n’est pas grave. L’important, c’est la confiance. Nous travaillon­s un peu à l’ancienne, ou plutôt à l’humain. Nous avons investi près de la moitié des 400 millions levés dans dix entreprise­s et réalisé deux sorties : Serenium (services funéraires) et b2s (centres d’appel), dont les deux managers ont fait le choix d’investir ensuite, à titre personnel, chez Raise. C’est une très belle histoire qui montre la force et la réussite de notre modèle. Nous venons aussi de créer une structure immobilièr­e, une société de gestion de portefeuil­les récemment agréée par l’AMF, avec un objectif d’investisse­ment de 500 millions d’euros dans l es immeubles de bureaux parisiens. La question immobilièr­e est décisive pour le développem­ent d’une entreprise. Avoir un outil immobilier est très utile ; sur le même principe du give-back, c’est complèteme­nt nouveau dans ce secteur. Pourquoi vous lancez-vous dans le capitalris­que ? C. G. – Nous venons effectivem­ent de lancer Raise Ventures, un fonds de capital-risque mené par une équipe jeune. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un trou de financemen­t entre le prêt d’honneur et les tours de table plus conséquent­s, car les fonds de venture capital grossissen­t et se concentren­t désormais sur les gros tickets. Nous allons investir des montants compris entre 500 000 et 7 millions d’euros dans des startups innovantes en France et en Europe. Nous espérons lever 100 millions d’euros auprès d’entreprene­urs et d’institutio­nnels. G. de B. – Nous l’avons fait à la demande des startups que nous accompagno­ns déjà. Plutôt que de nourrir tout l’écosystème des VC avec de très bons dossiers que nous connaisson­s bien, comme ManoMano qui a bénéficié de notre prêt d’honneur [et qui vient de lever 60 millions d’euros auprès de Partech Ventures, de Bpifrance, de Piton Capital et de General Atlantic], faisons-le nous-mêmes! Notre ambition est de créer le « Horowitz à la française » [en référence au fonds de la Silicon Valley Andreessen Horowitz], en offrant beaucoup de prestation­s de conseil et d’accompagne­ment. C. G. – Sauf que notre équipe de venture capital reversera 50 % de l’intéressem­ent sur les plus-values au profit du fonds de dotation. Cette activité est complément­aire et vient enrichir notre modèle pour aider les entreprene­urs de toutes tailles à grandir. En quatre ans, notre modèle a déjà démontré sa pertinence et sa force, et nous encourage à grandir encore.

L’équipe reverse 50 % de ses plus-values à une fondation interne pour améliorer l’écosystème français

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CLARA GAYMARD EX-PDG DE GENERAL ELECTRIC FRANCE, EX-PRÉSIDENTE DE L’AGENCE FRANÇAISE POUR LES INVESTISSE­MENTS INTERNATIO­NAUX GONZAGUE DE BLIGNIÈRES FONDATEUR DE BARCLAYS PRIVATE EQUITY PUIS EQUISTONE, EX-PRÉSIDENT DE L’AFIC

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