POURQUOI AIRBUS JOUE SA SURVIE. LE DOSSIER SE POLITISE
Les États-Unis ont mis en joue Airbus. Emmanuel Macron et Angela Merkel sont unis pour sauver le constructeur aéronautique, en danger de mort. Une survie qui pourrait passer par la nomination d’une nouvelle direction.
Le dossier est explosif, très explosif. Trop peut-être. Il est fort probable qu’il fasse pschitt malgré tout. Selon les informations que La Tribune a recueillies, tout le monde se tient chez Airbus, entre les nouveaux « parias » du groupe et les « nettoyeurs » mais aussi au niveau des États. Car ce dossier ne concerne pas n’importe quelle société: le constructeur est l’une des entreprises industrielles les plus emblématiques en Europe, sinon la plus emblématique. Airbus est même la fierté de la France et de l’Allemagne, le symbole de leur coopération. Mais aujourd’hui Airbus est en danger de mort, des enquêtes sont ouvertes en Grande-Bretagne et en France sur des éventuels faits de corruption. Les États-Unis sont quant à eux en embuscade. La survie du groupe va donc dépendre de l’équilibre des forces entre d’un côté l’Allemagne et la France, et de l’autre les États-Unis. Il y aura bien sûr des concessions de part et d’autre de l’Atlantique et certainement des habillages de communication habiles pour faire croire à la sévérité des sanctions. Au sein du groupe, personne n’a intérêt à aller au bout de l’histoire car chacun sait où est son intérêt (financier) à éviter de déclencher le premier les hostilités, même si un grain de sable peut toujours se glisser dans la mécanique.
LE BAL DES HYPOCRITES
Chez Airbus, il y a donc, d’un côté, les « parias » du groupe, très clairement tous issus de feu le service SMO (Strategy Marketing Organization), anciennement dirigé par Marwan Lahoud et, avant lui, par Jean-Paul Gut. Une équipe qui dispose d’un réseau et d’une influence incroyables à travers le monde et qui est capable de « vendre de la glace à des esquimaux ». À tel point que des passerelles très fortes existent entre les grands commerciaux de SMO (160 personnes environ) et les services secrets français, assure-t-on à La Tribune. Les commerciaux rendent compte de leurs affaires et des négociations dans des pays dits compliqués aux seconds, qui en retour, les aident ponctuellement. Des échanges, en quelque sorte, de bons procédés. Ce système fait partie tout simplement de l’influence française dans les coulisses du monde. SMO a donc fait gagner des milliards d’euros de commandes au groupe et des millions de primes, indexées sur les contrats signés, aux dirigeants d’Airbus. C’était le bon temps où chacun croquait sa part avec gourmandise et insouciance. Trop. Car des centaines de millions de commissions aux intermédiaires ont été validées pendant des années par la direction financière d’Airbus, voire par les plus hauts dirigeants du groupe, quand le montant des contrats grimpait à des sommets himalayens, explique-t-on à La Tribune. Bien sûr, les chèques destinés aux intermédiaires ont également été signés par la direction financière du groupe, précise-t-on. Y compris ceux qui portaient des « valises de billets » pour arroser les milieux politiques ou autres afin d’obtenir des commandes dans certains pays sensibles. Une pratique courante et nécessaire pour la plupart des groupes qui commercent dans ces pays. Pas question donc de les déclarer à l’UK Export Finance (UKEF) ou même à la Coface, qui exigent les noms des intermédiaires et le montant des commissions pour accorder un financement à l’export. Mais ce temps est désormais révolu depuis les enquêtes lancées en 2016 par le Serious Fraud Office (SFO), l’agence britannique anti-fraude, puis le Parquet national français (PNF). Aussi, tous ceux qui ont fait gagner des milliards au groupe et des millions à leurs dirigeants et/ou ont servi Marwan Lahoud sont devenus des parias dans le groupe. Alors qu’ils étaient tolérés par Tom Enders, qui ne les a jamais vraiment trop appréciés mais en avait besoin, ils ont été bannis du jour au lendemain à la suite des audits internes confiés à partir de 2014 à des cabinets d’avocats américains. Les investigations se concentreraient sur la période 2011-2017. « Il y a eu des errements, des dysfonctionnements. C’est grave », nous confie-t-on en interne. Résultat, la plupart des dirigeants de SMO ont quitté un à un le groupe, nantis de gros chèques assortis de clauses de confidentialités très strictes. Des départs que la direction justifie pour la majorité d’entre eux par l’opération d’intégration du groupe lancée en septembre 2016 par Tom Enders. Ils n’avaient plus leur place dans la nouvelle organisation… Ce qui fait sourire les connaisseurs du dossier. Ainsi, après Anne Tauby, directrice du marketing et de la globalisation du groupe, c’est au tour du directeur de la région Asie-Pacifique, Pierre Jaffre, d’apparaître sur la liste de Tom Enders et de son directeur juridique John Harrison, appelé en renfort en 2015 par le PDG d’Airbus pour faire le nettoyage. Surtout, les bannis, rompus aux méthodes du business mondial, n’ont pas oublié d’emporter des documents compromettants pour la direction. Bien sûr, ils n’ont aucune raison de les faire sortir tant que… l’équilibre de la terreur n’est pas rompu. Jusqu’ici, ce qui est sorti dans la presse ne représente qu’une infime partie de l’iceberg même si « 99 % des contrats ont été faits dans les règles », assure un ancien de la maison. Mais les petites mains du SMO, à l’image de certains juristes, qui n’ont pas été aussi bien traitées par la direction que certains responsables, tiendront-elles leur langue si leur vie professionnelle est à jamais brisée? Les dirigeants d’Airbus, dont Tom Enders, qui s’est soumis aux enquêtes internes du groupe en confiant ses téléphone et ordinateur professionnels aux enquêteurs, plaident l’ignorance sur d’éventuels faits de corruption. « Il y a deux niveaux de responsabilité: ceux qui ont eu de mauvais comportements et ceux qui ont des responsabilités managériales dans le groupe », fait-on valoir en interne. Clairement, la direction reprend la recette tristement célèbre: « Responsable mais pas coupable ». Une ligne de défense fragile si des documents compromettants venaient à sortir… De plus, le SFO réclame à Airbus des coupables, lequels ne seront pas protégés des poursuites pénales par l’accord passé entre le groupe et l’agence britannique. Qui va payer pour tout le monde? Certains des bannis ne se laisseront pas faire.
QUE VONT FAIRE LES ÉTATS-UNIS ?
Les États-Unis vont-ils s’inviter dans ce dossier? C’est la question qui trotte dans les têtes des acteurs de cette affaire d’État(s). Or, ils y
Les bannis n’ont pas oublié d’emporter des documents compromettants
sont déjà, comme l’a révélé Le Monde. En revanche, il n’est pas sûr qu’ils puissent appliquer à Airbus le même châtiment qu’ils ont infligé à Alstom. Pour sauver le constructeur, joyau industriel européen, « la France est prête à rendre coup pour coup si les États-Unis recommencent à faire du terrorisme économique » avec ce dossier, assure-t-on à La Tribune. Les États-Unis vont donc devoir analyser les conséquences d’une attaque contre Airbus et en jauger les avantages et les inconvénients. Car après Alstom, Technip, Total, BNP ou encore Crédit Agricole qui ont courbé l’échine face à la bannière étoilée, Airbus serait la goutte d’eau qui ferait déborder le vase. Trop, c’est trop. Clairement, le dossier Airbus peut basculer dans une guérilla dans le cadre de la guerre économique que se livrent les États-Unis et l’Europe. D’autant que le département de la justice américain (DoJ) aurait un comportement de « voyou », accuse-t-on en France.
MACRON ET MERKEL, UNIS POUR SAUVER AIRBUS
Pour les États-Unis, la question est de savoir si le jeu en vaut vraiment la chandelle. La France a fait passer le message : vous attaquez, nous ripostons. Et elle a une nouvelle arme, la loi Sapin 2, qui permet cette riposte. Elle dispose qu’en cas d’infractions relatives à la corruption commises à l’étranger par un Français, une personne résidant habituellement en France ou exerçant tout ou partie de son activité économique sur le territoire français, la loi française est applicable en « toutes circonstances ». Des dossiers seraient déjà constitués. Enfin, si Airbus disparaît, les États-Unis pourraient se retrouver en duopole avec les Chinois. Le veulent-ils vraiment? À suivre. En France, le dossier est personnellement pris en main par Emmanuel Macron, après avoir longtemps été sous-estimé par François Hollande. Le président et son plus proche entourage ont pris conscience de l’extrême gravité de la situation et seraient prêts à en découdre. « C’est l’un des dossiers les plus sensibles et les plus secrets » du moment, explique-t-on à La Tribune. C’est également un dossier régulièrement évoqué dans les fréquents échanges entre Emmanuel Macron et Angela Merkel, qui a des relations extrêmement froides avec Tom Enders. « C’est leur sujet prioritaire. Les deux États sont déjà intervenus sur le thème “Il faut mettre fin à ce bordel qui menace la pérennité du plus gros acteur industriel en Europe” », décrypte-t-on. Chez Airbus, qui s’est dénoncé auprès du SFO pour fuir la justice américaine, on assure que le sérieux de l’enquête de l’agence britannique permettra de maintenir les ÉtatsUnis en dehors du dossier. Faut-il rappeler que le gouvernement Blair avait enterré en 2006 une enquête du SFO sur le très sulfureux contrat Al-Yamamah avec l’Arabie Saoudite ? Il avait invoqué la « relation stratégique essentielle » entre les deux pays et expliqué que l’enquête pourrait nuire à la sécurité nationale. Peu de temps après, Londres signait un très important contrat militaire avec Ryad… Pour autant, chacun a bien conscience qu’il faudra sortir de ces affaires par le haut… avec forcément des compromis à la clé. Selon une source proche du dossier au sein de l’État, une réflexion serait engagée sur une opération « mains propres » à la tête d’Airbus, qui impliquerait le départ de tout le comité directeur du groupe, Français compris. Problème : qui pour les remplacer? La question n’a, semble-t-il, pas encore de réponse. Mais le moment de vérité approche. Alors, pschitt ou bang bang?