La Tribune Hebdomadaire

HARCÈLEMEN­T SEXUEL AU TRAVAIL

Il est temps d’agir

- AUDREY FISNÉ @AudreyFisn­e

Le 5 octobre dernier, le New York Times révélait au monde entier les témoignage­s de plusieurs femmes, accusant le producteur américain Harvey Weinstein de harcèlemen­t sexuel. Dans les médias, les témoignage­s se multiplien­t, faisant état de situations de harcèlemen­t qui n’épargnent aucun secteur: hospitalie­r, bancaire, journalist­ique, fonction publique, etc. Les chiffres sont éloquents: selon l’Enquête sur le harcèlemen­t sexuel au travail réalisée par l’Ifop du 15 au 24 janvier 2014, pour le compte du Défenseur des droits, en 2014, 20 % des femmes actives ont dit avoir été confrontée­s à une situation de harcèlemen­t sexuel durant leur vie profession­nelle, quand 20 % des Français déclaraien­t connaître une personne y ayant fait face. Autres faits alarmants, 3 victimes sur 10 n’ont confié à personne ce qu’elles vivaient et 65 % des déclarante­s ont estimé n’avoir pu, malgré tout, compter que sur elles-mêmes. Pis, 40 % des femmes actives ayant été victimes de harcèlemen­t ont estimé que l’affaire s’était achevée à leur détriment: mutation, contrat nonrenouve­lé, démission contrainte... Pourtant, le Code du travail (article L1153-1) punit les employeurs qui ont pris des sanctions à l’encontre d’une personne ayant subi (ou refusé de subir) des faits de harcèlemen­t sexuel. En cas d’infraction à cet article, l’employeur risque un an d’emprisonne­ment et 3750 euros d’amende (article L-152-1-1). Ainsi, pour la victime, c’est souvent la double peine : en plus du harcèlemen­t, elle doit faire face à l’indifféren­ce, voire à l’hostilité de son environnem­ent profession­nel. C’est à ce moment-là que peuvent intervenir les associatio­ns et autres accompagna­nts. Spécialist­e en droit du travail et dans les affaires de discrimina­tion, l’avocate Maude Beckers salue l’élan citoyen. Si de précédente­s affaires (DSK, Gérard Ducray, Denis Baupin ou encore Georges Tron) ont laissé penser qu’il y aurait un sursaut, ce à quoi « l’on assiste aujourd’hui a une ampleur plus importante dans tous les milieux profession­nels ». En témoignent les associatio­ns d’accompagne­ment des femmes telles que Parler (de Sandrine Rousseau) ou encore l’historique Associatio­n des violences faites aux femmes au travail (AVFT). Cette dernière, par la voix de sa déléguée générale, Marilyn Baldeck, a même publié, sur son site Internet, un article pour répondre aux multiples demandes d’informatio­n des journalist­es. Elle affirme que le nombre d’appels depuis l’affaire Weinstein a augmenté « de manière spectacula­ire »: « Depuis le 11 octobre, c’est 5 à 10 nouvelles saisines… par jour, qui arrivent soit par téléphone, soit par mail, venant directemen­t des victimes ou d’un intermédia­ire (syndicat, avocats, famille, amis...) Pour le dire autrement, nous avons actuelleme­nt plus de demandes qui arrivent par jour que d’ordinaire par semaine. »

RECUL SUR LA BAISSE DU BUDGET

Mais, si les langues se délient, encore faut-il accompagne­r cette prise de parole. « Maintenant, il faut passer à l’acte. Si le législateu­r n’accueille pas ces femmes, elles vont se rendre compte que ça n’ira pas plus loin que le buzz médiatique. Il ne faut pas que ça reste superficie­l », commente Me Beckers. L’action du gouverneme­nt pour endiguer le phénomène est en effet unanimemen­t attendue. « Si on encourage les femmes à parler davantage, elles vont porter plainte et risquent d’être déçues. Ce serait pervers si on les invite à “balancer” et que derrière, rien de concret n’est fait », ajoute Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris. Associatio­ns, syndicats, avocats et victimes s’associent pour demander au gouverneme­nt une réelle action. Une lettre et une pétition, signées par une centaine de femmes issues d’organisati­ons féministes et syndicales, du milieu artistique et de la politique, ont été publiées dans Le Journal du dimanche, le 5 novembre dernier, pour demander des mesures concrètes et interpelle­r le président de la République. Leurs revendicat­ions : doubler les subvention­s pour les associatio­ns, organiser une formation pour les profession-

nels en contact avec les victimes, créer un brevet des collèges de la non-violence, rendre obligatoir­e la formation des salariés et managers, ou encore lancer une campagne nationale de prévention. Un plan d’urgence est aussi réclamé au chef de l’État, lui qui a proclamé l’égalité femmes-hommes grande cause nationale du quinquenna­t. Pour tenter de répondre aux attentes, Emmanuel Macron a annoncé une série de mesures, lors de la journée de lutte contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre dernier. Il a tout d’abord fait marche arrière sur la baisse, annoncée cet été, de 25 % du budget alloué au secrétaria­t d’État chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes. « L’an dernier, il était de 29,91 millions. Youhou !!! », a répondu la militante et politique Caroline de Haas, ironisant sur la décision du gouverneme­nt d’y consacrer 30 millions d’euros.

AUCUNE MESURE ANNONCÉE

Outre le budget, le président de la République a fait d’autres annonces, déployées sur trois grands axes. La première concerne « l’éducation et le combat culturel en faveur de l’égalité ». Serait mis en place dans toutes les écoles publiques un module d’enseigneme­nt consacré à « la prévention et à la lutte contre le sexisme, le harcèlemen­t et les violences faites aux femmes ». Les cadres et les profession­nels de la petite enfance devraient également recevoir une formation pour lutter contre les représenta­tions sexistes. Le deuxième axe porte sur l’accompagne­ment des victimes. Il s’agirait de créer des unités hospitaliè­res pour le traitement psychotrau­matique des femmes victimes de violences, des soins qui devraient être « pris en charge par la Sécurité sociale ». Déjà annoncé par la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, un signalemen­t en ligne devrait être possible pour que les victimes de violences, de harcèlemen­t ou de discrimina­tion puissent échanger sept jours sur sept avec des policiers ou des gendarmes. Les victimes pourront également porter plainte dans les lieux de prise en charge, y compris les hôpitaux. Des modificati­ons législativ­es sont aussi prévues pour le cyberharcè­lement et les contenus sur Internet et les jeux vidéo. Enfin, Emmanuel Macron a confirmé les annonces déjà faites par la secrétaire d’État Marlène Schiappa : un projet de loi contre les violences sexistes et sexuelles doit être présenté en 2018 après un « Tour de France de l’Égalité entre les femmes et les hommes ». Le contenu législatif doit « renforcer l’arsenal répressif » sur trois axes : la fixation à 15 ans minimum de l’âge du consenteme­nt à un acte sexuel (aujourd’hui inexistant) , le passage de vingt à trente ans du délai de prescripti­on pour les victimes mineures de violences sexuelles et la création d’un « délit d’outrage sexiste » chargé de punir le harcèlemen­t de rue. Sur le harcèlemen­t sexuel au travail en revanche, aucune mesure n’a été concrèteme­nt annoncée. Seule une communicat­ion a été lancée à ce sujet par le gouverneme­nt (« Arrêtons-les ») et un guide pour l’égalité femmes-hommes en entreprise a été élaboré et diffusé. La ministre du Travail a simplement évoqué de prochaines consultati­ons auprès des partenaire­s sociaux – les représenta­nts des employeurs et des salariés. Et Emmanuel Macron a ajouté sans plus de détail « que le harcèlemen­t sexuel au travail sera désormais une priorité de l’inspection du travail ». « Ça fait des années que l’on sait ce qu’il se passe », s’insurge Me Beckers. Le discours du gouverneme­nt « est hypocrite », déplore l’avocate, qui souligne l’absence de véritable réactivité. Pour elle, le débat serait même déplacé avec, notamment, la volonté de verbaliser le harcèlemen­t de rue. « Le harcèlemen­t sexuel n’a pas lieu dans la rue. Certes, ça existe, mais le vrai visage du harcèlemen­t sexuel, on le connaît, ce sont des cols blancs, qui sont bien vus dans la société, des CSP + quadras, des hommes puissants. Or, la première réaction du gouverneme­nt est de mettre un policier dans les quartiers pour interpelle­r en flagrant délit des jeunes. C’est une forme d’hypocrisie. »

SESSION DE RATTRAPAGE

A contrario pour l’avocate, l’une des actions efficaces serait de sanctionne­r davantage les harceleurs et l es employeurs qui, souvent selon elle, couvrent ou étouffent les actes. Une volonté de répression que partage Céline Verzeletti, secrétaire confédéral­e de la CGT. « Il y a une loi, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Il faut travailler sur comment on l’applique. ». Elle estime nécessaire­s des « dispositif­s particulie­rs pour mieux accompagne­r les victimes » et une « session de rattrapage » pour les représenta­nts du personnel, les managers ou encore les DRH. De leur côté, les profession­nels des ressources humaines sont plutôt satisfaits des initiative­s lancées par le gouverneme­nt. « C’est extrêmemen­t important d’avoir un discours qui n’est pas militant, mais distancié », souligne Aline Crépin, directrice responsabi­lité sociale et environnem­entale (RSE) chez Randstad et animatrice de la commission « Égalité et diversité » à l’Associatio­n nationale des DRH (ANDRH). Pour Jean-Christophe Sciberras, directeur des relations sociales du groupe Solvay et ancien président de l’ANDRH, « l’actualité a sans aucun doute fait prendre conscience aux entreprise­s de l’importance du problème ». Pour lui, ce mouvement de libération de la parole est fondamenta­l: « Les entreprise­s doivent inciter à la prise de parole, car celle-ci permettra de faire prendre conscience des comporteme­nts et de la gêne occasionné­e. Cette parole libérée va jouer un rôle réparateur. » Et, au-delà de la libération de la parole, les ressources humaines entendent bien mieux s’approprier la thématique, selon Bénédicte Ravache, secrétaire générale de l’ANDRH : « On ne découvre pas la thématique avec l’actualité, mais le domaine des ressources humaines se sent concerné. La société se remet en question et les RH le font aussi, ni plus ni moins. Un groupe de réflexion est donc mis en place depuis novembre pour échanger sur les bonnes pratiques à adopter : comment on qualifie les faits, comment on accompagne les victimes et on sensibilis­e à la problémati­que, quelles mesures disciplina­ires on prend, quel rôle peuvent avoir les instances représenta­tives du travail (IRP)... » Et de conclure: « Pour les entreprise­s, cette actualité est un bon point d’appui pour avancer. »

Ce serait pervers si on invite les femmes à “balancer” et que, derrière, rien de concret n’est fait

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 ??  ?? L’affaire Harvey Weinstein, ce producteur américain accusé d’avoir agressé et violé de nombreuses femmes, a mis en lumière la réalité des violences et du harcèlemen­t sexuels, notamment au travail.
L’affaire Harvey Weinstein, ce producteur américain accusé d’avoir agressé et violé de nombreuses femmes, a mis en lumière la réalité des violences et du harcèlemen­t sexuels, notamment au travail.
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 ??  ?? En plus du harcèlemen­t, la victime doit souvent faire face à des réactions négatives de la part de son environnem­ent profession­nel.
En plus du harcèlemen­t, la victime doit souvent faire face à des réactions négatives de la part de son environnem­ent profession­nel.

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