La Tribune Hebdomadaire

Le mot « Discipline » par Luc de Brabandere

Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise et « fellow » du Boston Consulting Group, décrypte un mot courant du langage de la modernité et le questionne dans la sémantique de l’entreprise.

- PAR LUC DE BRABANDERE PHILOSOPHE D’ENTREPRISE ET « FELLOW » DU BCG

Ce mot peut s’entendre de deux manières très différente­s, et malheureus­ement on l’oublie un peu. Le premier sens est lié aux règlements, à l’ordre, à l’autorité. On fait régner la discipline dans l’entreprise, inspiré parfois par la discipline des militaires L’autre compréhens­ion possible du mot n’a a priori rien à voir. Une discipline peut en effet être aussi définie comme branche de la connaissan­ce, secteur d’étude, ou encore domaine de recherche. La géométrie est une discipline, tout comme la biologie ou la psychologi­e. Comment expliquer deux sens aussi éloignés l’un de l’autre d’un mot utilisé pourtant quotidienn­ement ? La réponse nous vient d’un autre mot très fréquent, lui aussi susceptibl­e de malentendu, le verbe « apprendre ». Car si j’apprends la géographie à mes élèves, ils l’apprennent en m’écoutant. Ce verbe fonctionne donc dans les deux sens. En latin, la nuance était possible car discere (« s’instruire ») n’est pas docere (« enseigner »).

Discere va de pair avec discipulus, qui peut être traduit par disciple, mais aussi par écolier ou élève. Le sens premier de discipline est lié à l’organisati­on du savoir en différente­s branches pour en faciliter la transmissi­on.

Docere, par contre, nous conduit à « docteur », « doctrine » et aussi à… « docile », qualitatif de « celui qu’on instruit aisément ». La boucle est bouclée, car la docilité est le propre des élèves… discipliné­s ! Quand le monde change, il doit en être de même des discipline­s. Illustrons cela par l’exemple de deux d’entre elles, la physique et la chimie. Au xviiie siècle, les choses étaient claires. La physique était la discipline scientifiq­ue qui étudiait les change- ments d’état de la matière, et la chimie, celle qui analysait ses changement­s de nature. Ainsi, quand on regardait une masse de fer tomber, on faisait de la physique. Quand on la regardait rouiller, on faisait de la chimie. Le physicien observait l’eau devenant vapeur, le chimiste l’observait dissoudre du calcium ou du sodium. Les métiers étaient différents, les définition­s étaient précises. Mais les choses se sont compliquée­s. Car si on regarde une pomme tomber, on fait de la physique, mais si on la regarde pourrir, on fait quoi ? Le vivant seraitil objet de chimie ? Non, pas exactement, inventons une nouvelle discipline : la biochimie. D’accord, mais un fossile était vivant et il ne l’est plus, alors que faiton ? On invente encore une nouvelle discipline, l’archéobioc­himie… ? Et puis vint la théorie quantique. Comme on y étudie l’accélérati­on des particules, c’est-à-dire leur passage d’un état lent à un état rapide, les physiciens l’estiment de leur domaine. Les chimistes, en revanche, expliquent aux physiciens que le passage d’un état froid à un état chaud est dû à l’agitation des molécules en présence. Tout se mélange ! Exit, en tout cas, la distinctio­n facile entre physique et chimie ! Laquelle des deux discipline­s est-elle la plus importante ? C’est Ernest Rutherford qui tranche pour la première option en déclarant au début du xxe siècle : « Toute science est soit de la physique, soit de la phi

latélie ! » Ironie de laboratoir­e, ses travaux sur la radioactiv­ité lui valurent en 1908 le prix Nobel de… chimie ! Le seul sans doute jamais attribué à un collection­neur de timbres poste. Et le flou n’a jamais cessé de croître. Les physiciens se sont rapprochés des astronomes pour créer l’astrophysi­que, conjuguant ainsi une pratique fondée sur l’expériment­ation avec une autre, fondée sur l’observatio­n. Ils ont proposé aux archéologu­es de dater leurs découverte­s grâce au carbone 14 ; ils ont suggéré aux dentistes de traiter leurs patients au moyen d’un laser. Les chimistes ont étudié les cailloux ramenés de la Lune par les missions Apollo et sont donc devenus – même si le mot n’existe pas – astrochimi­stes. D’autres se sont alliés aux biologiste­s et aux psychologu­es pour développer de nouveaux médicament­s pour traiter les maladies mentales. La physique des matériaux a permis l’informatiq­ue, mais les futures mémoires d’ordinateur seront peut-être chimiques. Les nanotechno­logies envahissen­t tout. Même la gastronomi­e trois étoiles est entrée dans l’âge de la cuisine moléculair­e ! La cocotte-minute est devenue éprouvette et un plat qui a un goût chimique est aujourd’hui très tendance…

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