La Tribune Hebdomadaire

Marc Filser : « On pourra identifier les femmes enceintes avec les données sur les achats »

Grandes enseignes physiques et distribute­urs en ligne cherchent de nouveaux modèles. Quelle place pour le consommate­ur ? Analyse de Marc Filser, directeur du centre de recherche en marketing à l’Institut d’administra­tion des entreprise­s (IAE) de Dijon.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARINA TORRE @Marina_To

Quels distribute­urs vous semblent le mieux répondre aux nouvelles exigences des consommate­urs ?

MARC FILSER - Dans le palmarès OC&C [des enseignes préférées des consommate­urs ndlr], Amazon est premier, suivi de Picard puis de Grand Frais. Il s’agit d’un pure player et de deux enseignes de niches très spécialisé­es qui apportent une vraie expérience au consommate­ur. Picard offre des produits très hédoniques, très gratifiant­s. De son côté, Grand Frais taille des croupières aux rayons fruits et légumes des grandes surfaces parce qu’il apporte une vraie valeur ajoutée : de très bons produits, et beaucoup de personnel au mètre carré pour vous renseigner. Les enseignes qui ont le plus à craindre d’Internet, ce sont des magasins qui sont des sortes d’entrepôts dans lesquels le consommate­ur ne trouvera jamais tout le choix auquel il s’attend.

Les hypermarch­és sont-ils donc les plus menacés ?

L’hypermarch­é se porte mal depuis bien plus longtemps que l’existence d’Internet. À l’origine, la promesse de l’hypermarch­é, c’était « tout sous le même toit ». Leur modèle économique a commencé à souffrir quand les grandes surfaces spécialisé­es se sont développée­s, notamment dans le bricolage et le textile. Le consommate­ur en 2018 cherche avant tout à s’appuyer sur la consommati­on pour construire son identité, se différenci­er. Ce n’est pas en hypermarch­é qu’il va trouver de quoi se différenci­er. S’il n’y a pas la profondeur du choix, il ira dans des magasins spécialisé­s – où il peut toucher les produits – et sur Internet. Sur l’alimentair­e, l’hypermarch­é se trouve aussi concurrenc­é par des enseignes comme Lidl, qui est monté en gamme avec la promesse prix en plus.

Quelles enseignes offrent une expérience nouvelle aujourd’hui ?

Je trouve Søstrene Grene extraordin­aire. Cette enseigne danoise de décoration a une politique d’implantati­ons massives en Europe. En France, elle est présente au Forum des Halles à Paris et commence à s’attaquer à la province. Søstrene Grene signifie les « soeurs Grene ». Elle explique qu’en 1973, deux soeurs danoises, ne trouvant pas les produits dont elles avaient besoin pour la maison, se sont mises à en fabriquer. Les magasins, de petites surfaces très attractive­s, racontent l’histoire des produits. Ça, c’est du marketing expérienti­el. Il y a aussi Leroy Merlin, très expérienti­el dans les secteurs décoration et bricolage. L’enseigne arrive en outre à proposer du multicanal assez convaincan­t : vous pouvez préparer l’achat sur Internet, réserver les produits. Dans l’alimentair­e, outre Picard et Grand Frais, ce que fait Monoprix, en essayant de proposer des parcours clients les plus fluides possible, est intéressan­t. Le cauchemar des détaillant­s, c’est le passage en caisse. Beaucoup de monde fantasme aujourd’hui devant Amazon Go (magasin sans caisses). C’est un modèle très séduisant sur le plan technologi­que mais qui coûte une fortune et qui sera sans doute difficile à déployer à grande échelle à court terme.

Vous avez travaillé sur la dimension affective des actes d’achat, comment intervient-elle encore lors des achats ?

J’ai récemment dirigé une thèse portant sur le souvenir de l’expérience en magasin. Des consommate­urs sortant d’enseignes spécialisé­es – à plus fort contenu émotionnel que des généralist­es – étaient interrogés juste après leur visite, à nouveau au bout de deux semaines puis après deux mois. Résultat : ce qui reste, ce sont les interactio­ns avec les produits et avec le personnel. C’est une bonne nouvelle pour les magasins physiques, parce que cela n’existe pas sur Internet. Si un magasin veut renforcer son impact à long terme auprès des consommate­urs, il faut qu’il améliore la théâtralis­ation du point de vente, que le personnel de vente joue un rôle actif pour accompagne­r le consommate­ur.

Les données sont-elles vraiment le nouveau nerf de la guerre dans le commerce ?

C’est le credo du moment. Il y a probableme­nt beaucoup de ressources à tirer de la manipulati­on des données. Si les distribute­urs français exploitent intelligem­ment leurs cartes de fidélité, ils pourraient améliorer l’efficacité de leurs actions promotionn­elles. La loi les y incitera peut-être. On orientera peut-être les budgets promotionn­els vers des actions ciblées. Économique­ment, cela aurait du sens, parce qu’aujourd’hui les promotions lourdes permettent aux acheteurs habituels d’acheter moins cher. Il y a peu de conquêtes de nouveaux acheteurs, ce qui est une aberration. Ensuite, il y a les modèles prédictifs. Aux États-Unis, Target serait capable d’identifier dans sa base clientèle des femmes enceintes en corrélant des données sur les achats effectués. Peut-être arriverons-nous à cela. Cela nécessite une structure des bases de données colossale. Cela pose aussi de redoutable­s problèmes. La Cnil [Commission nationale informatiq­ue et libertés, ndlr] risque de regarder cela d’un oeil très critique.

Le consommate­ur a-t-il vraiment repris le pouvoir, comme le disent certaines enseignes ?

Il en a toujours eu ! Son premier pouvoir, c’est le pouvoir d’achat. Maintenant, si un leader d’opinion poste des commentair­es sur une enseigne sur Facebook ou Twitter, cela aura de l’impact. Concernant la publicité ciblée, si elle répond aux besoins du consommate­ur, ce n’est pas mal. Par exemple, il pourrait être intéressan­t, au lieu de recevoir dans sa boîte aux lettres un catalogue de 80 pages de promotions qui finira au recyclage, d’avoir un SMS qui prévient, deux ans après l’achat, qu’il serait temps de changer les filtres de son aspirateur. Là où ça va être une révolution culturelle, pour les agences de communicat­ion comme pour les marques et les enseignes, c’est qu’il va falloir envisager un mode de consommati­on totalement différent.

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L’enseigne danoise de décoration Søstrene Grene a une politique d’implantati­ons massives en Europe.
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D’après Marc Filser, le cauchemar des détaillant­s réside dans le passage en caisse.

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