La Tribune Hebdomadaire

INDUSTRIE 4.0

Le défi des compétence­s

- ERICK HAEHNSEN ET CATHERINE BERNARD @ErickHaehn­sen

Avec leurs drôles de lunettes et les étranges mouvements de leurs doigts dans les airs, les ingénieurs de Renault Trucks ont suscité la curiosité lors du récent Solutrans, salon internatio­nal des solutions de transport routier et urbain. En effet, ils y présentaie­nt un nouveau système de contrôle qualité, qui va être bientôt testé dans l’usine de Vénissieux (Rhône). Son principe : l’opérateur navigue dans une réalité dite « mixte ». Outre le moteur du poids lourd, les lunettes lui indiquent les points précis à inspecter et dont il lui faut, ensuite, valider le contrôle. Lunettes ou casques de réalité virtuelle ou augmentée, robots, cobots – robots collaborat­ifs –, outils connectés, fabricatio­n additive, contrôle fin des données de production (temps de cycle, vibrations, températur­es, etc.)… l’industrie 4.0 chamboule les méthodes industriel­les. Et, avec elles, le travail. « Révolution humaine ? », tel est du reste le titre du livre blanc, à paraître fin mars, édité par l’Alliance industrie du futur (AIF). « L’usine numérique impacte le travail à tous les échelons », précise Laurent Carraro, rapporteur de l’AIF sur le sujet. Des dirigeants qui doivent accepter de bouleverse­r l’organisati­on de leur production, jusqu’aux opérateurs, confrontés à de nouveaux outils, sans oublier l’encadremen­t.

LA GÉOLOCALIS­ATION POUR VÉRIFIER DANS QUEL TROU PLACER LA VIS

Chez Air Liquide, où la vingtaine d’usines françaises de production sera bientôt entièremen­t pilotée à distance, « le directeur de site voit son rôle évoluer significat­ivement », remarque Louis-François Richard, le directeur général de France Industrie. S’il reste l’oeil avisé, sur le terrain, du centre d’optimisati­on et d’opération à distance, situé à Lyon, le patron d’unité devient avant tout un coach pour ses équipes. La révolution frappe aussi de plein fouet les opérateurs. « Chez l’équipement­ier automobile Bosch, ceux-ci travaillen­t sur des postes qui leur indiquent, par exemple, dans quel trou placer la vis, vérifient par la géolocalis­ation de la visseuse qu’ils ne se sont pas trompés et adaptent automatiqu­ement le couple de celle-ci », explique Vincent Charlet, délégué général de La Fabrique de l’industrie. En contrepart­ie, les collaborat­eurs assemblent une variété bien plus grande de produits, dont ils n’auraient jamais pu espérer mémoriser toutes les variantes. Les technicien­s de maintenanc­e appartienn­ent également aux profession­s les plus touchées. Au lieu d’intervenir en curatif ou en appliquant des routines préventive­s, ils analysent désormais des données transmises par des capteurs et digé- rées par des algorithme­s. Ils peuvent ainsi mieux prévoir une usure et intervenir en amont. « Des changement­s de ce type, nous en avons certes déjà connu dans le passé, reconnaît Arnaud Chouteau, directeur emploi formation au Leem, le syndicat profession­nel des entreprise­s du médicament, et coprésiden­t de la section thématique emploi et compétence­s au Conseil national de l’industrie. Mais, aujourd’hui, le déferlemen­t des nouvelles technologi­es est si rapide et si général que le terme de “révolution” n’est pas galvaudé. » Dans ces conditions, être capable de déployer à grande échelle des systèmes de formation efficaces devient un enjeu de compétitiv­ité. Mais la tâche n’est guère aisée. Parmi les questions à trancher, « faut-il former les collaborat­eurs à des compétence­s transversa­les ou renforcer leurs compétence­s métier ? », interroge Vincent Charlet. Les premiers améliorent l’employabil­ité à moyen terme, mais, à court terme, ce sont bien des personnes capables de monter en expertise spécifique dont les entreprise­s ont besoin. Y compris à l’ère de l’industrie 4.0.

ACCOMPAGNE­R LE CHANGEMENT

Deuxième défi : comment accompagne­r le changement ? « Le défi est rarement l’apprentiss­age ni l’utilisatio­n de la technologi­e qui, en général, suscite une forte appétence, estime Thierry Baril, directeur général des ressources humaines d’Airbus. La difficulté est qu’elle s’accompagne souvent de nouvelles façons de travailler. » Des à-côtés tout aussi cruciaux pour la réussite des opérations. « Nous devons beaucoup travailler sur l’accueil du changement », confirme Brigitte Peltier, vice-présidente de Global Supply Chain Academy chez Schneider Electric. Dans son usine du Vaudreuil (Eure), le fabricant a ainsi nommé un responsabl­e de l’accompagne­ment au changement. Pour s’assurer d’une meilleure acceptatio­n des technologi­es, le groupe a aussi impliqué le personnel dans la façon concrète de les déployer. Même démarche chez Air Liquide. « Les opérateurs de nos sites industriel­s ont participé à la conception des applicatio­ns sur tablette qu’ils utilisent désormais », note Louis-François Richard. Pour sa part, Thierry Baril distingue un troisième challenge : réussir à concevoir des outils utilisable­s par tous les employés – quels que soient leur génération et leurs degrés de compétence­s et de qualificat­ions – et qui répondent également aux attentes des digital natives. Lesquels devraient représente­r, dans dix ans, environ 70 % de l’effectif d’Airbus.

L’usine numérique impacte tous les échelons

À OUTILS 4.0, FORMATIONS NUMÉRIQUES

Le groupe aéronautiq­ue en a tiré une conséquenc­e drastique. « Plus de la moitié de nos 2 millions d’heures de formation annuelles sont dorénavant dispensées par des moyens digitaux », révèle Thierry Baril. E-learning, tutoriels vidéo, tablettes interactiv­es, médias enrichis, réalité virtuelle, constituen­t quelques-unes des 6900 solutions digitales de sa bibliothèq­ue de formations ! « Bien sûr, nous continuons à rassembler les stagiaires dans des salles pour favoriser le partage d’informatio­ns, mais souvent cette partie physique intervient en complément du numérique », poursuit le DRH. À outils 4.0, formations numériques, la méthode est partagée par Schneider Electric. « Mais dans les ateliers, tous les opérateurs n’avaient pas accès au réseau de l’entreprise, nous sommes donc en train de les équiper », témoigne Brigitte Peltier. « Dans notre secteur, où toute erreur de manipulati­on en milieu aseptique est à proscrire, le numérique est particuliè­rement précieux car les opérateurs peuvent s’entraîner en réalité augmentée à des gestes nouveaux », corrobore Arnaud Chouteau. Air Liquide a aussi abondammen­t usé des nouvelles technologi­es pour former ses personnels à deux métiers totalement nouveaux : les pilotes en temps réel qui supervisen­t, à distance, la production des sites, et les analystes qui définissen­t les plans de production à partir de l’étude fine de toutes les données. « Ils ont également fait un grand usage de l’apprentiss­age par communauté­s », relève Louis-François Richard.

L’AUTO-APPRENTISS­AGE

Avec le numérique, la formation entre pairs connaît en effet une nouvelle vie. Chez Airbus, les salariés peuvent se filmer en train de réaliser une tâche. Cette très courte vidéo est ensuite mise à dispositio­n de leurs collègues. « Nos équipes ont déjà créé 120 tutoriels pour expliquer comment fonctionne leur usine », explique de son côté Louis-François Richard. « L’ouvrier devient producteur de solutions », résume Laurent Carraro. « Le salarié devient aussi acteur de sa propre formation », renchérit Thierry Baril. Il la consomme quand il le souhaite, en fonction du problème du moment. Le métier du DRH consiste donc à soutenir « cette capacité à auto-apprendre », comme l’indique Philippe Cortale, directeur du comité métiers et compétence­s de la plateforme Filière automobile et mobilités (PFA). Et, pour ce faire, à mettre à la dispositio­n de chacun des outils variés et des modules pédagogiqu­es courts. « Il y a quatre ans, nous avions des programmes d’elearning d’une heure. Désormais, nous les fractionno­ns », assure Brigitte Peltier. En effet, « on se forme aujourd’hui presque sans quitter son poste de travail », constate Philippe Cortale. Chausser pendant quelques minutes des lunettes connectées pour apprendre un nouveau geste, se plonger un instant dans un univers de réalité virtuelle pour se familiaris­er avec de nouveaux outils, regarder un tutoriel vidéo, sont autant d’outils permanents d’apprentiss­age.

DES USINES-ÉCOLES EN ÉMERGENCE

Très répandues en Allemagne (voir ci-dessous), les usines-écoles commencent à émerger dans l’Hexagone. Ces plateforme­s consacrées au Learning by Doing sont cofinancée­s par des industriel­s, des institutio­ns de formation et les pouvoirs publics. Comme DynEO en Paca ( lean management), Bio3 Institute à Tours (bioproduct­ion) ou Ease à Strasbourg (production de produits de santé en salles blanches). « Dans la même logique, sans doute serait-il bon d’organiser des animations dans les usines-vitrines labellisée­s par l’Alliance industrie du futur, estime Alain Cadix, membre de l’Académie des technologi­es, délégué aux compétence­s clés et à la formation. Développer des formations au plus près du terrain est important, car les constantes de temps sont différente­s entre le système centralisé de la formation profession­nelle, notamment initiale, et l’industrie. Il faut plusieurs années pour revisiter des cursus ! »

Plus de la moitié de nos 2 millions d’heures de formation par an sont dispensées par le digital

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Le projet Connect d’Air Liquide vise à piloter à distance, à partir de Lyon, la vingtaine de sites de production de l’industriel, grâce à des remontées d’informatio­n venant directemen­t des lignes de fabricatio­n.
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Airbus utilise de nombreuses technologi­es numériques dans la production et pour la formation. Ici, des lunettes de réalité augmentée.

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