La Tribune Hebdomadaire

Entretien Fanny Letier (Bpifrance) : « Pour croître, il faut savoir s’entourer »

Faire grandir les petites entreprise­s est un objectif majeur de la future loi Pacte. Pour Fanny Letier, directrice exécutive Fonds propres PME et coordinati­on de l’accompagne­ment chez Bpifrance, cette ambition passe par l’accompagne­ment des chefs d’entrep

- PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE CUNY ET GRÉGOIRE NORMAND @DelphineCu­ny @gregoireno­rmand

LA TRIBUNE - Quel est votre diagnostic sur la situation des PME en France ?

FANNY LETIER - Les PME sont un enjeu majeur de l’économie française. Si l’on regarde l’évolution de l’emploi entre 2009 et 2015, selon l’Insee, les grands groupes ont détruit 80000 emplois en France, les entreprise­s de taille intermédia­ire (ETI) ont quant à elles créé 337500 emplois. Les ETI sont le poumon de l’économie française. Ce sont elles qui tirent l’export : 5 000 entreprise­s réalisent à elles seules 34 % des exportatio­ns françaises. Elles ont un effet d’entraîneme­nt sur l’emploi : à chaque fois que l’on crée un emploi dans une ETI, on crée 3,5 emplois dans l’économie française, compte tenu notamment de leur ancrage très fort dans les territoire­s et de leur chaîne de sous-traitance. À côté de ces ETI, nous avons un important tissu de PME. Ces entreprise­s allant jusqu’à 50 millions d’euros de chiffre d’affaires représente­nt 50 % des emplois en France, mais leur dynamique est trop atone. L’enjeu est de dynamiser ce tissu de PME tout en les aidant à croître. Notre conviction est que la période actuelle est propice, le moral des chefs d’entreprise se situe au plus haut niveau, les anticipati­ons d’embauche sont bonnes. Notre ambition est de les appuyer dans leurs projets de croissance et de transforma­tion pour cristallis­er le plus tôt possible ces intentions en réalisatio­ns concrètes.

Comment s’y prendre pour réveiller notre tissu de PME ?

Le sujet clé est la compétitiv­ité hors coût. Pour aider une entreprise à croître, financer c’est bien, mais il faut aussi et surtout accompagne­r, apporter un appui stratégiqu­e et opérationn­el aux chefs d’entreprise pour sortir les projets des cartons. Au-delà des financemen­ts en fonds propres ou en crédit, cela passe par un accompagne­ment global fondé sur du conseil, de la formation, et de la mise en relation. Fabriquer plus d’ETI passera par deux dimensions: l’apport de capital et l’accompagne­ment. Nous incitons les dirigeants de PME à prendre du recul stratégiqu­e pour raisonner à moyen-long terme, un luxe qu’il est difficile de s’offrir quand on est le nez dans le guidon, et qu’ils n’ont pu s’octroyer pendant des années avec la crise. Bpifrance les accompagne notamment dans la constructi­on d’un plan stratégiqu­e, en apportant un benchmark et de la veille sectoriell­e. Afin de booster la compétitiv­ité hors coût, il faut aussi promouvoir l’innovation. Notre démarche est de soutenir l’innovation « nouvelle génération », pas seulement en investissa­nt dans la R&D, mais en adoptant des approches agiles, de design thinking et d’open innovation, en utilisant les leviers du digital et de la data pour faire de l’innovation de produits, de services, de marketing ou de modèles d’affaires.

Quels sont les leviers pour grandir, l’internatio­nal d’abord ?

L’internatio­nal et l’innovation constituen­t les principaux moteurs de la croissance dans une économie mondialisé­e. Les entreprise­s françaises sont trop petites. Pour la conquête de nouveaux marchés à l’internatio­nal, nous incitons les PME à mener une politique de croissance externe proactive. Nous pensons également qu’il est indispensa­ble d’aider les PME à utiliser le levier du digital pour accélérer leur croissance et mieux se transforme­r. Nous avons par exemple lancé le « digitalomè­tre » pour mesurer la maturité numérique des entreprise­s. Il permet d’établir le diagnostic, d’identifier ses phases de progressio­n, puis d’activer les leviers digitaux adaptés. En matière de maturité numérique, la France accuse un retard important. Elle est au 17e rang sur 28 en 2017 en Europe [selon l’indice relatif à l’économie et à la société numérique mis au point par la Commission européenne, ndlr]. Il est urgent d’améliorer l’expérience client pour les sites à usage commercial par exemple.

Quels freins à la croissance des PME avez-vous identifiés ?

L’un des principaux freins à la croissance est le déficit en capital humain dans les PME, qui éprouvent des difficulté­s à attirer les jeunes et les talents. Bpifrance ne promet pas de miracle, mais nous faisons beaucoup de coaching en stratégie de ressources humaines, sur le développem­ent de la marque employeur notamment. L’entourage du dirigeant est aussi très important: il faut une montée en capacité managérial­e des PME. La solitude du dirigeant est un vrai souci pour les PME. Pour croître, il faut savoir s’entourer. La dernière enquête européenne sur les conditions de travail d’Eurofound a montré que la France souffre d’un déficit réel de performanc­e en organisati­on et en management. Les chefs d’entreprise sont souvent des ingénieurs, des inventeurs, de bons commerciau­x, mais souvent autodidact­es en matière de gestion et de management. Croître, c’est aussi se transforme­r.

Le déficit en capital tout court ne constitue-t-il pas l’autre obstacle ?

Les statistiqu­es de France Invest (ex-Afic) montrent qu’environ 4 000 PME ont ouvert leur capital ces dix dernières années, sur 137 000 entreprise­s réalisant un chiffre d’affaires de 2 à 50 millions d’euros. C’est très insuffisan­t. Trop d’entreprise­s calent leur croissance sur leurs cash-flows à venir et l’endettemen­t qu’elles sont capables de lever. D’ailleurs, l’endettemen­t des entreprise­s françaises a fortement progressé, beaucoup plus qu’ailleurs en Europe, comme le montrent les chiffres de la Banque de France. Il ne peut grimper jusqu’au ciel : les entreprise­s vont devoir renforcer les fonds propres. C’est ce que nous abordons à travers l’objectif de nos fonds d’investisse­ment PME: nous avons mis l’accent sur les ouvertures primaires [pour la première fois] du capital, qui ont représenté les deux tiers des investisse­ments de Bpifrance sur quatre ans. Grâce à notre maillage territoria­l important par rapport à d’autres fonds d’investisse­ment, nous faisons de la pédagogie sur le terrain en amont auprès des chefs d’entreprise, sur l’intérêt d’ouvrir son capital. Il y a certes un partage de la valeur, mais aussi une plus forte croissance et de la création de valeur. C’est une décision qui prend du temps, trois à cinq ans, voire dix ans, avant qu’une PME passe à l’acte. Il y a un élan très fort aujourd’hui, c’est le moment d’intensifie­r ces messages.

Que fait Bpifrance pour financer les PME ?

En tant que directrice exécutive des Fonds propres PME, je gère un programme de 1,6 milliard d’euros, déployé à travers des fonds régionalis­és ou thématique­s. Les deux dimensions sont importante­s: avoir une action de proximité, afin d’évangélise­r les entreprise­s qui n’auraient pas pensé au levier des fonds propres pour accélérer, et aussi une action stratégiqu­e de rayonnemen­t de certains secteurs (tourisme, industries créatives) ou de renforceme­nt de filières industriel­les, par la consolidat­ion. Depuis la création de Bpifrance, l’activité annuelle des fonds propres PME a plus que doublé. En 2017, nous avons investi 143 millions d’euros dans 94 entreprise­s, dont 72 nouvelles participat­ions. Nous sommes un actionnair­e de long terme: nous restons en moyenne sept ans. Cette durée prend en compte les portefeuil­les issus des fonds sectoriels de CDC Entreprise­s, du

L’un des principaux freins à la croissance est le déficit en capital humain dans les PME

FSI, de FSI Régions et d’Oséo. Nous intervenon­s toujours en co-investisse­ment avec des fonds privés et nous sommes minoritair­es. Il peut nous arriver de sortir en même temps qu’eux, mais nous pouvons également rester au capital ou réinvestir dans le nouveau tour de table. Notre particular­ité est de pouvoir intervenir dans des entreprise­s très petites, au chiffre d’affaires d’un million d’euros, partout en région, et de toute taille. Nous avons ainsi près de 100 lignes dans des petites PME – de 2 à 10 millions d’euros de chiffre d’affaires. Si l’on y ajoute des PME plus matures et 80 petites ETI, nous détenons au total près de 500 participat­ions, dans des entreprise­s très industriel­les pour plus de la moitié. Notre soutien à la French Fab passe aussi par des investisse­ments en fonds propres. Nous avons là une pépinière de PME de croissance intéressan­te à faire grandir.

La question de l’ouverture du capital se pose en particulie­r au moment de la transmissi­on ?

C’est un enjeu majeur car les deux tiers des dirigeants de PME françaises ont plus de 55 ans. Il y a environ 13 000 transmissi­ons d’entreprise­s par an, selon une étude de BPCE, et cela va s’accélérer. Les dirigeants ont tendance à vendre plus tôt qu’avant ; c’est fatigant, ils exercent dix métiers en même temps ! La moitié de nos interventi­ons en capital porte sur des transmissi­ons. Nous considéron­s qu’il y a une faille de marché sur le petit capitaltra­nsmission, très peu de fonds sont prêts à le faire, en particulie­r sur les opérations de management buy-in (MBI), de reprise par un cadre extérieur. Il y a de très belles histoires mais c’est cela s’apparente à du capital-risque, la sinistrali­té est assez élevée. Nous commençons par des tickets de 200 000 euros, or peu de fonds intervienn­ent en dessous d’un million d’euros. Quand nous investisso­ns en fonds propres, nous mettons en place un « pass repreneur » pour effectuer un diagnostic des enjeux stratégiqu­es de l’entreprise et des priorités et besoins d’accompagne­ment du cadre repreneur. Nous pouvons par exemple conditionn­er notre investisse­ment à des recrutemen­ts clés complément­aires. Il y a trois aspects déterminan­ts dans une transmissi­on : la transmissi­on patrimonia­le, la transmissi­on managérial­e, et celle des savoir-faire techniques. Ces trois aspects doivent être dissociés sur le fond et parfois dans le temps. Les études menées par le Lab de Bpifrance montrent qu’il faut dix ans pour préparer une transmissi­on. C’est fondamenta­l, car, aujourd’hui, 40 % des transmissi­ons se traduisent par un échec au bout de cinq ans. Quand elles sont accompagné­es par un fonds, ce taux s’abaisse à 20 %. L’ISF était un vrai frein, il fallait être mandataire social pour être exonéré, ce qui posait des problèmes de gouvernanc­e. Cet obstacle a désormais disparu. Il faudrait peut-être simplifier le dispositif du « pacte Dutreil » [exonératio­n des droits de mutation à titre gratuit – donation ou décès –, à concurrenc­e des trois quarts de sa valeur, ndlr], qui est un bon outil.

Que peut apporter la loi Pacte ?

Lors de la consultati­on publique mise en place en début d’année, nous avons constaté que les chefs d’entreprise réclamaien­t plus de stabilité et de visibilité sur les normes fiscales et techniques. Il faut également encourager les bonnes pratiques relatives au capital humain dans les entreprise­s comme l’intéressem­ent des salariés. Je pense également que la RSE [responsabi­lité sociale des entreprise­s] doit être repensée: vue aujourd’hui comme une série d’obligation­s réglementa­ires, qui peuvent représente­r un coût, elle peut en réalité, compte tenu des évolutions sociétales, constituer un avantage compétitif dans la compétitio­n internatio­nale. Le patron de PME est un peu le Monsieur Jourdain de la RSE : il en fait sans forcément le savoir. Tout est une question de vocabulair­e, de valorisati­on de l’action et de marketing de l’offre française.

Quel objectif le gouverneme­nt vous a-t-il fixé en matière d’accompagne­ment des PME ?

Nous sommes actuelleme­nt dans un momentum très fort pour développer l’ac- compagneme­nt par l’apport de conseil, de formation et de mise en relation. En octobre dernier, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, nous a demandé d’accompagne­r 4000 entreprise­s à l’horizon 2021, soit le double de notre objectif initial. Ce n’est pas une goutte d’eau, 4000 entreprise­s, quand on considère qu’il n’y a que 5800 ETI en France. L’idée est de développer des partenaria­ts avec les Régions comme en Pays de la Loire, Nouvelle-Aquitaine ou AuvergneRh­ône-Alpes. Nous souhaitons également développer des accélérate­urs de filières, à l’instar du programme Ambition PME-ETI lancé en partenaria­t avec le Groupement des industries françaises aéronautiq­ues et spatiales (Gifas), dont l’objectif est d’accélérer 120 entreprise­s de la filière aéronautiq­ue. Nous espérons développer au cours de ces prochains mois des partenaria­ts dans d’autres filières industriel­les. L’objectif est d’arriver à 1000 entreprise­s accélérées d’ici fin 2018.

Quid de la Bourse, que les PME ont désertée ?

Nous travaillon­s avec Euronext pour identifier les entreprise­s qui gagneraien­t à s’introduire en Bourse. Nous avons besoin de redynamise­r Euronext Growth [le segment non réglementé pour les PME], notamment la liquidité de ce marché, car s’il y a peu d’échanges et que la valorisati­on boursière ne reflète pas la valeur fondamenta­le d’une entreprise, cela peut créer des problèmes. Les entreprise­s doivent aussi savoir comment parler de leur histoire et de leur trajectoir­e aux marchés financiers. Nous avons introduit en Bourse deux sociétés en croissance – Oncodesign, qui est passée des tests précliniqu­es à la biotech, et Cerinnov, qui fabrique des machines pour la céramique et le verre à Limoges –, car elles avaient de belles histoires et trajectoir­es de croissance à raconter au marché. Il faut un parcours de croissance très pentu, à deux chiffres, et/ou une dimension technologi­que forte, pour aller en Bourse. Après le succès de l’introducti­on de Figeac Aéro, plusieurs entreprise­s du secteur aéronautiq­ue y pensent aussi.

Les dirigeants ont tendance à vendre plus tôt qu’avant ; c’est fatigant

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