La Tribune Hebdomadaire

Le frein culturel à l’ouverture du capital

Grandir nécessite généraleme­nt d’attaquer le marché internatio­nal et de renforcer ses fonds propres à cette fin. De nombreuses PME familiales demeurent réticentes à accueillir un fonds d’investisse­ment ou à aller se financer en Bourse. Pourtant, la démarc

- P DELPHINE CUNY @DelphineCu­ny

eut-on financer sa croissance et son déploiemen­t à l’internatio­nal par le seul crédit bancaire? C’est l’une des gageures auxquelles sont confrontée­s de nombreuses PME françaises, notamment familiales, qui souffrent parfois d’un manque de fonds propres bridant leurs ambitions et ont déserté la Bourse. « J’ai volontaire­ment modéré les opérations de croissance externe et privilégié le désendette­ment afin que le groupe soit le moins dépendant possible du banquier », avait confié un dirigeant d’une entreprise familiale de plus de 700 salariés lors d’une grande enquête réalisée par Bpifrance. Afin d’aider les PME à s’orienter vers des financemen­ts de plus longue durée (augmentati­on de capital ou prêt obligatair­e sur les marchés par exemple), le Medef a lancé en octobre dernier une sorte de « Meetic du financemen­t », une plateforme appelée Medef Accélérate­ur d’investisse­ment, destinée à connecter les entreprise­s à des partenaire­s financiers représenta­nt des moyens d’un milliard d’euros, dont de grands fonds d’investisse­ment reconnus tels que Siparex, Idinvest et Omnes Capital ( La Tribune du 2 février). Mais à la question du type de financemen­t souhaité, dette ou capital, très peu d’entreprise­s avaient coché la case « capital » : l’organisati­on patronale reconnaît qu’il y a« encore toute une pédagogie de l’ouverture du capital » à réaliser auprès des PME, notamment familiales. Selon l’enquête de 2016 de la BPI, 59 % des PME familiales n’ont jamais ouvert leur capital, hormis à un membre familial. Or elles sont nombreuses dans notre tissu industriel, estimées entre 40000 et 50000 en France.

UN REGARD EXTÉRIEUR BIENVENU

Septodont, créée en 1932 et devenue une ETI très internatio­nalisée de 270 millions d’euros de chiffre d’affaires et de 1500 salariés, leader mondial de la conception de produits anesthésiq­ues dentaires (St-Maurdes-Fossés, Val-de-Marne), est par exemple totalement fermée à une ouverture du capital. Celle-ci peut conduire « à terme, à une perte d’indépendan­ce, voire à une prise de contrôle par un tiers non familial », selon Olivier Schiller, le patron et petit-fils du fondateur de l’entreprise. Il évoque le risque de cession à un nouveau fonds et de délocalisa­tion pour conclure: « Contrairem­ent à la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le boeuf, la sagesse consiste parfois à grandir moins vite, mais en conservant son indépendan­ce. » « Contrairem­ent à une idée reçue, l’ouverture du capital n’est pas la fin du modèle familial. C’est au contraire un moyen de le pérenni- ser », insiste Bpifrance. Mais les craintes de perte d’indépendan­ce, d’un formalisme financier trop contraigna­nt ou d’une intrusion dans les affaires familiales restent fortes. Pourtant, l’investisse­ur apporte souvent un regard extérieur bienvenu pour le dirigeant et un nouveau souffle pour changer de dimension. Loïc Quentin de Gromard, patron depuis 1985 de Saverglass, une ETI picarde de 430 millions d’euros de chiffre d’affaires et de 3 000 employés, « leader mondial de l’emballage de luxe », du verre haut de gamme pour les spiritueux, peut en témoigner : il a connu d’abord un actionnari­at familial, les Desjonquèr­es, qui avaient repris en 1976, auprès de Saint-Gobain, le contrôle de la verrerie de Feuquières, fondée par leurs aïeuls en 1897, puis trois LBO ( leveraged buyout, rachat financé par endettemen­t) par des fonds d’investisse­ment en dix ans. « Le verre est une activité extrêmemen­t capitalist­ique. Il faut que les actionnair­es acceptent la longueur du cycle d’investisse­ment. Je sentais qu’on arrivait un peu aux limites » de ce qu’il pouvait demander à la famille actionnair­e, a-t-il confié lors des Rencontres de l’investisse­ment et de l’industrie, organisées début mars par France Invest (l’associatio­n des acteurs du capitalinv­estissemen­t). « Les dividendes couvraient l’ISF, mais ils n’en voyaient pas beaucoup la couleur! Un actionnari­at familial peut parfois être paralysé lorsqu’il s’agit de faire des chèques », a-t-il observé. « Nous avons démarré un LBO en 2006 avec Natixis Industrie, Natixis Investisse­ment et Crédit Agricole Private Equity. L’expérience a été extrêmemen­t formatrice. On est toujours persuadé que l’on gère très bien. Cela fait progresser », a-t-il estimé. Cependant, il a reconnu qu’il a été « long à convaincre. Contrairem­ent à ce que je pensais, il n’y a pas d’opposition entre une industrie fortement capitalist­ique et le travail avec un fonds d’investisse­ment ».

« LBO », UN GROS MOT ?

Après avoir financé une nouvelle usine dans le Pas-de-Calais, pour 60 millions d’euros, les investisse­urs ont dû affronter une sévère crise, l’effondreme­nt de 50 % du marché, mais ils lui ont assuré « un soutien du début à la fin. Jamais une critique! Nous avons dû mettre 2000 personnes au chômage partiel, arrêter trois fours sur cinq. Mais nous avons traversé la crise sans un breach of covenant [non-respect des clauses des contrats de prêts des financemen­ts en LBO, ndlr] ». Nouveau LBO en 2011 avec Astorg Partners qui reprend 75 % du capital auprès des fonds et de la famille, pour financer une usine aux Émirats arabes unis et une autre, ultramoder­ne, à Arques (Pas-de-Calais). Puis un autre encore en 2016, avec le fonds américain Carlyle, le troisième plus grand acteur du private equity au monde, dans l’optique d’attaquer industriel­lement le marché américain. Ce fut aussi l’occasion d’ouvrir le capital à « plus de 300 collaborat­eurs-investisse­urs » et de verser un supplément d’intéressem­ent. « Le LBO peut être un gros mot, qui peut faire peur, en termes de montant de dette. Il faut être capable de bien calibrer ces montages financiers » a relevé François Ligier, qui témoignait lors de ce même événement. Le constructe­ur auto, fondé par son grand-père, le pilote Guy Ligier, qu’il dirige aujourd’hui, a connu deux LBO. En 2008, le fonds 21Partners (de la famille Benetton) lui permet d’acquérir son concurrent Microcar. Le second, en 2016, mené par Siparex et Edify (Somfy), avec le Crédit Agricole (CA Régions Investisse­ment et CA Centre-France Développem­ent) et BNP Paribas Développem­ent, l’a aidé à structurer son conseil d’administra­tion, son organisati­on et accompagné sa croissance. La moitié du chiffre d’affaires de 140 millions d’euros est désormais réalisée à l’internatio­nal. Les fonds de capital-investisse­ment veulent changer leur image et montrer que « le métier d’investisse­ur dans le non coté a une vraie utilité, il est au service des entreprise­s, de la croissance économique », insiste Olivier Millet, le président de France Invest et d’Eurazeo PME. Les réticences des chefs d’entreprise semblent se dissiper, puisque plus de 2 000 entreprise­s françaises (de toutes tailles, y compris les startups) ont ouvert leur capital à du private equity l’an dernier, à comparer à 1600 en moyenne au cours des dix dernières années. Et la tendance pourrait s’accélérer. « Historique­ment, les entreprise­s avaient l’excuse fiscale, l’impôt de solidarité sur la fortune : les chefs d’entreprise disaient être empêchés d’ouvrir leur capital en deçà des 25 % de détention sous peine de perdre l’exonératio­n de l’ISF sur l’outil de travail. La fin de l’ISF, c’est aussi l’autorisati­on de vendre et de rester en France, plutôt que de s’installer à Bruxelles », relève Olivier Millet.

L’ouverture du capital n’est pas la fin du modèle familial. C’est au contraire un moyen de le pérenniser

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Les craintes de perte d’indépendan­ce ou d’un formalisme financier trop contraigna­nt restent fortes.

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