Des alternatives françaises existent
Le moteur de recherche Google et le réseau social Facebook jouissent d’un quasi-monopole dans leur domaine. Leur point commun ? Ils collectent massivement les données personnelles de leurs utilisateurs à des fins publicitaires. A contre-courant, quelques
Big Brother is watching you ». À l’image du « Grand frère » du fameux roman 1984 de George Orwell, Google et Facebook semblent tout savoir de leurs utilisateurs. Âge, sexe, centre d’intérêts, orientation sexuelle... Autant de données personnelles massivement collectées par les deux géants américains à des fins publicitaires et parfois, politiques. Les 10 et 11 avril, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a été auditionné par le Congrès des États-Unis. Depuis fin mars, le plus grand réseau social au monde est plongé dans la tourmente avec le scandale Cambridge Analytica. Ce cabinet d’analyse, au service de Donald Trump pendant sa campagne présidentielle en 2016, a récolté les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs Facebook, sans leur consentement (voir page 6). À contre-courant, une poignée d’entreprises françaises veut conjuguer innovation et respect de la vie privée. « Notre vie numérique devrait respecter nos libertés individuelles. Il ne faut plus chercher à faire comme les grands d’Internet : il faut faire différemment », martèle Thomas Fauré, président et fondateur du réseau social Whaller, startup de dix employés. Lancée en 2013, cette plateforme « made in France » garantit la protection des données. « Nous n’exploitons aucune donnée à titre commercial. De plus, nous ne les revendons pas à des tiers », précise cet ingénieur de formation. Le tout sans aucune publicité. Pour autant, Whaller, qui se dit proche de l’équilibre, a généré un chiffre d’affaires de 500000 euros en 2017 et ambitionne de passer le million d’euros cette année. Le réseau social propose deux offres: un accès gratuit, dépourvu de certaines fonctions, et un accès payant facturés entre 20 euros et 1950 euros hors taxes par mois. Car l’entreprise cible principalement les organismes, publics ou privés. Le réseau social est ainsi utilisé par HEC, McDonald’s ou encore Action contre la faim. Au total, la startup revendique un peu moins de 200000 utilisateurs – à titre de comparaison, 2,13 milliards d’internautes ont un compte Facebook dans le monde.
CASSER LES MONOPOLES
Les usagers de Whaller sont répartis entre 8 000 réseaux – sa grande particularité. En effet, ce réseau social fonctionne par sphères fermées. Ainsi, il est possible de créer un réseau pour sa famille, ses collègues ou encore son association. L’utilisateur peut donc partager une photo de soirée entre amis, sans que ses collègues de bureau ne soient au courant. « Nous permettons d’avoir une multiplicité de réseaux, qui ne se mélangent pas – comme dans notre vraie vie finalement », souligne Thomas Fauré. En totale opposition à la philosophie initiale du Web, qui plaidait pour un Internet ouvert. « L’Internet ouvert a été le meilleur terreau possible pour les monopoles. Aujourd’hui, notre Web appartient aux Gafa américains (Google, Apple, Facebook, Amazon) et aux BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) », s’indigne Thomas Fauré. « Il faut casser les monopoles et redonner sa place à l’innovation. Pour faire de la qualité, nous devons retrouver une sécurité dans les outils que nous utilisons, car nous avons complètement perdu le contrôle des grandes plateformes ». Avec l’idée sous-jacente que l’internaute doit disposer d’une plus grande maîtrise sur sa vie privée. REPRENDRE LE POUVOIR Être conscient de son pouvoir en tant qu’internaute, c’est aussi le mantra de Lilo. Ce moteur de recherche, qui compte une dizaine de salariés à Paris et à Nantes, a été créé en 2015. Son constat : « Grâce à ses requêtes sur Internet, chaque internaute génère en moyenne 30 euros de revenus par an pour les moteurs de recherche, remarque Clément Le Bras, cofondateur et directeur de la startup. C’est donc lui qui devrait posséder le pouvoir ! » et avoir notamment un droit de regard sur la destination de l’argent généré. Lilo reverse 50 % de son chiffre d’affaires à des projets sociaux et environnementaux. À chaque recherche, l’internaute gagne une goutte d’eau, enregistrée dans une cagnotte
virtuelle. Il les reverse ensuite parmi les plus de 130 projets disponibles sur la plateforme. Depuis son lancement, la startup a déjà collecté près de 665000 euros… tout en parvenant à être rentable depuis 2016, un an seulement après sa création. Comment expliquer le succès d’un tel modèle? « Cela pose surtout la question des marges de Google! », rétorque Marc Haussaire, directeur technique et cofondateur de Lilo. Le fleuron de la Silicon Valley a ainsi réalisé en 2017 un bénéfice net de 12,6 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires mondial de 100,9 milliards de dollars. « Nous ne sommes pas dans une course à la croissance. Notre finalité n’est pas de générer du profit, mais d’avoir un impact positif », enchaîne Marc Haussaire. La promotion d’un Web éthique passe aussi par le respect de la vie privée. Ainsi, Lilo s’engage à ne pas collecter, exploiter ou revendre les données de ses utilisateurs. Les adresses IP, permettant l’identification d’un ordinateur, sont anonymisées. Des arguments qui ont déjà convaincu près de 680000 utilisateurs – avec un rythme de 4000 nouveaux usagers par jour. C’est aussi ce qui fait le succès de Qwant, acteur historique en la matière. Lancé il y a cinq ans, le moteur de recherche reven- dique désormais 58 millions d’utilisateurs uniques par mois depuis janvier 2018 – contre 20 millions il y a un an. Et il enregistre « une croissance de 20 % par mois », assure Eric Léandri, PDG et cofondateur de Qwant, startup de 152 salariés. Le profil type des « addicts » de Qwant sont des « gens âgés de 25 à 45 ans, qui sont très au point technologiquement ». La protection des données est-elle une préoccupation cantonnée à quelques initiés ? Pas vraiment. « Les pouvoirs publics sont très réceptifs et l’Europe a trouvé comment avancer, notamment avec le RGPD [Règlement général sur la protection des données, applicable à partir du 25 mai, voir La Tribune du 15 mars, ndlr]. Il y a une prise de conscience globale très importante », affirme Eric Léandri. Reste à convaincre les investisseurs. « Ils ne sont pas encore sensibilisés à la question. Quand j’arrive en disant que je veux créer un antiFacebook, tout le monde rigole ! », raconte Thomas Fauré, de Whaller.
VERS UNE SOUVERAINETÉ NUMÉRIQUE ?
Au-delà des investisseurs, les internautes sont aussi difficiles à convaincre. « Il y a un frein psychologique, presque une addiction. Quand les gens testent un autre moteur de recherches que Google, ils sont perdus, estime Clément Le Bras, président de Lilo. On ne s’en rend pas compte, mais cela fait quinze ans maintenant que des gens voient tous les jours la marque Google. Cela paraît anecdotique, mais très peu de marques ont sa visibilité. » Pour lutter contre ce manque de notoriété, toutes ces entreprises développent des partenariats avec des entreprises et des organismes publics (écoles, ministères, universités…). « Le rôle de la société civile et politique est primordial. Il faut pousser à l’utilisation de plateformes françaises pour construire une souveraineté numérique », revendique Thomas Fauré. Une vision partagée par Eric Léandri, PDG de Qwant. « Maintenant, les petites et moyennes entreprises doivent commencer à basculer sur des solutions européennes. Lorsqu’elles le feront, le grand public va être touché. Si tous les matins, en allant au bureau, vous utilisez Qwant, alors pourquoi ne pas essayer aussi à la maison? » Et de conclure: « Ce qui compte, c’est que tout le monde prenne sa petite part de responsabilité. »
Quand j’arrive en disant que je veux créer un anti-Facebook, tout le monde rigole