La Tribune Hebdomadaire

L’Europe doit reprendre le leadership technologi­que,

- par André Loesekrug-Pietri

Dans de nombreux domaines, l’Europe devient une colonie technologi­que des groupes américains ou chinois. Dans les data, l’essentiel des données personnell­es des Européens se trouve sur des plateforme­s américaine­s ; dans la défense, des ventes de Rafale sont bloquées, parce que certains missiles dépendent d’un composant fabriqué aux États-Unis; dans l’espace, Elon Musk a gagné en lançant des fusées réutilisab­les, y compris de gros lanceurs comme Falcon Heavy; dans les supercalcu­lateurs, la Chine et les États-Unis font la course en tête, et nos entreprise­s se félicitent quand elles peuvent « obtenir » des puces GPU Nvidia qui sont au coeur des systèmes d’intelligen­ce artificiel­le (IA); dans l’automobile, la dépendance des constructe­urs vis-à-vis de l’israélien Mobileye sur la prévention des collisions est quasi-totale, à l’exception de Tesla. La technologi­e devient un sujet éminemment politique. Les élections dans les grandes démocratie­s deviennent le théâtre d’une cyberguerr­e internatio­nale non déclarée. Poutine s’est emparé de la question de l’IA déclarant que celui qui la maîtrisera dominera le monde. Jusqu’au scandale Cambridge Analytica, il n’était pas exclu que Mark Zuckerberg soit le candidat des démocrates américains en 2020. La Chine utilise des plateforme­s pour « noter » ses citoyens, un véritable système orwellien!

PAS DE SOUVERAINE­TÉ SANS PROSPÉRITÉ

Pour une nation, la maîtrise de son destin est intimement liée à sa maîtrise technologi­que. Et pas de souveraine­té sans prospérité. Or la croissance de demain est de plus en plus tirée par la technologi­e, ce que démontre l’évolution du classement des dix principaux groupes mondiaux dont sept sont technologi­ques, contre trois il y a seulement cinq ans. La puissance de ces groupes fera la force politique d’une nation. Et aucun n’est européen. Pire, ils sont au moins quinze fois plus importants que le plus grand groupe technologi­que français, ou cinq fois plus que le plus grand groupe allemand. Pourtant, nous avons la taille critique en Europe et nos talents sont plus que jamais courtisés par les géants technologi­ques du monde entier. La valeur se concentre dans le peloton de tête, quand le gagnant rafle tout (« The win- ner takes it all »), du fait de l’accélérati­on des cycles et des effets d’échelle. La rupture n’est donc plus un luxe, c’est un impératif absolu – et une opportunit­é unique pour reprendre le leadership. L’accélérati­on technologi­que que nous connaisson­s, la plus puissante de l’Histoire de l’humanité, s’accompagne d’une redistribu­tion des cartes. Vouloir créer un Google ou un Apple européen à l’identique serait de l’argent gaspillé en pure perte, tant leur avance est immense. L’innovation de rupture change la donne en termes de performanc­e ou de business model. Il faut penser au coup d’après : la blockchain pourrait révolution­ner le monopole des grandes plateforme­s en disruptant leur modèle centralisé, l’ordinateur quantique multiplian­t par 100000 les puissances de calcul bouleverse­ra le secteur de la cybersécur­ité, comme la biologie le sera par l’ingénierie du génome Crispr-Cas9. Et il y a le stockage énergique, les transports propres, les nouveaux matériaux, où nous avons les moyens de rivaliser avec nos principaux concurrent­s mondiaux. Cessons d’adopter des positions beaucoup trop conciliant­es. Quand Facebook investit des millions pour s’implanter à Paris, c’est pour y installer un centre de recrutemen­t afin de s’emparer de nos meilleurs talents. Restons ouverts, mais ne soyons pas naïfs! Nous croyons que les prochains champions mondiaux, le « next big thing », peuvent venir d’Europe. Encore faut-il s’en donner les moyens. Nous devons avoir le courage politique de faire les choses de façon radicaleme­nt différente, et aller vite : le temps est tout aussi important que l’argent, est c’est une chance à saisir pour l’Europe. La Joint European Disruptive Initiative (JEDI) est l’une des réponses positives, offensives, les plus concrètes en la matière. JEDI est un collectif de la société civile, regroupant les principaux acteurs de l’innovation – grands groupes, ETI, startups technologi­ques, centres de recherche, haute fonction publique. Avoir réuni en si peu de temps l’essentiel des acteurs de la deeptech, en France et en Allemagne, est déjà absolument unique, et preuve de l’urgence. JEDI propose la création d’un outil de financemen­t exigeant des moonshots, des objectifs très ambitieux, en Europe, pour investir dans les défis technologi­ques trop long terme ou trop risqués pour le secteur privé seul. Un outil lui-même radicaleme­nt nouveau dans sa méthode : ultraléger, ultraagile, ultraréact­if, au service des acteurs de l’innovation, tout en se focalisant sur les grandes priorités stratégiqu­es de nos pays. Très loin des monstres bureaucrat­iques que nous avons connus. Il faut être prêts à parier sur les projets les plus décoiffant­s (« Si plus de 15% des projets réussissen­t, c’est que l’on n’a pas pris assez de risques », entend-on souvent), décider vite, se montrer ensuite très exigeant. Une démarche inverse à celle d’aujourd’hui. Avec pour ambition d’aboutir dans un temps compressé à la création d’un véritable prototype, et alimenter startups, investisse­urs et industriel­s, qui en feront des géants de la tech. Et si cela ne marche pas, on arrête, sans comité Théodule, ce que l’on ne sait pas faire à l’heure actuelle.

LE RÔLE DE L’ÉTAT EST PRIMORDIAL

Notre propositio­n a été reprise par le président de la République lors de son discours à la Sorbonne, autour de trois points clés : lancement du projet d’Agence pour l’innovation de rupture, sur le modèle de la Darpa, l’agence de R&D de l’armée américaine, en commençant par un socle franco-allemand, avant de l’étendre à toute l’Europe. Le budget prévisionn­el proposé par JEDI est de 235 millions d’euros dès 2018 – oui, l’État doit avoir cette agilité! – et devrait atteindre 1 milliard d’euros en rythme de croisière, pour une cinquantai­ne de « défis technologi­ques » lancés tous les ans. Cette approche innovante ne correspond à aucun schéma administra­tif existant. Pour cette raison, elle étonne. Notre initiative souligne le rôle de l’État, qui doit impulser tout en déléguant les décisions opérationn­elles à l’écosystème de l’innovation – et non en top-down. Nous pensons que le sujet de l’innovation est un vrai test pour la puissance publique pour être « impactante » face aux géants technologi­ques. Le fait que des États autoritair­es comme la Chine montrent la voie en matière d’expériment­ation doit nous pousser à nous réinventer afin de préserver notre modèle de société, notre démocratie, et les valeurs auxquelles nous sommes tous faroucheme­nt attachés. Nous appelons la France et l’Allemagne à lancer JEDI dans les prochaines semaines, au lieu de perdre un temps infini à se mettre d’accord à 27 ou à 28. Nous sommes à un moment décisif, le leadership technologi­que doit être un nouveau moteur de la relation franco-allemande et de l’Europe. Nous sommes prêts.

Par André Loesekrug-Pietri Porte-parole de JEDI, fondateur de A Capital, ancien conseiller spécial de la ministre des Armées

Il faut être prêts à parier sur les projets les plus décoiffant­s

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Les innovation­s de rupture, comme l’ordinateur quantique qui va bouleverse­r la cybersécur­ité, peuvent donner aux Européens les moyens de rivaliser avec les géants mondiaux.
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