Allons-nous être privés de vie privée ?
Le débat avec les Gafa est bien plus qu’une question de concurrence économique ou de confrontation technologique. C’est une opposition idéologique. Par analogie, on pourrait évoquer « l’exception culturelle » dont notre pays fut l’inventeur pour les oeuvres de l’esprit et qui avait une double dimension. Faire exception pour ces biens à la règle pure et dure du libre jeu du marché, notamment du libre-échange, afin de conserver la diversité des productions de livres, de disques, de films et éviter que surnagent seulement les best-sellers, les hits et les blockbusters principalement anglo-saxons. Par là même, tout en acceptant l’ouverture aux échanges et la confrontation aux oeuvres venues d’ailleurs, sans chauvinisme ni xénophobie (nombre de créateurs « français » sont d’ailleurs étrangers, qu’on songe à Picasso, Kundera, Costa-Gavras et tant d’autres), et sans économie administrée ni protectionnisme, garantir la pérennité et le développement d’une culture natio- nale avec sa vision et ses valeurs propres. C’est quelque chose du même ordre qui se joue aujourd’hui avec les Gafa. Et la question de la vie privée et des données personnelles en est l’illustration. Les Américains n’ont pas le même rapport que nous à la vie privée. Ils puisent dans les origines puritaines de leur culture nationale l’idée que, si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à cacher. Pour s’assurer que vous ne faites rien de mal, vous devez vous présenter nu devant Dieu et devant vos semblables. Depuis les Lumières et la Révolution française, nous avons, au contraire, conçu l’existence d’un jardin secret comme le pendant nécessaire de la transparence des pouvoirs publics : dévoiler le pouvoir, mais protéger les citoyens. Ce n’est pas que ce jardin secret échappe à la loi : nul n’a le droit d’y commettre des délits ou des crimes. Mais son existence n’est en rien l’indice d’un comportement coupable. Elle est simplement la reconnaissance du droit de chacun au quant-à-soi. Nous ne voulons pas d’une société de surveillance et de contrôle social. Mais voilà que l’idéologie américaine de l’hypertransparence est servie par la mondialisation et la fantastique puissance des outils de la révolution numérique. Ils avancent en se donnant la main. Ainsi, par exemple, l’un des patrons de Google peutil déclarer que la vie privée n’aura été qu’une parenthèse de l’histoire de l’humanité. Il y croit certainement et cela sert ses intérêts sans nul doute. Sur cette première divergence d’approche s’en greffe une seconde. Quel est le bon moyen de réguler la relation entre technologie et vie privée? Les Européens disent : la loi. Les Américains disent : le contrat. Pour les premiers, la donnée personnelle est régie par le droit de la personne. Pour les seconds par le droit de la propriété. Ceux-là la voient un peu comme un membre du corps qu’on ne peut vendre ou louer à sa guise. Ceux-ci comme un appartement ou une voiture dont on dispose librement. Pour les Européens, nous sommes nos données personnelles; pour les Américains, nous avons des données personnelles. Ici, la question des données personnelles relève des droits de l’homme, outre-Atlantique du droit des consommateurs. On voit bien que les deux problématiques sont liées. Si la vie privée n’est pas sacrée, les données personnelles, qui en sont l’une des expressions, peuvent être commercialisées. Inversement, si la vie privée est sanctuarisée, les données personnelles le sont avec elles. Cette divergence de vues se traduit dans les différences du droit. Aux États-Unis, seules les atteintes portées par le gouvernement à la vie privée des citoyens sont protégées au niveau fédéral. Pour le reste, les législations y dépendent des États et des secteurs (l’assurance, la santé, la banque...), et elles ne posent pas d’interdits absolus mais visent plutôt à s’assurer qu’il n’y a pas d’utilisation excédant le contrat commercial qui unit l’entreprise et le consommateur. L’Union européenne, elle, a longuement élaboré un règlement visant à protéger ces données, selon les valeurs qui sont celles du Vieux Continent. Ce règlement est actuellement introduit en droit français comme il doit l’être dans tous les États membres. Un seul texte de loi pour tous les secteurs et pour tous les États.
UNE DISTORSION DE CONCURRENCE
Comment rendre compatibles ces deux approches? Le nouveau règlement européen fait un pas vers l’esprit des règles américaines en mettant en avant la responsabilité des entreprises et le contrôle a posteriori par les autorités. Cependant, les divergences sont encore profondes et les mécanismes « d’écluses » (« Safe Harbor », puis « Privacy Shield ») entre les deux continents ne sont pas très efficients. Du même coup, un certain nombre d’acteurs européens de la tech s’inquiètent d’une nouvelle distorsion de concurrence entre leurs entreprises et les plateformes américaines. « Les Américains ont les Gafa et nous nous avons la Cnil », résume Laurent Alexandre, le spécialiste des nouvelles technologies, d’une formule assassine. Les questions de la protection de la vie privée et du statut des données personnelles sont donc une composante essentielle de la discussion ouverte avec les États-Unis et avec les Gafa. Nous n’avons le droit ni de nous affaiblir économiquement par une législation qui ne concernerait que nos entreprises, ni de renoncer aux principes fondamentaux de notre civilisation. L’enjeu est économique mais aussi culturel. Ce qui est en cause, c’est une certaine manière de concevoir ce qu’est un monde vraiment humain. La France, qui joua un rôle clé dans l’invention et la défense de « l’exception culturelle » il y a trente ans, pourrait prendre la tête aujourd’hui du combat pour « l’exception civilisationnelle », qui vise à définir, à l’échelle des Nations, ce que François Zimeray, qui fut notre ambassadeur des droits de l’homme, a appelé d’une formule forte, un « habeas corpus » numérique.
L’idéologie américaine de l’hypertransparence est servie par la puissance des outils de la révolution numérique