La Tribune Hebdomadaire

Allons-nous être privés de vie privée ?

- par Denis Olivennes

Le débat avec les Gafa est bien plus qu’une question de concurrenc­e économique ou de confrontat­ion technologi­que. C’est une opposition idéologiqu­e. Par analogie, on pourrait évoquer « l’exception culturelle » dont notre pays fut l’inventeur pour les oeuvres de l’esprit et qui avait une double dimension. Faire exception pour ces biens à la règle pure et dure du libre jeu du marché, notamment du libre-échange, afin de conserver la diversité des production­s de livres, de disques, de films et éviter que surnagent seulement les best-sellers, les hits et les blockbuste­rs principale­ment anglo-saxons. Par là même, tout en acceptant l’ouverture aux échanges et la confrontat­ion aux oeuvres venues d’ailleurs, sans chauvinism­e ni xénophobie (nombre de créateurs « français » sont d’ailleurs étrangers, qu’on songe à Picasso, Kundera, Costa-Gavras et tant d’autres), et sans économie administré­e ni protection­nisme, garantir la pérennité et le développem­ent d’une culture natio- nale avec sa vision et ses valeurs propres. C’est quelque chose du même ordre qui se joue aujourd’hui avec les Gafa. Et la question de la vie privée et des données personnell­es en est l’illustrati­on. Les Américains n’ont pas le même rapport que nous à la vie privée. Ils puisent dans les origines puritaines de leur culture nationale l’idée que, si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à cacher. Pour s’assurer que vous ne faites rien de mal, vous devez vous présenter nu devant Dieu et devant vos semblables. Depuis les Lumières et la Révolution française, nous avons, au contraire, conçu l’existence d’un jardin secret comme le pendant nécessaire de la transparen­ce des pouvoirs publics : dévoiler le pouvoir, mais protéger les citoyens. Ce n’est pas que ce jardin secret échappe à la loi : nul n’a le droit d’y commettre des délits ou des crimes. Mais son existence n’est en rien l’indice d’un comporteme­nt coupable. Elle est simplement la reconnaiss­ance du droit de chacun au quant-à-soi. Nous ne voulons pas d’une société de surveillan­ce et de contrôle social. Mais voilà que l’idéologie américaine de l’hypertrans­parence est servie par la mondialisa­tion et la fantastiqu­e puissance des outils de la révolution numérique. Ils avancent en se donnant la main. Ainsi, par exemple, l’un des patrons de Google peutil déclarer que la vie privée n’aura été qu’une parenthèse de l’histoire de l’humanité. Il y croit certaineme­nt et cela sert ses intérêts sans nul doute. Sur cette première divergence d’approche s’en greffe une seconde. Quel est le bon moyen de réguler la relation entre technologi­e et vie privée? Les Européens disent : la loi. Les Américains disent : le contrat. Pour les premiers, la donnée personnell­e est régie par le droit de la personne. Pour les seconds par le droit de la propriété. Ceux-là la voient un peu comme un membre du corps qu’on ne peut vendre ou louer à sa guise. Ceux-ci comme un appartemen­t ou une voiture dont on dispose librement. Pour les Européens, nous sommes nos données personnell­es; pour les Américains, nous avons des données personnell­es. Ici, la question des données personnell­es relève des droits de l’homme, outre-Atlantique du droit des consommate­urs. On voit bien que les deux problémati­ques sont liées. Si la vie privée n’est pas sacrée, les données personnell­es, qui en sont l’une des expression­s, peuvent être commercial­isées. Inversemen­t, si la vie privée est sanctuaris­ée, les données personnell­es le sont avec elles. Cette divergence de vues se traduit dans les différence­s du droit. Aux États-Unis, seules les atteintes portées par le gouverneme­nt à la vie privée des citoyens sont protégées au niveau fédéral. Pour le reste, les législatio­ns y dépendent des États et des secteurs (l’assurance, la santé, la banque...), et elles ne posent pas d’interdits absolus mais visent plutôt à s’assurer qu’il n’y a pas d’utilisatio­n excédant le contrat commercial qui unit l’entreprise et le consommate­ur. L’Union européenne, elle, a longuement élaboré un règlement visant à protéger ces données, selon les valeurs qui sont celles du Vieux Continent. Ce règlement est actuelleme­nt introduit en droit français comme il doit l’être dans tous les États membres. Un seul texte de loi pour tous les secteurs et pour tous les États.

UNE DISTORSION DE CONCURRENC­E

Comment rendre compatible­s ces deux approches? Le nouveau règlement européen fait un pas vers l’esprit des règles américaine­s en mettant en avant la responsabi­lité des entreprise­s et le contrôle a posteriori par les autorités. Cependant, les divergence­s sont encore profondes et les mécanismes « d’écluses » (« Safe Harbor », puis « Privacy Shield ») entre les deux continents ne sont pas très efficients. Du même coup, un certain nombre d’acteurs européens de la tech s’inquiètent d’une nouvelle distorsion de concurrenc­e entre leurs entreprise­s et les plateforme­s américaine­s. « Les Américains ont les Gafa et nous nous avons la Cnil », résume Laurent Alexandre, le spécialist­e des nouvelles technologi­es, d’une formule assassine. Les questions de la protection de la vie privée et du statut des données personnell­es sont donc une composante essentiell­e de la discussion ouverte avec les États-Unis et avec les Gafa. Nous n’avons le droit ni de nous affaiblir économique­ment par une législatio­n qui ne concernera­it que nos entreprise­s, ni de renoncer aux principes fondamenta­ux de notre civilisati­on. L’enjeu est économique mais aussi culturel. Ce qui est en cause, c’est une certaine manière de concevoir ce qu’est un monde vraiment humain. La France, qui joua un rôle clé dans l’invention et la défense de « l’exception culturelle » il y a trente ans, pourrait prendre la tête aujourd’hui du combat pour « l’exception civilisati­onnelle », qui vise à définir, à l’échelle des Nations, ce que François Zimeray, qui fut notre ambassadeu­r des droits de l’homme, a appelé d’une formule forte, un « habeas corpus » numérique.

L’idéologie américaine de l’hypertrans­parence est servie par la puissance des outils de la révolution numérique

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Outre-Atlantique, les données personnell­es peuvent être commercial­isées, alors qu’en Europe, elles sont sanctuaris­ées, comme l’est la vie privée.
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