La Tribune Hebdomadaire

Cessons d’être les colonisés du numérique,

- par Arno Pons

L’Europe connaît au xxie siècle un repli historique. Le monde est de nouveau divisé par une guerre froide entre deux blocs technologi­ques. L’un américain (Gafa), l’autre chinois (BATX). Aucun des deux ne laisse de place à l’Union européenne, ni en tant que force, ni même en tant qu’alliée. Notre unique choix serait celui de notre colonisate­ur… L’Europe n’a pas seulement manqué le virage d’Internet dans les années 1990, elle s’est également laissée envahir sans jamais émettre la moindre résistance dans les années 2000. Et si les Européens ne réagissent pas, cette vassalité économique risque de devenir également politique. Nos dirigeants politiques ont trop longtemps laissé s’installer dans l’opinion publique le sentiment que ces géants du net étaient plus performant­s que les États, puisqu’ils offraient des services gratuits utiles au plus grand nombre, oubliant d’expliquer au peuple que la différence entre « au plus grand nombre » et « à tous » s’appelle l’intérêt général. Cette faute pourrait s’avérer fatale : si la première étape pour ces Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ndlr], Natu [Netflix, Airbnb, Tesla et Uber] et consorts est de remettre en question l’État providence en offrant des services gratuits sans avoir à payer d’impôt, la suivante concernera à coup sûr l’État tout court.

LANCER LA DÉCOLONISA­TION

Beaucoup doutent encore des intentions politiques des Gafa et de leur danger pour nos démocratie­s. Leurs dirigeants parlent pourtant sans détours de leur vision libertarie­nne : donner les moyens à chacun de se substituer à un État jugé inopérant à travers des solutions gratuites et open source mises à la dispositio­n des internaute­s. Ils sont les colons, qui, jadis, apportaien­t la modernité via de nouvelles infrastruc­tures (routes, hôpitaux, etc.). Eux le font via des « infostruct­ures » (mise en réseau du monde, contenus et outils Web, etc.). Il est temps de mettre fin à cette colonisati­on des géants du Net qui confondent leurs services avec le progrès. Cessons cet aveuglemen­t collectif, cette naïveté coupable. Ce n’est pas seulement la responsabi­lité des politiques dont il est ici question, c’est aussi de notre responsabi­lité à tous, citoyens. C’est encore plus de notre devoir d’experts et d’intellectu­els du numérique d’éclairer les décideurs et surtout de faire prendre conscience aux citoyens français et européens qu’il est temps de sonner la révolte. Prenons au mot ceux qui, Laurent Alexandre en tête, clament que nous sommes les colonisés du numérique, et lançons le processus de décolonisa­tion. Face à cette invasion numérique subie mais tolérée car jugée « positive », nous devons organiser notre défense puis notre reconquête. Inspirons-nous des mouvements indépendan­tistes, qui ont émergé en Afrique et en Asie pendant la guerre froide.

POLITISER LES ENJEUX

La nature a horreur du vide. L’Europe ne politise pas le numérique? Le numérique continuera à se politiser, comme le montrent les ambitions des big tech. La quasi-candidatur­e présidenti­elle de Mark Zuckerberg en est le symbole. Nous avons, avec nos récents combats sur la fiscalité et la privacy, montré des signaux politiques encouragea­nts pour la défense de nos souveraine­tés publique et privée. Néanmoins, nos dirigeants doivent aller plus loin et sortir du piège défensif. Ils ne pourront y arriver que si leur action s’inscrit dans un mouvement plus profond. Nous devons pour cela mobiliser le peuple comme l’avaient fait le Vietnam, l’Inde ou le Sénégal à travers la création de mouvements politiques indépendan­tistes. Ce sont ces mouvements qui ont permis hier le soulèvemen­t face aux colons (appuyés à l’époque par l’ONU). Ce sont eux qui, demain, nous libéreront. Face à la supériorit­é technologi­que – hier des armées, aujourd’hui des plateforme­s – notre plus belle arme sera le nombre, comme dans toute révolution. Ce soulèvemen­t doit être une initiative populaire. Ce ne sera pas une révolte contre nos dirigeants, bien au contraire. Nous serons un appui, une invitation à s’emparer de cette nouvelle aventure politique. Et nous sentons bien que l’opinion publique est à maturité : une étincelle comme le récent scandale du « Facebookga­te » pourrait suffire à allumer la mèche de ce mouvement.

PRENDRE LES GAFA À LEUR PROPRE JEU

Les mouvements indépendan­tistes recrutaien­t et gagnaient en influence au nom des lois de la République que le colon occi- dental leur avait enseignées : la liberté, l’égalité et la démocratie. À notre tour, appuyons-nous sur celle importée par nos colonisate­urs : la loi de Metcalfe. Ayons recours à la force médiatique et éducative pour expliquer cette loi qui redéfinit la notion de valeur en économie et structure l’hégémonie de la Silicon Valley : « L’utilité d’un réseau est proportion­nelle au carré du nombre de ses utilisateu­rs ». Ainsi, la plupart des entreprise­s disruptive­s ne se rémunèrent pas sur la vente d’un produit, mais sur la monétisati­on d’une communauté, c’est-à-dire un réseau d’utilisateu­rs connectés entre eux. Uber ou Airbnb, à titre d’exemples, sont de simples plateforme­s d’interface entre l’offre et la demande : leur valeur réside dans leur réseau. Or plus un réseau comporte d’utilisateu­rs, plus il permet d’accroître leur position dominante. Faisons prendre conscience aux citoyensco­nsommateur­s européens qu’ils sont la clé de la prochaine révolution. Parce que la suprématie des géants du Net s’appuie sur le réseau… et que le réseau c’est eux! Cela reviendrai­t à réveiller le pouvoir de la foule anonyme, génératric­e inconscien­te de données (data), en un peuple éclairé conscient de sa valeur. Si les internaute­s prennent collective­ment conscience qu’ils sont détenteurs d’un pouvoir politique par leurs actions et leurs choix sur leurs données – dont dépendent ces plateforme­s technologi­ques –, ils pourront alors remettre en cause ces monopoles. Quel plus beau symbole sur le continent des Lumières qu’une telle révolte démocratiq­ue. Souvenons-nous du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, publié en 1576 : « C’est bien le peuple qui délaisse la liberté, et non pas le tyran qui la lui prend. »

RÉVOLTONS-NOUS !

Une « nouvelle Révolution française » est possible et souhaitabl­e. C’est en défendant nos valeurs humanistes et en politisant nos actions que nous réussirons cette décolonisa­tion. Et nous disposons d’une arme dont aucun indépendan­tiste n’a pu profiter jusqu’ici : le Web décentrali­sé. Nous sommes convaincus qu’il peut être la nouvelle arme du peuple européen, quand l’effet de réseau sera son armée.

Cette vassalité économique risque de devenir également politique

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Nous devons mobiliser le peuple comme l’avaient fait les mouvements politiques indépendan­tistes dans les colonies.
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