La « token economy », une nouvelle économie numérique
Fait inédit depuis l’invention du Web : la décennie 2010, dont la fin approche, n’a vu émerger aucun nouveau géant du numérique capable de concurrencer les leaders technologiques actuels. La décennie précédente avait pourtant vu l’ascension éclair de Facebook et de Twitter, puis, dans un second temps, l’émergence d’Uber, d’Airbnb ou encore de BlaBlaCar. Aujourd’hui, la dynamique de l’économie numérique semble enrayée. Lorsque l’innovation n’est pas créée directement par les Gafa, grâce à leur vivier considérable de talents, elle est soit capturée (rachat d’Instagram et de WhatsApp par Facebook, de Linkedin par Microsoft, de YouTube par Google…), soit copiée (fonctionnalités de Snapchat implémentées sur Instagram suite à son rachat par Facebook…), soit empêchée (le service de recommandations Yelp accuse ainsi Google depuis plusieurs années de biaiser ses résultats de recherche au profit de son propre service). En France, les dix applications les plus consultées sur les magasins d’applications appartiennent toutes aux Gafa!
INVESTIR LE TERRAIN DE DEMAIN
Dans ces conditions, comment parvenir à faire émerger, demain, des géants du numérique qui ne soient ni sous la coupe des Gafa ni condamnés à l’ultraspécialisation? La solution passe peut-être par changer de lunettes : ne plus essayer de battre les leaders sur leur propre terrain, mais investir le terrain de demain. Contrairement à une idée solidement ancrée, rien ne dit que l’économie numérique actuelle – avec ses propres modèles d’affaires (cap-
ture des données, etc.), ses règles spécifiques (effet de réseau, etc.) et ses acteurs installés ( jouissant du phénomène du Winner takes it all) – restera dominante à l’avenir. Plusieurs signes récents indiquent même le début d’un retournement de tendance, à commencer par les contestations d’une ampleur inédite que les Gafa subissent à domicile. Si basculement il y a, il se fera par les talents. Lorsque le modèle actuel de l’économie numérique, discrédité par l’ampleur des scandales (affaire Cambridge Analytica, révélations sur l’espionnage des employés, etc.), perdra le monopole du coeur des développeurs et entrepreneurs les plus brillants, la donne sera bouleversée. Où ces talents se rendrontils, dès lors? Ils pourront rejoindre, comme des milliers le font déjà, les pionniers d’une nouvelle économie numérique en cours de construction, avec un objectif en tête : l’avènement d’un nouveau Web, qui redonne aux utilisateurs le contrôle sur leurs données et leur identité numérique, et empêche les plateformes de décider unilatéralement de la censure d’un contenu ou d’un changement soudain de leurs algorithmes et conditions d’utilisation. Un Web qui contrecarre les déséquilibres d’aujourd’hui et ouvre la voie à un retour de balancier après des années de prise de contrôle de la part des Gafa. Derrière ce voeu en apparence naïf se cache un mouvement pesant déjà des dizaines de milliards de dollars, fondé sur plusieurs piliers. Une notion phare, d’abord : la décentralisation. Par essence, celle-ci s’oppose aux logiques actuelles du Web et constitue un retour à l’esprit originel d’Internet. Un ensemble de technologies, ensuite, encore mal comprises : les blockchains. Considérons-les comme l’équivalent du protocole TCP/IP sur lequel repose Internet : l’infrastructure technique sur laquelle vont se greffer des milliers d’applications, dont le trait majeur sera la décentralisation. Une nouvelle classe d’actifs, enfin : les cryptoactifs. Ceux-ci recouvrent deux notions. La première est celle des cryptomonnaies, traitées souvent de façon restrictive sous l’angle des hausses ou baisses quotidiennes de leurs cours, en réalité souvent anecdotiques. La seconde, encore méconnue et pourtant centrale dans cette économie en devenir, est celle des « tokens » ( jeton numérique). Un token est un actif numérique personnalisable par son auteur, qui peut être échangé entre deux individus sur Internet sans intermédiaire. Sa particularité est d’être extrêmement liquide, étant achetable et vendable à tout moment sur des plateformes au prix fixé par l’offre et la demande. Avec les tokens, de nouvelles logiques économiques voient le jour. La plus médiatique d’entre elles est la méthode des Initial Coin Offering (ICO). Ces levées de fonds d’un nouveau genre, dans lesquelles une organisation émet ses tokens qu’elle vend aux internautes contre des cryptomonnaies, ont dépassé les 5 milliards de dollars levés en 2017, surpassant les montants levés en amorçage par l’ensemble des startups Internet. Les ICO sont cependant l’arbre qui cache la forêt. Les tokens ouvrent la voie à de nouveaux modèles d’affaires, bien au-delà des ICO. Les méthodes classiques de croissance, d’organisation et de partage de valeur des startups sont bousculées. La notion même de startup est à repenser. Internet a permis de décentraliser l’information, en permettant à chacun de publier et d’échanger instantanément toute infor- mation auprès du monde entier, sans besoin d’autorisation. La blockchain et les tokens permettent de décentraliser la valeur, en offrant à chacun un nouveau pouvoir : celui de créer et d’échanger de la valeur instantanément auprès de tout autre internaute, sans nécessiter ni tiers ni permission.
ENCOURAGER LES CRYPTOACTIFS
C’est un tout nouveau terrain qui s’ouvre pour l’innovation de rupture. Les Gafa sont à l’opposé des logiques de ce Web encore émergent, dont ils ne possèdent aujourd’hui absolument pas les codes. Ce simple fait doit inciter les entrepreneurs, les pouvoirs publics et les citoyens à se saisir au plus vite des opportunités ouvertes par l’émergence de ces technologies. Un grand objectif doit guider les politiques publiques : susciter et attirer les talents de ce secteur naissant, via une régulation souple, une fiscalité incitative et un discours bienveillant sur les cryptoactifs. Cette bataille des talents, déjà enclenchée, constitue le nerf de la guerre. D’ores et déjà, « la blockchain est en train d’aspirer le top-tiers des talents de la Silicon Valley plus vite que tous les booms depuis Internet », d’après Naval Ravikant, l’un des grands noms de la « Valley ». Cette révolution est une chance inédite pour la France et l’Europe, qui peuvent en être leaders, à condition d’agir vite. Ne laissons pas les autres, cette fois-ci, s’emparer de l’économie numérique de demain. Clément Jeanneau signe la nouvelle note de la Digital New Deal Fondation à paraître le 13 avril : « L’âge du Web décentralisé ».
La “blockchain” aspire le “top-tiers” des talents de la Silicon Valley