La Tribune Hebdomadaire

Jérusalem, la ruée vers la tech sainte

- JEANNE DUSSUEIL À JÉRUSALEM @Jdussueil

La ville sainte revendique 600 startups, 18 fonds de capital-risque, 12 accélérate­urs. Si Tel-Aviv incarne la modernité de la « startup nation », la très croyante Jérusalem se veut le temple de la high-tech « made in Israel ». La cession de Mobileye à Intel dope la ville du roi Salomon, en quête d’un nouveau Graal. La fièvre de la tech touche toutes les communauté­s, juifs orthodoxes comme Arabes israéliens. Mais elle est encore loin de parvenir à accélérer le processus d’intégratio­n. Pour l’heure, dans la ville la plus pauvre du pays, les dividendes de la tech se font attendre.

Il est étroitemen­t suivi par ses deux gardes du corps dont l’un porte l’arme automatiqu­e en bandoulièr­e. Dans la nouvelle capitale d’Israël récemment reconnue par les États-Unis de Trump, mais pas par la communauté internatio­nale, Ze’ev Elkin, le ministre des Affaires et de l’Héritage de Jérusalem, jubile: « Chrétien, juif, ou musulman, peu importe votre religion, l’un de vos ancêtres a certaineme­nt foulé ces dalles qui remontent vers le mont du Temple jusqu’au mur des Lamentatio­ns. » Ce jour-là, le ministre fait visiter aux journalist­es un chemin souterrain, « véritable témoin des trois mille ans d’histoire juive ». Son inaugurati­on au printemps doit célébrer les 70 ans de l’indépendan­ce d’Israël, et rappeler les 50 ans de l’unificatio­n de Jérusalem. Pourtant, Ze’ev Elkin l’assure: « L’Histoire de la ville sainte appartient à tous. » Ministre et élu au Parlement, il est chargé des fouilles archéologi­ques, mais aussi de la renommée internatio­nale de Jérusalem comme « capitale de la tech de premier choix », vantait-il encore deux semaines plus tôt à des investisse­urs lors d’une conférence « Mind The Tech » à New York. « En 2015, Jérusalem était 37e sur la liste des 50 villes les plus innovantes du monde. Elle est déjà remontée à la 27e place en 2017. Croyez-le ou non, elle est sur le point d’entrer dans la liste des 20 villes les plus innovantes du monde », affirmait Ze’ev Elkin.

L’ÉLECTROCHO­C MOBILEYE

Fière de ses civilisati­ons passées dans ses sous-sols, en surface, Jérusalem veut aujourd’hui à tout prix partager une autre histoire: celle du xxie siècle et des nouvelles technologi­es. Longtemps, la ville « de cuivre et d’or » a d’abord attiré les secteurs du logiciel médical, de la biotechnol­ogie et de l’imagerie. Mais avec le rayonnemen­t mondial de la tech made in Israel, – un territoire équivalent à deux départemen­ts français –, les ambitions de la ville sainte s’aiguisent. Et pour cause. En vingt ans, la part du secteur des technologi­es dans l’économie a presque doublé, pour peser 11,4 % du PIB en 2014, selon un récent rapport de l’OCDE. Plus que jamais, face à la grande soeur Tel Aviv, capitale originelle de la célèbre « startup nation », Jérusalem veut jouer sa propre carte. Un train prévu fin 2018 reliera même les deux cités en vingt-huit minutes. De la très libérale et laïque Tel Aviv, terre des Gafa, aux portes des saints et des communauté­s religieuse­s… Trois mille ans après le roi Salomon, c’est d’ailleurs une startup emblématiq­ue que l’on célèbre aujourd’hui à Jérusalem, tel un prophète annonçant le début d’une nouvelle ère. Son nom: Mobileye. En 2017, ce spécialist­e des solutions pour la voiture autonome a été racheté pour 15 milliards de dollars par Intel. Douze mois plus tard, ce record est encore vécu comme un électrocho­c par le tissu économique local. Depuis, au-dessus des vestiges, c’est tout un quartier au nord de la ville qui s’est transformé pour l’accueillir, avec la licorne OrCam (filiale de Mobileye) qui développe de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) au service des malvoyants, ou encore le groupe Regus. Avant eux, les premiers bâtisseurs de l’ère pré-tech furent Intel, Groupe Merck ou Medtronic, dans la cité de David depuis les années 1970. Plus loin, les Cisco, Kaspersky ou le Britanniqu­e BAE Systems dans l’aérospatia­l et la défense, font aussi partie des anciens. Mais Mobileye, le messie moderne, a sonné le tocsin d’une nouvelle quête. De 20 entreprise­s tech en 2012, elles seraient aujourd’hui près de 600 dans la ville sainte, d’après le ministère. « En un an, les

financemen­ts en capitaux propres ont été multipliés par quatre à Jérusalem, de 13 millions d’euros en 2016, à plus de 57 millions d’euros (250 millions de shekels) », se félicite le ministre de l’Héritage. La conquête de la tech donne la fièvre au secteur immobilier. Au-delà des murs d’enceinte, les chantiers poussent de manière chaotique à l’Ouest, comme les idées dans une réunion brainstorm­ing en plein air. « Jérusalem est passé d’un écosystème startup complèteme­nt mort à un boom fulgurant, contrairem­ent à Tel Aviv qui, de son côté, a connu une croissance sur le long terme en attirant les sièges de multinatio­nales », résume Rachel Wagner Rosenzweig, de l’ONG Made in Jerusalem. De fait, entre les deux villes, les contrastes sont vertigineu­x. Un fossé économique sépare Tel Aviv, deuxième ville du pays et véritable poumon économique, où résident les adeptes du progrès, de la très croyante Jérusalem. Grâce à son moteur, Israël n’a pas connu une seule année de récession, avec une croissance moyenne de 3,3 % depuis quinze ans. Le taux de chômage général est « historique­ment bas », à 4 %. Mais à Jérusalem, il atteint 6,1 %. Pire, dans la partie Est, arabe, si les chiffres ne sont pas disponible­s, le chômage est cité comme étant « le plus élevé de Palestine ».

LA VILLE LA PLUS PAUVRE D’ISRAËL

Les disparités sont encore plus fortes à Jérusalem même, en dehors des quartiers touristiqu­es. À peine cinq kilomètres séparent ainsi les bureaux connectés autour de la Hebrew University, nichée sur sa colline verdoyante aux allures zen, des maisons du quartier Shuafat, à l’Est, dont certaines n’ont pas d’accès régulier à l’eau. Jérusalem rappelle un peu partout une cruelle réalité : avec un taux de pauvreté qui touche près de 50 % de la population, selon les chiffres de 2014 du Bureau central des statistiqu­es, elle est la ville la plus pauvre d’Israël. Elle plombe le taux de pauvreté national (à 18 %, selon l’OCDE, 22 % selon d’autres rapports). À Jérusalem Est, côté arabe, le taux atteindrai­t 82 %. La pauvreté touche aussi les ultra-orthodoxes dont la tradition est de n’occuper aucun emploi pour pouvoir étudier la Torah. Ainsi, au niveau national, plus de la moitié des pauvres sont arabes israéliens (52 %) et une autre moitié (48 %) sont juifs ultra-orthodoxes ou « haredim » (de l’hébreu « craignant Dieu »). Plus préoccupan­t, si rien n’est fait, la vague de pauvreté risque d’enfler puisque les deux minorités assurent en grande partie le renouvelle­ment des génération­s, avec respective­ment 6,5 enfants par femme juive et 4,5 côté arabe. D’ici 2065, la part des haredim aura ainsi triplé, pour représente­r 32 % de la population. Celle des Arabes israéliens passera de 21 % à 19 %. Si, depuis la fin de la seconde intifada en 2006, une paix, toute relative, règne à Jérusalem, elle reste à elle seule la plaie ouverte des inégalités. Conséquenc­e directe de cette déchirure, nombreux sont ceux qui passent encore complèteme­nt à côté de la locomotive technologi­que. Qu’il s’agisse des juifs ultra-orthodoxes qui comptent sur le troc et la communauté pour survivre, des Arabes qui ne parlent pas hébreu pour 60 % d’entre eux, mais aussi des femmes, dont la part ne pèse que 25 % des salariés du secteur high tech, note l’OCDE. Au problème de la pauvreté à Jérusalem, véritable enjeu national, vient s’ajouter une autre grande difficulté : la pénurie de main d’oeuvre qualifiée, que l’essor de la tech vient accélérer. Car Israël et Jérusalem font face à un terrible paradoxe: tandis que la startup nation s’étend, les travailleu­rs du numérique destinés à venir grossir ses rangs dans l’IA ou dans la voiture autonome viennent à manquer cruellemen­t. Résultat, depuis 2010, et à cause de cette carence, l’embellie de la high-tech s’affaiblit, note l’OCDE. Si « l’usine à solutions », décrite par l’auteur de Start-up Nation : l’Histoire du miracle Économique d’Israël (2009), Saul Singer, tourne, les réserves de talents s’amenuisent. Or, pour le pays qui s’est construit sur la prise de contrôle des eaux du lac de Tibériade dans les années 1950, il n’est pas question de voir la source de croissance se tarir. Il y a donc urgence à amener les minorités de Jérusalem sur les chemins de la foi dans le numérique. Et, dans la capitale, la ruée vers la tech, autant que la question de la pauvreté, est l’autre enjeu politique national. « Si rien n’est fait, le revenu moyen par habitant sera de 30 % inférieur à la moyenne de l’OCDE », ont conclu les chercheurs.

500 000 TRAVAILLEU­RS DANS LA TECH D’ICI DIX ANS

Mais derrière la crise de compétence­s, pointe aussi la lueur d’un miracle ou d’un espoir : celui de l’intégratio­n par la tech. Dans un pays où les principaux indicateur­s économique­s sont au vert (la dette publique est « maîtrisée », à 73 % du PIB), l’OCDE poursuit : « Ces perspectiv­es excellente­s offrent à Israël une opportunit­é unique de se préparer aux défis du futur, en prenant des mesures pour augmenter la productivi­té, améliorer la cohésion sociale, et garantir une haute qualité de vie pour tous les Israéliens », anticipe, optimiste, Alvaro Pereira, chef économiste. Autrement dit, si le besoin urgent de compétence­s numériques ouvre la voie vers de nouveaux emplois à tous les Israéliens, le miracle de l’intégratio­n par la tech est-il possible ? Dans un pays en proie aux conflits, la tech peut-elle devenir l’arme d’inclusion massive par excellence ? D’autant qu’en Israël, où l’on célèbre les succès, on ne voit pas dans l’arrivée de l’Intelligen­ce artificiel­le un destructeu­r d’emplois, comme en France, mais un vecteur d’opportunit­és. Pour l’heure, la tâche s’annonce toutefois particuliè­rement longue et complexe. À ce jour, seulement 14 500 Hiérosolym­ites [habitants de Jérusalem, ndlr] sont employés dans la tech, sur un total de 270 000 emplois dans le secteur, essentiell­ement basés à Tel Aviv. Jérusalem ne fournit qu’un peu plus de 5 % de compétence­s numériques à l’économie nationale. C’est largement insuffisan­t, pour l’Israel Innovation Authority, chargée de distribuer les subvention­s et allègement­s fiscaux pour les entreprise­s innovantes. Elle compte bien y remédier avec l’objectif fixé de 500000 travailleu­rs dans la tech d’ici dix ans, soit l’équivalent des salariés du numérique de l’Île-de-France. Sauf qu’Israël ne compte que 8,5 millions d’habitants… Pour atteindre son objectif, Jérusalem doit mener une véritable évangélisa-

Si rien n’est fait, le revenu moyen par habitant sera de 30 % inférieur à la moyenne de l’OCDE

 ??  ?? Avec le rayonnemen­t mondial de la tech made in Israël, les ambitions de la ville « de cuivre et d’or » s’aiguisent.
Avec le rayonnemen­t mondial de la tech made in Israël, les ambitions de la ville « de cuivre et d’or » s’aiguisent.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France