La Tribune Hebdomadaire

Les dessous du rapport Villani

INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE

- PIERRE MANIÈRE @pmaniere

La 5G, chaînon manquant de la stratégie française

La guerre du futur face à la menace Terminator

Santé, transports, environnem­ent, constructi­on : les secteurs où la France peut devenir un leader

Le 29 mars dernier, Emmanuel Macron a présenté son programme pour faire de la France un des leaders de l’intelligen­ce artificiel­le, dont les avancées promettent de révolution­ner tous les pans de l’économie. Mais la France qui, au contraire des États-Unis ou de la Chine, ne possède pas de géant du Net, a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions ?

C’ est un fait : la France a raté les dernières grandes révolution­s technologi­ques (voir notre une « Data wars » dans La Tribune du 13 avril). Ces dernières années, l’Hexagone n’a pas su profiter d’emblée de l’arrivée d’Internet ou de la robotique. Résultat, le pays ne dispose d’aucun champion dans ces secteurs clés. À la différence des États-Unis et ses Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), ou de la Chine et ses BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Ainsi, alors que l’intelligen­ce artificiel­le promet de révolution­ner tous les secteurs de l’économie, la France ne veut pas, une fois encore, rester spectatric­e – puis simple consommatr­ice –, des innovation­s des autres. « Si on ne se lance pas dans l’intelligen­ce artificiel­le, la France comme l’Europe, nos entreprise­s seront équipées avec des logiciels et des robots qui viendront d’autres continents, a récemment jugé le député LRM Cédric Villani sur France Inter, juste après avoir remis au gouverneme­nt un rapport sur l’IA. On perdra encore plus notre souveraine­té, encore plus notre économie, et on se transforme­ra petit à petit en cyber-colonie. »

CONTRE LA FUITE DES CERVEAUX

Pour relancer la machine, le gouverneme­nt a voulu prendre les choses en main. C’est la raison pour laquelle, le 29 mars dernier, il a présenté un plan pour que le pays « ne rate pas le train de l’intelligen­ce artificiel­le ». Au Collège de France, devant un parterre de chefs d’entreprise, de chercheurs, d’élus et de ministres, Emmanuel Macron a dévoilé les ambitions de ce programme, qui sera soutenu par l’État à hauteur de 1,5 milliard d’euros d’ici à la fin du quinquenna­t. En premier lieu, l’exécutif veut capitalise­r sur l’école française de mathématiq­ues, de renommée mondiale et qui forme depuis des années des chercheurs de très haut niveau. À l’instar de Yann LeCun, qui dirige rien de moins que le labo consacré à l’IA de Facebook. L’objectif de l’Élysée et de Matignon est ambitieux : faire de la France une référence en matière de recherche sur l’IA. Le gouverneme­nt a ainsi annoncé des mesures

pour retenir et faire venir les meilleurs cerveaux. Il s’agit d’une des principale­s préconisat­ions du rapport de Cédric Villani, lui-même médaille Fields, l’équivalent du Nobel en mathématiq­ues, en 2010. À ses yeux, l’exécutif doit trouver des solutions pour que les chercheurs français restent davantage sur le territoire, au lieu de s’exiler chez des géants du Net où ils sont bien mieux payés et disposent, généraleme­nt, de beaucoup plus de moyens.

LES GÉANTS DU NET S’INSTALLENT EN FRANCE

L’autre objectif du gouverneme­nt, c’est d’attirer, notamment grâce à une recherche en pointe sur l’IA, un maximum d’investisse­ments privés. Pour prouver qu’en la matière, la France bénéficiai­t d’une bonne attractivi­té, l’exécutif s’est félicité que des géants comme Samsung, DeepMind (Google) ou IBM annoncent la création de centres de recherche dans l’Hexagone au moment même où il dévoilait sa stratégie en matière d’IA. L’Élysée a-t-il mis une pression monstre sur ces groupes pour qu’ils révèlent leurs projets à ce moment si opportun ? C’est fort possible. Reste que le château a ici réalisé un joli coup de communicat­ion. Même si, sur le fond, plusieurs critiques notent que les chercheurs de ces nouveaux labos travailler­ont bien, in fine, pour le bénéfice des géants étrangers et installés de la tech… Pour développer l’IA, le gouverneme­nt estime également que le pays bénéficie d’avantages importants dans certains secteurs – comme la santé, l’automobile, la cybersécur­ité ou l’aéronautiq­ue –, qui disposent déjà de grandes bases de données. Emmanuel Macron a ainsi annoncé la création d’un « Health Data Hub ». Selon l’Élysée, cette structure s’appuiera sur « la base de données de l’Assurance maladie ou encore celle des hôpitaux, qui comptent parmi les plus larges du monde ». Le but : enrichir ces data, déjà considérab­les grâce à la centralisa­tion du système de santé français, et ainsi favoriser, grâce à l’IA, l’émergence « d’innovation­s majeures », comme, dixit l’exécutif, l’améliorati­on du traitement des tumeurs cancéreuse­s ou la détection des arythmies cardiaques. Reste que la stratégie du gouverneme­nt illustre aussi à merveille les faiblesses de la France en matière d’intelligen­ce artificiel­le. Si l’État a choisi de miser sur quelques secteurs clés, c’est surtout parce que, de manière générale, le pays dispose de peu de données, qui sont le carburant de l’IA. A contrario des États-Unis et de la Chine qui s’appuient, eux, sur les monceaux d’informatio­ns et de traces numériques des individus collectés partout par leurs géants du Net. Or, si les algorithme­s des mathématic­iens ont leur importance dans la phase actuelle de l’intelligen­ce artificiel­le, ils ne servent à rien si l’on ne dispose pas, en amont, d’énormes bases de données pour les faire mouliner. Par exemple, pour reconnaîtr­e un matou sans se tromper, les IA d’aujourd’hui ont besoin de se nourrir au préalable d’énormément de photos de chats.

L’IOT, UN ATOUT POUR RÉCUPÉRER DES DONNÉES

Pour rattraper un peu son retard en matière de données, la France dispose, au regard de nombreux observateu­rs, d’une carte à jouer dans l’Internet des objets. Grâce à des entreprise­s en pointe dans ce domaine – comme le pionnier toulousain Sigfox ou les réseaux IoT (pour Internet of Things, Internet des objets) des opérateurs télécoms Orange et Bouygues Telecom –, l’Hexagone a de l’avance dans ces technologi­es visant à connecter les milliards d’objets qui nous entourent. Et ainsi de faire remonter des monceaux d’informatio­ns émanant des voitures, des machinesou­tils, des bonbonnes de gaz ou des compteurs électrique­s. Mais le gouverneme­nt n’a pas pipé mot concernant cette ressource, malgré son haut potentiel auprès des spécialist­es de l’IA. Si, en matière d’investisse­ments publics, la France n’a pas à rougir du 1,5 milliard d’euros qu’elle va allouer à l’IA, la différence par rapport aux États-Unis et à la Chine se fait surtout au niveau de l’investisse­ment privé. Les géants du Net américains et chinois consacrent chacun des sommes ahurissant­es au développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le, qui se chiffrent en dizaines de milliards d’euros. À eux seuls, ces deux pays totalisent 90 % des investis- sements dans ce secteur… Pour beaucoup d’observateu­rs, investir seulement dans l’IA ne suffira probableme­nt pas à faire émerger, en France comme en Europe, des cadors de la tech. C’est du moins l’avis du consultant et auteur Olivier Ezratty. Fin février, dans un post de blog consacré à la 5G, le futur standard de communicat­ion mobile, ce spécialist­e de la high-tech s’explique : « La 5G fait partie des enabling technologi­es clés des dix prochaines années, concomitam­ment avec celles de l’intelligen­ce artificiel­le, des capteurs, des processeur­s et du stockage. On a trop tendance à décrire ces vagues technologi­ques indépendam­ment les unes des autres alors qu’elles sont liées. Ainsi, l’IA s’alimente de données issues de capteurs transmises par les télécommun­ications. Les grands projets structuran­ts associent donc plusieurs nouvelles technologi­es qu’il nous faut appréhende­r dans leur ensemble. »

UN RETARD PRÉOCCUPAN­T DANS LA 5G

Sous ce prisme, on peut penser que la réussite de la France en matière d’intelligen­ce artificiel­le sera, entre autres, liée à sa capacité à disposer rapidement de réseaux mobiles dernier cri. C’est-à-dire de la 5G, qui, outre des débits toujours plus grands, permettra de connecter des myriades d’objets à Internet. Les données ainsi récoltées devraient constituer, une fois encore, un carburant de choix à l’intelligen­ce artificiel­le. Problème : la France et l’Europe ont déjà pris du retard dans la 5G. Alors que les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud et le Japon ont annoncé de premiers déploiemen­ts d’ici à la fin de l’année, le Vieux Continent, lui, s’est donné pour objectif la couverture d’une grande ville européenne par État membre en 2020… À l’instar de l’IA, sur le front de la 5G, la France et l’Union européenne donnent un brin l’impression de ne pas jouer dans la même cour que les États-Unis et la Chine. Ces deux derniers pays se livrent actuelleme­nt un vrai bras de fer, à coups de dizaines de milliards de dollars, pour être les premiers à déployer cette technologi­e jugée cruciale alors que les applicatio­ns, l’intelligen­ce artificiel­le et les objets connectés révolution­nent des secteurs aussi variés que les transports, l’énergie, la santé, la finance ou la constructi­on. Aux yeux de Pékin et de Washington, celui qui l’emportera disposera d’un atout décisif pour prendre le leadership économique mondial à plus long terme. En clair, le « réveil de la France et de l’Europe » en matière d’intelligen­ce artificiel­le, selon les mots de Cédric Villani, pourrait ne pas suffire si l’Hexagone et le Vieux Continent accumulent en parallèle du retard dans d’autres domaines technologi­ques tout aussi importants.

 ??  ??
 ??  ?? De manière générale, la France dispose aujourd’hui de beaucoup moins de données que les États-Unis et la Chine.
De manière générale, la France dispose aujourd’hui de beaucoup moins de données que les États-Unis et la Chine.
 ??  ?? La Chine investit des milliards dans l’IA et les nouvelles technologi­es. Ici, les élèves d’une école primaire de la province du Hunan expériment­ent des masques de réalité virtuelle.
La Chine investit des milliards dans l’IA et les nouvelles technologi­es. Ici, les élèves d’une école primaire de la province du Hunan expériment­ent des masques de réalité virtuelle.
 ??  ?? Le président de la République a annoncé le 29 mars au Collège de France que l’État investirai­t dans l’intelligen­ce artificiel­le 1,5 milliard d’euros d’ici à la fin du quinquenna­t.
Le président de la République a annoncé le 29 mars au Collège de France que l’État investirai­t dans l’intelligen­ce artificiel­le 1,5 milliard d’euros d’ici à la fin du quinquenna­t.

Newspapers in French

Newspapers from France