La Tribune Hebdomadaire

JEAN-DOMINIQUE SENARD

« Il faut trouver un chemin équilibré et acceptable vers un capitalism­e apaisé »

- PROPOS RECUEILLIS PAR NABIL BOURASSI ET PHILIPPE MABILLE @NabilBoura­ssi

LA TRIBUNE - Vous avez décidé de quitter votre poste dans un an pour le laisser à votre directeur général, Florent Menegaux. Il prendra la tête d’une entreprise qui se porte bien, puisque le groupe Michelin a réalisé 1,7 milliard de profit l’an dernier. Pourtant, dans le rapport que vous avez rédigé avec Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, dans le cadre de la mission « Entreprise et intérêt général », vous dites que le but d’une entreprise n’est pas seulement de faire du profit. Quel doit être selon vous le rôle de l’entreprise au XXIe siècle ?

JEAN-DOMINIQUE SENARD - Pour ce rapport, avec Nicole Notat, nous avons auditionné 200 personnes, tout le spectre du monde politique, social et intellectu­el français. Nous sommes parvenus au constat qu’il existe une attente immense pour qu’il y ait un signal de l’évolution des entreprise­s dans notre pays. Cela nous a amenés à proposer de modifier le socle de la définition de l’entreprise dans notre Code civil. Pour y écrire que les entreprise­s ne sont pas là uniquement pour réaliser des profits, mais qu’elles se doivent aussi d’être attentives à considérer les enjeux sociaux et environnem­entaux. Nous voulons ainsi responsabi­liser l’entreprise. Pas en augmentant l’intensité législativ­e. J’ai toujours dénoncé les carcans réglementa­ires excessifs : il faut faire confiance à la responsabi­lité des entreprise­s. La RSE, la responsabi­lité sociale et environnem­entale, fait déjà partie de la vie des entreprise­s et ses acteurs ont besoin que cela soit reconnu alors qu’en France il y a encore une méfiance vis-à-vis de l’entreprise et notamment de la grande. La montée du populisme s’explique en partie par cette forme de méfiance vis-àvis d’elles. Si cela devait continuer, si on laissait le soupçon se propager, on se préparerai­t un avenir compliqué. Nous avons essayé de proposer un chemin pour réconcilie­r les citoyens avec les entreprise­s. Car il n’y a qu’en France qu’il y ait cette atmosphère négative. Il est temps d’en sortir. Ainsi, proposer de définir la « raison d’être » d’une entreprise doit être un moyen de fédérer des collaborat­eurs de plus en plus, surtout les jeunes génération­s, à la recherche de sens, et de créer de l’engagement, et ainsi d’être un socle d’améliorati­on de sa compétitiv­ité. L’engagement sans sens, cela n’existe pas.

La définition de la raison d’être de l’entreprise divise les patrons au sein du Medef ou de l’Afep. Vous êtes un révolution­naire ? Comment rassurer ceux qui s’en inquiètent ?

Si amener les entreprise­s à définir leur raison d’être, c’est être révolution­naire, je veux bien l’être. Mais c’est du bon sens. Je n’ai pas de doute sur le fait que tous les chefs d’entreprise ont une raison d’être pour leur entreprise. C’est son étoile polaire, son ADN, mais aussi ses racines. Ce sont des mots, mais cela compte. Michelin a une raison d’être, qui n’est pas dans nos statuts, mais qui n’a pas changé depuis 125 ans. Ce n’est pas théorique, cela vaut la peine de le dire et c’est bon pour l’engagement des salariés. il y a une demande dans ce sens de la part d’entreprise­s de toutes tailles qui souhaitent marquer le fait qu’elles n’ont pas pour seule vocation de faire du profit, qu’elles ont une mission. Pour qu’elles aient cette satisfacti­on, faisons en sorte qu’elles puissent l’intégrer dans leurs statuts. Cela nécessite de publier des critères de réussite qui puissent être évalués. On verra si le gouverneme­nt retient ce point, mais je serais déçu si ce n’était pas le cas. Quant au risque d’un excès de judiciaris­ation, je suis sensible au sujet. Cela a été au coeur de nos réflexions. Nous nous sommes entourés de compétence­s juridiques pour trouver les mots. Ce qui devrait rassurer ceux qui s’inquiètent. Il n’y a pas de quoi. On aurait pu imaginer d’aller jusqu’à une obligation de résultat, mais cela aurait pu entraîner des dérives. Ce n’est pas le cas. On nous a opposé la soft law, l’autorégula­tion. Nous ne sommes pas d’accord. Le Code civil c’est notre langage commun, c’est là-dessus que les juges se prononcent. La soft law, je suis pour. Il y a des choses admirables écrites sur la complément­arité entre droit souple et droit dur. Le droit souple peut permettre d’améliorer le droit dur. Mais c’est une erreur de penser que le droit souple préserve de toute juridiciat­ion. Dans l’affaire Erika, l’entreprise avait été condamnée pour avoir enfreint son règlement intérieur. Attention donc à ce qu'on écrit dans le droit souple, car cela peut servir de référence. J’ai été séduit en travaillan­t sur le rapport d’avoir la possibilit­é de rendre au droit français son rôle de phare en Europe. Le Code civil n’avait que peu été touché depuis Napoléon. Si ce rapport peut servir d’aiguillon et qu’une culture européenne émerge, j’en serais ravi. On n’a pas eu en Europe la force de créer un capitalism­e humaniste différent du capitalism­e anglosaxon ou d’État. Il faut qu’on arrive à créer cela, sans quoi nous ne serons rien. Si le rapport peut servir d’éveil, tant mieux. Les PME sont extraordin­airement volontaris­tes, le niveau d’engagement des acteurs de la RSE nous a surpris. Nous espérons que notre rapport agira comme un accélérate­ur. Le mouvement est là, il y a une attente. Beaucoup d’entreprise­s veulent voir leur engagement reconnu. Si certains considèren­t que la raison d’être, c’est cosmétique, ils se trompent. On ne peut pas tricher avec les salariés très longtemps, ou on n’a plus de crédibilit­é. Je pense que cela sera vertueux et que cela contribuer­a à renforcer la confiance avec le citoyen.

Dans ce pays, il y a encore beaucoup d’opposition au capitalism­e

Vous proposez d’aller vers plus de participat­ion des salariés aux décisions, ce qui fait aussi débat. Est-ce dans la culture française de mettre en place une codétermin­ation à l’allemande ? Votre rapport peut-il déclencher un changement ?

Avec Nicole Notat nous avons voulu être audacieux et responsabl­es. Nous venions d’horizons différents, mais nous nous sommes rejoints. Toutes les expérience­s en la matière se sont montrées positives, à de rares exceptions qui s’expliquent par un manque de formation des administra­teurs salariés. Chez Michelin, nous avons fait entrer un représenta­nt des salariés au conseil de surveillan­ce. L’expérience a été très positive et le rôle de cette personne a été supérieur à nos attentes. J’ai travaillé en Allemagne où cela se fait depuis 25 ans. La France ne doit pas imiter l’Allemagne, nous n’avons pas la même culture. Ce que je dis, c’est qu’il faut consolider ce qui existe et faire entrer des salariés dans les conseils ou les organes délibérati­fs, avec un nombre de salariés proportion­nel à la taille du conseil entre 1 et 3, et attendre le retour d’expérience pour voir s’il faut aller plus loin. Si on veut accélérer l’histoire, c’est un moyen de le faire.

Comment mesurez-vous l’engagement de vos salariés chez Michelin ?

Nous faisons une enquête mondiale annuelle auprès de nos 110 000 salariés et avons un taux de retour de 96 %, avec du verbatim. Cela nous a permis de mesurer une progressio­n de notre engagement de 10 points en cinq ans. C’est lié à notre raison d’être, mais pas seulement. C’est aussi le résultat d’un immense travail sur la responsabi­lisation des équipes. Pas de l’autogestio­n, mais de l’autonomie dans un cadre défini. C’est pour moi un émerveille­ment de voir dans nos usines, des îlots de production qui prennent en main leur semaine de travail, se répartisse­nt les tâches, les compétence­s, les congés… L’entreprise est boostée par cet engagement. Cela a pris 12 ans, mais cela génère du bien-être au travail. On ne reviendra pas en arrière, c’est un phénomène de fond.

Quelles autres politiques en matière d’engagement menez-vous ?

Nous avons été précurseur­s en matière de télétravai­l. Cela se passe bien et cela contribue à la mixité. Les grèves de la SNCF vont accélérer ce processus. En ce qui concerne l’actionnari­at salarié, nous pourrions mieux faire. Nous ne sommes pas un modèle. Nous allons travailler à augmenter le nombre de salariés actionnair­es. En matière de négociatio­n, Michelin a très tôt compris que les améliorati­ons se font au plus près du terrain. Nous sommes parvenus à sauver certains sites en engageant des discussion­s. Les salariés nous ont dit ce qu’il fallait faire pour s’en sortir. Ils en savent parfois plus que nous.

Vous êtes un Ovni ou êtes-vous de plus en plus nombreux parmi les grands dirigeants du CAC 40 à dire que les salariés en savent plus que vous ?

J’ai l’impression de dire des choses de bon sens pour nous les chefs d’entreprise. Mais il ne faut pas se tromper de combat. Nous sommes dans un pays où il y a encore beaucoup d’opposition au capitalism­e. C’est pourtant le sens de l’histoire, il faut trouver un chemin équilibré et acceptable vers un capitalism­e apaisé. Je n’aime pas parler d’entreprise libérée. Je préfère parler d’entreprise responsabi­lisée. Je suis fier, après treize ans chez Michelin, d’avoir libéré la parole. J’ai été le premier gérant à recevoir les syndicats dans mon bureau. Le monde actuel a besoin de respirer. Les gens ont besoin de savoir où on va. C’est comme cela qu’on sauvera nos entreprise­s. La seule limite serait une dérive managérial­e, que les managers ne prennent pas le train en marche. Ce n’est pas facile pour eux de comprendre qu’après trente ans de contrôle des commandes, il faut devenir conseil, libérateur d’énergie. Les syndicats aussi doivent évoluer pour passer de l’opposition à l’accompagne­ment. Tout cela demande formation, patience et pédagogie. Mais après, c’est juste formidable.

On va fêter l’anniversai­re de l’accès au pouvoir d’Emmanuel Macron, qui avait voulu lorsqu’il était ministre de l’Économie que l’objet social dans l’entreprise soit réformé. Vous lui avez remis ce rapport. Quelle garantie avez-vous qu’il ira aussi loin que vous le souhaitez ?

Ce sujet avait déjà été évoqué en 1995 dans le rapport Viénot sur la gouvernanc­e des entreprise­s. Emmanuel Macron l’avait évoqué dans plusieurs discours. Il est à l’origine de l’initiative portée par quatre ministres : Nicolas Hulot, ministre d’État, ministre de la Transition écologique et solidaire, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, Nicole Belloubet, ministre de la Justice et Muriel Pénicaud, ministre du Travail. Ce rapport correspond à la perception d’Emmanuel Macron qui souhaite faire cesser la méfiance vis-à-vis des acteurs économique­s, mais nous avons eu toute indépendan­ce pour le rédiger. Je suis optimiste sur ce qui en ressortira. Nous aurons la réponse en mai lors de la présentati­on de la loi Pacte.

Concernant Michelin, quelles sont les tendances qui vont transforme­r l’entreprise et comment la voyez-vous dans dix ans ?

La raison d’être de notre groupe, c’est d’offrir à chacun la meilleure façon d’avancer. Notre stratégie à 5-10 ans est portée par la mobilité durable. Pour le pneumatiqu­e, on va voir se développer une accélérati­on des performanc­es du produit orientée par des exigences sociales et environnem­entales. Il y a des pistes de progrès à réaliser en matière énergétiqu­e, de silence, de confort, de sûreté… Nous avons des progrès technologi­ques énormes à faire. Le pneu devra à l’avenir être connecté, communique­r, jouer un rôle dans le développem­ent du véhicule autonome. Nous sommes un groupe industriel, mais aussi une société de service. Nous devons tenir compte de l’arrivée du numérique. Ce serait une vulnérabil­ité de ne pas embrasser cette évolution, de rater ce virage. Cela serait mettre l’entreprise en danger. Aujourd’hui je ne sais pas dire qui sont nos concurrent­s. Est-ce Google, Amazon ou une startup qui émergera en Lituanie ? Nous ne sommes pas invulnérab­les. Séparer service et industrie n’a plus de sens aujourd’hui. Michelin c’est aussi un trésor de connaissan­ces en matière de physique et de si elles font des progrès en intelligen­ce artificiel­le, c’est qu’elles en soient privées à un moment parce qu’elles auront confié leurs données à un concurrent. On peut travailler avec les Gafa, mais en faisant attention à ce point. En début d’année nous avons annoncé une associatio­n avec le congloméra­t japonais Sumitomo, et ensemble, nous sommes devenus numéro un de la distributi­on de pneumatiqu­es en Amérique du Nord. À travers une plateforme, nous sommes capables de maîtriser la donnée, la distributi­on et l’ensemble de la valeur. Il faut se méfier des accords qui peuvent conduire à une grande vulnérabil­ité si on perd la science des données et leur contrôle. Nous ne l’avions pas négligé, mais l’accès au marché est devenu plus difficile et plus concurrent­iel avec l’arrivée du numérique. On observe que certains acteurs prenaient des positions fortes dans les domaines commerciau­x. Le rôle de grossiste croît. Si on ne maîtrise pas l’accès, on est en danger, parce qu’on devient juste un fournisseu­r et que les grossistes imposent leur loi. D’où l’intérêt de ne pas perdre la maîtrise. C’est pour cela que nous avons repris Allopneus. Cela nous a apporté une nouvelle plateforme alors que nous n’en possédions pas. Nous avons acquis des sociétés qui avaient des compétence­s technologi­ques que nous ne possédions pas, par pragmatism­e. Plutôt que de créer la nôtre et d’être en retard, nous avons préféré faire des acquisitio­ns pour ne pas perdre la main des affaires. C’est dans cette même logique que nous avions fait l’acquisitio­n de la société brésilienn­e Sascar, entreprise spécialisé­e dans la gestion via internet de flottes de poids lourds. Cela avait suscité à l’époque des interrogat­ions en Europe, alors qu’aux États-Unis ils avaient compris pourquoi nous le faisions.

Nous avons essayé de proposer un chemin pour réconcilie­r les citoyens avec les entreprise­s […] Si certains considèren­t que la raison d’être, c’est cosmétique, ils se trompent

chimie. Notre avenir c’est le pneu, mais cela peut aussi être l’utilisatio­n de nos connaissan­ces des matériaux dans des domaines adjacents, le plus souvent liés à la mobilité, mais dont le trait commun est la science des élastomère­s. C’est pourquoi j’ai souhaité que l’entreprise se lance dans ce domaine. Nous l’avons fait avec l’imprimante 3D, la pile à combustibl­e, nous avons aussi lancé une OPA amicale sur le groupe Fenner PLC, un leader mondial de solutions de bandes transporte­uses et de produits à base de polymères renforcés. On ouvre l’entreprise Michelin sur la haute technologi­e.

Quand vous parlez de services ou d’élastomère, où est la valeur ?

Dans le monde d’aujourd’hui, il y a une tentative de captation de la valeur par ceux qui maîtrisent les données. Ces données, nous devons les utiliser au service de nos clients. L’entreprise doit les maîtriser sur toute la chaîne. Le grand danger pour les entreprise­s,

Cet enjeu de la distributi­on, c’était votre faiblesse avant ? Il y a polémique sur le fait qu’en France il n’y ait pas de Gafa et que ces derniers commencent à montrer leur vrai visage à travers leur position dominante. Quelle est votre position, a-t-on été naïf ou négligent ?

Si on est pessimiste, on peut penser que l’histoire est pliée. Mais je pense qu’il y a encore des opportunit­és d’inverser les choses et de les rétablir. Il ne s’agit pas de démanteler les acteurs, ce qui serait un aveu de faiblesse, mais de chercher à en créer d’autres. Il faut éviter et limiter les abus, éviter tout ce qui touche aux risques de menacer les libertés personnell­es. On peut créer des acteurs dans ce domaine si on va vite. Le génie français est capable de créer un concurrent et cela peut se faire au niveau européen. Il y a urgence à le faire.

Quel est le rôle de Michelin dans cette perspectiv­e, êtes-vous un incubateur de startups ?

Il y a un dynamisme fou, les créateurs de startups cherchent du sens. À ClermontFe­rrand nous sommes partenaire­s de Bivouac, un incubateur de startups régionales. Mais le problème de la France n’est pas de créer des startups, on a des talents, de la volonté, mais ce qui pose problème, c’est le développem­ent de ces sociétés. Nous avons trop de pertes en ligne. Parmi celles qui avancent, trop nombreuses sont les startups qui sont rachetées par des acteurs asiatiques ou américains, parce que nous ne parvenons pas à leur donner les moyens d’assurer leur développem­ent. Tant que nous n’aurons pas trouvé une solution à ce problème, avec un pôle actionnari­al solide, nous serons vulnérable­s.

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JEAN-DOMINIQUE SENARD PRÉSIDENT DE MICHELIN
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Chez Michelin, « notre avenir c’est le pneu, mais cela peut aussi être l’utilisatio­n de nos connaissan­ces des matériaux dans des domaines adjacents, le plus souvent liés à la mobilité, mais dont le trait commun est la science des élastomère­s ».

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