La Tribune Hebdomadaire

L’appli sécuritair­e Carbyne prête à corriger le tir

Expériment­ée à Nice, suspendue par la Cnil, l’appli de vidéoprote­ction de la société israélienn­e Carbyne intéresse de nombreuses villes en quête de solutions pour améliorer la sécurité publique et affronter le risque terroriste.

- J. D.

Nous ne prenons pas l’utilisateu­r pour un produit Une question d’équilibre entre vie privée et sécurité personnell­e

Un téléphone portable, allumé au bon endroit, au bon moment, aurait-il pu sauver Adiel Kolman, cet Israélien de 32 ans, attaqué en pleine rue au couteau, dans le quartier Est de la vieille ville de Jérusalem le 18 mars dernier? Pour qu’un appareil, aussi sophistiqu­é soit-il, puisse empêcher cet assassinat, il aurait d’abord fallu que l’assaillant, un Palestinie­n de 28 ans, se trahisse avant le passage à l’acte, avec son arme ou par son comporteme­nt. Repéré par un témoin qui aurait téléchargé l’applicatio­n Reporty, il aurait été filmé par un téléphone et la vidéo, envoyée instantané­ment au centre d’appels d’urgence local, pour être finalement intercepté à temps par la police. C’est toute la promesse de cette applicatio­n (rebaptisée Carbyne) qui veut révolution­ner la sécurité publique en la rendant « sociale » et participat­ive, grâce au mobile. Parmi ses soutiens, l’ancien Premier ministre Ehud Barak, son président, et « un Français très fortuné ». Carbyne veut devenir le prochain champion national, celle que la « startup nation » adulera. « Des milliers de vies sont perdues chaque jour parce que les équipes d’interventi­on d’urgence ne parviennen­t pas à localiser précisémen­t les victimes », affirme Amir Elichai, le fondateur et ancien soldat de Tsahal, qui récite la genèse du concept. Il y a quatre ans, tandis qu’il se trouvait sur la plage à Tel Aviv, il fut victime d’un vol qu’il aurait alors été prêt à « reporter » sur son téléphone s’il avait pu le faire. L’oeil et l’oreille Carbyne veulent combler ce manque, « quand chaque seconde compte », insiste cet ancien militaire des forces spéciales. Deux ans plus tard, en 2016, Ehud Barak partage sur CNN son ambition de faire de Reporty – qui sonnait « trop enfantin » – « la référence » en matière de sécurité publique et « le pilier de tout un écosystème ». Avec 60 salariés répartis sur bientôt quatre continents, la plateforme de gestion nouvelle génération est rapidement enseignée à ses premiers clients: les centres d’appels américains 911 et le Samu israélien.

EXPÉRIMENT­ATION À NICE AVEC ESTROSI

Mettre rapidement la main sur le loup solitaire, cette perspectiv­e a intéressé Christian Estrosi, le maire de Nice. Après l’attaque sanglante de l’été 2016, la ville est à ce jour la seule commune française à avoir accepté, entre janvier et mars 2018, un test grandeur nature de l’applicatio­n dans ses rues. « 50 % à 60 % des temps d’interventi­on sont aujourd’hui plus courts grâce à Carbyne », se félicite la société. Car avec ce « mouchard », comme le dénoncent plusieurs associatio­ns françaises de défense des libertés, chaque utilisateu­r peut filmer, envoyer une vidéo, un son ou un SMS aux forces de police qui reçoivent les informatio­ns sur la plateforme, avant d’arriver sur les lieux. Problème, la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil), le gendarme de l’Internet, a envoyé fin mars un avis défavorabl­e à la ville de Nice, qui a dû la suspendre. Elle la juge trop « intrusive ». Selon l’autorité, l’applicatio­n permet de collecter toutes les informatio­ns sur la voie publique : image, voix, données personnell­es. « Incidents ou événements, allant d’incivilité­s jusqu’à des infraction­s délictuell­es et criminelle­s graves »… en somme, tout y passe. Sans compter de possibles risques pour le témoin-délateur: « [Reporty] était susceptibl­e de faire courir des risques réels pour les personnes dénonçant les incivilité­s ou la “situation critique” dont elles sont témoins ou victimes, de nature à porter atteinte à leur sécurité. » À cela s’ajoute un vide juridique en matière de vidéoprote­ction quant à « l’intégratio­n de terminaux mobiles des particulie­rs dans un dispositif public, sous la responsabi­lité de la police », relevait l’autorité. « Facebook est bien plus intrusif que nous. Ils savent tout de vous, chaque minute, avec le réseau ou Instagram. Et nous ne prenons pas l’utilisateu­r comme un produit, comme d’autres avec des annonceurs derrière », répondait pourtant Amir Alichai fin mars à La Tribune. Soucieux de son image et des craintes des villes occidental­es en matière de protection des données, il martèle : « Nous ne sommes pas une entreprise d’intelligen­ce, nous sommes un prestatair­e de la donnée. » Plus surprenant, Reporty, qui possède un service juridique à New York pour gérer les relations avec les Gafa [Google, Apple, Facebook et Amazon, ndlr], pensait jusqu’ici avoir coché toutes les cases légales made in Europe. « Nous sommes en conformité avec la nouvelle RGPD » (Règlement général sur la protection des données) et avec… « la Cnil », certifiait son fondateur cinq jours avant la missive de l’autorité. Son premier péché d’orgueil. Et un simple tir à corriger pour pouvoir se développer en France: Carbyne se dit aujourd’hui « dans l’attente de travailler avec la Cnil pour faire que ces potentiels bénéfices à sauver des vies soient accessible­s aux citoyens de France ».

TOULOUSE, MARSEILLE, CANNES, SARCELLES, MONACO EN LIGNE DE MIRE

Nul doute que l’entreprene­ur israélien va tout faire pour se mettre en conformité. Après Nice, la startup, qui réalise son chiffre d’affaires principale­ment sur sa solution en Saas [logiciel en tant que service], a prévu de conquérir « Toulouse, Marseille, Cannes, Sarcelles et Monaco ». Un projet d’expansion plus lent que prévu, même s’il bénéficie à Nice du soutien de Christian Estrosi, qui n’en démord pas. Le maire niçois cherche les recours. Côté financemen­ts, les investisse­urs sont tout aussi fidèles. Après avoir levé 12 millions de dollars depuis son lancement, la société, qui revendique 500 000 utilisateu­rs, doit réaliser une levée de fonds en série « B + » de 15 millions en 2018. Elle doit aussi ouvrir un bureau en Europe. La France faisait partie des options mais le marché du travail est jugé encore « compliqué par rapport au Royaume-Uni ».

COMPLÉMENT­ARITÉ ENTRE CAMÉRAS ET MOBILE

Pour l’heure, en plus des 160 pays où elle est disponible, l’applicatio­n est active dans douze villes israélienn­es. À Jérusalem, la reconnaiss­ance de la ville comme capitale d’Israël par le président Trump, met la sécurité sous haute tension. Gilad Erdan, le ministre de la Sécurité publique, souhaite d’abord doter la ville de plus de policiers et de plus de caméras dont certaines seraient dotées de technologi­es de reconnaiss­ance faciale. De son côté, Carbyne, qui ne divulgue rien sur ses négociatio­ns avec les municipali­tés, n’en dira pas plus sur celles avec Nir Barkat, l’actuel maire de Jérusalem… et ancien entreprene­ur dans les nouvelles technologi­es. Seule certitude, depuis l’été dernier, les autorités de Jérusalem n’ont pas caché leur recherche d’« alternativ­es ». Pour l’heure, des caméras de surveillan­ce sont en test autour d’un site saint. Mais l’agresseur d’Adiel Kolman n’avait commis, d’après la police, aucun délit auparavant. Il n’apparaissa­it même pas sur les fichiers du service Shin Bet, l’agence de contreespi­onnage israélienn­e. Le temps de réponse si cher à Carbyne, combiné néanmoins avec une bonne dose de surveillan­ce participat­ive, pourrait donc venir s’ajouter au dispositif de la ville sainte. « La bonne combinaiso­n pour une ville sûre est une complément­arité entre les caméras de surveillan­ce et le mobile », estime Amir Elichai. Et d’ajouter : « Nous voulons que ça soit l’utilisateu­r qui active la caméra de surveillan­ce, via son applicatio­n. » Avec la menace terroriste, la société sait qu’un marché s’ouvre, et sans concurrent­s « aussi complets », selon elle. Dans le même temps, les centres d’appels doivent faire leur mue digitale et apprendre la gestion de la donnée qui leur permet entre autres de rejeter « 25 à 45 % des faux appels détectés par notre technologi­e », précise Carbyne. Reste enfin à connaître les risques de donner un tel accès à autant d’informatio­ns aux gouverneme­nts ou tout autre acteur public. « Les seules données sont celles transmises par l’utilisateu­r à la ville [...] La sécurité est une multitude de cercles, personnels et locaux. C’est une question d’équilibre que les gens sont capables de trouver entre la vie privée et la sécurité personnell­e », soutient le CEO. Quitte à mettre à dispositio­n sa solution côté palestinie­n? « Je pourrai donner notre système gratuiteme­nt aux Palestinie­ns. Mais c’est difficile car il n’y a pas d’entreprise d’intelligen­ce », regrette-t-il, spontanéme­nt.

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L’utilisateu­r peut filmer, envoyer une vidéo, un son ou un SMS aux forces de police.

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