Le mot « Philosophie » par Luc de Brabandere
Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise et « fellow » du Boston Consulting Group, décrypte un mot courant du langage de la modernité et le questionne dans la sémantique de l’entreprise.
La philosophie peut s’organiser autour de quatre grandes questions. Qu’est-ce qui est ? Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est beau ? La première relève de la métaphysique et traite de questions fondamentales du genre « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Elle sort du cadre de cette série, tout comme la quatrième qui traite de l’esthétique. Restent les deux autres grands domaines d’investigation : l’art de vivre d’une part, l’art de penser d’autre part. Qu’est-ce qu’une vie bonne ? La question est née avec la philosophie. Comment dois-je agir ? Comment être heureux ? Où se trouve la frontière entre le bien et le mal, entre le bon et le mauvais ? Des réponses sont proposées par les penseurs de la morale et de l’éthique. « Je sais que je ne sais pas » , disait Socrate. « Que saisje ? » se demandait Montaigne. « Que puis-je savoir ? » rajouta Kant. Sur quoi fonder la connaissance ? C’est l’autre grand domaine de recherche, dans lequel s’enracine l’essentiel de cette série.
Une définition parmi d’autres
Mais il nous faut maintenant définir la philosophie, et nous nous inspirerons de celle proposée par André Comte-Sponville. « La philosophie est une pratique théorique non scientifique, qui ne se soumet qu’à la raison et à l’expérience, et vise moins à connaître qu’à
clarifier ou à questionner » . Cette définition attire l’attention sur cinq éléments importants. C’est une pratique que l’on exerce. Le philosophe ne doit pas nécessairement publier, enseigner ou faire de la recherche, mais il doit interagir et échanger avec d’autres. Une pensée peut être muette, une philosophie, non. C’est ici que la différence principale apparaît avec la sagesse. Un sage peut se passer de concept, de proposition et de raisonnement. Un philosophe, non. La sagesse n’a pas d’histoire et pour Confucius, « un sage n’a pas d’idées » . Un philosophe, en revanche, en a beaucoup. Mais c’est une pratique théorique. Voilà deux mots sou- vent présentés en opposition qui sont réunis ici dans un nouvel oxymoron. C’est bien dans l’esprit de la philosophie qui n’utilise pas d’outils et ne manipule que des abstractions, des concepts. On n’apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher. La philosophie n’est pas une science. Elle veut montrer plus que démontrer. Elle ne prétend pas à la certitude comme pourraient le faire les mathématiques ou la biologie. Même si une exception de taille demeure puisque, depuis Aristote, la logique est présentée comme une branche de la philosophie. Et on peut se demander pourquoi elle n’a pas pris son indépendance comme la physique ou l’économie. Le philosophe construit sa réflexion sur deux piliers : la raison et l’expérience. Il exclut donc toute forme de superstition, de foi, de révélation ou de référence surnaturelle. Ce qui ne l’empêche évidemment pas de se poser la question de Dieu… et même de parfois vouloir en prouver l’existence ! Il ne cherche pas à accumuler du savoir ou des connaissances, comme pourrait le faire un psychanalyste ou un sociologue à la recherche de faits, de causes ou de lois. Le terrain de prédilection du philosophe serait plutôt l’ignorance, celle qui précède la connaissance mais aussi celle qui apparaît quand on croit l’avoir acquise. Comme toute définition, celle-ci est également un compromis entre tout ce que l’on a envie de dire et l’exigence de brièveté qu’elle suppose, car il nous faut maintenant continuer et définir ce que sont la science, la raison, la logique, ou encore la pensée et nous le ferons dans les mois qui viennent. Mais cette définition constitue un bon socle pour échanger avec vous longtemps encore.