Adapter notre législation pour taxer les Gafam par Manon Laporte
Pas une semaine ne se passe sans que l’on entende parler des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), ces géants du numérique venus des États-Unis. Ce sont les révélations des « Paradise Papers » sur l’ampleur des mécanismes d’optimisation fiscale auxquels ont recours ces géants en Europe qui ont enclenché la machine. Mais depuis, le débat a été élargi à l’économie numérique et à ce qui en constitue le plus grand défi : l’intelligence artificielle (IA). Emmanuel Macron a voulu frapper fort et a choisi de présenter la « stratégie française » sur le sujet jeudi 29 mars, en même temps qu’était rendu public le rapport tant attendu du député et mathématicien Cédric Villani. Pourtant, derrière les annonces tendant à promouvoir la création de « champions français » de l’IA, l’épineuse question de la nécessaire transformation fiscale est restée en marge. Pour appréhender ce phénomène de l’émergence des géants du numérique, la mise en oeuvre d’une fiscalité du xxie siècle est pourtant devenue essentielle : Gafam, économie numérique, IA, le débat est le même, la solution devra l’être aussi. Récemment, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie et des Finances, a annoncé qu’il déposait une plainte devant le tribunal de commerce de Paris à l’encontre des magasins d’applications d’Apple et Google, au motif que leurs pratiques commerciales à l’égard des startups françaises, développeuses d’applications, seraient abusives. L’assignation fait suite aux conclusions de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) selon laquelle plusieurs clauses de contrats types pratiquées par les géants caractériseraient un « déséquilibre significatif » prohibé par le Code de commerce. Le ministre a appelé le tribunal à statuer sur une amende symbolique de deux millions d’euros. En parallèle, la délicate question relative à l’utilisation des données personnelles fait la une des médias. C’est d’ailleurs suite aux révélations concernant différents scandales menaçant la vie privée des internautes que l’Union européenne a entrepris de modifier sa législation en la matière, devenue obsolète. Ainsi, le Règlement général pour la protection des données (RGPD), d’application directe dans les États membres, entrera en vigueur le 25 mai et vise – en tenant compte de l’évolution technologique et de l’intensification des flux de données personnelles depuis vingt ans – à supprimer les divergences dans les règles de protection des données personnelles entre les États membres.
DES SANCTIONS TRÈS DISSUASIVES
Le règlement prévoit notamment la mise en place de sanctions particulièrement dissuasives à l’encontre des entreprises pour leur faire prendre conscience de l’importance du respect des droits et des libertés des personnes. En France, son application sera transposée dans une loi relative à la protection des données qui redéfinit les missions de la Cnil [Commission nationale de l’informatique et des libertés, ndlr] pour faciliter son pouvoir de contrôle. La France et l’Europe ne veulent plus subir la domination des Gafam, tant économique, que juridique, et scientifique. Elles multiplient donc l’ouverture de fronts contre ces géants du numérique. Le dernier d’entre eux, proposé une nouvelle fois par notre pays, consisterait, au niveau européen, à taxer le chiffre d’affaires des Gafam dans les pays où elles créent de la valeur. Ce projet de directive a été présenté par la Commission européenne le 21 mars dernier. Les chefs d’État et de gouvernement se sont retrouvés autour d’un même ordre du jour prévoyant de mettre en place une « taxe intermédiaire » de 3 % sur le chiffre d’affaires des entreprises numériques qui réalisent, à l’échelle mondiale, des recettes de plus de 750 millions d’euros par an, et à l’échelle européenne en particulier, d’au moins 50 millions d’euros. Applicable à partir de l’exercice 2020, cette taxe instaurée provisoirement en « attendant une révision plus profonde des règles d’imposition dans l’espace UE » ne concernerait qu’une partie du chiffre d’affaires des entreprises concernées, celui relatif aux ventes européennes d’offres d’espaces publicitaires notamment. Intéressante à première vue, cette directive laisse en suspens de nombreuses questions qui mettent en doute sa pertinence. En premier lieu, s’agissant d’une directive de l’ordre de la fiscalité directe, l’unanimité des États membres sera requise pour son adoption. Il est permis de douter que l’Irlande,
Pour assurer une concurrence loyale, l’équité fiscale doit être restaurée
le Luxembourg ou Malte y soient favorables. Ensuite, le fait qu’il s’agira bien là d’une directive, et non d’un règlement, qui devra donc être transposée dans les législations nationales de tous les États membres pour s’y trouver appliquée, implique nécessairement qu’il y aura des retards, des manquements, des défauts de transposition sur lesquels les entreprises pourront surfer. L’harmonisation à l’échelle européenne de cette « taxe intermédiaire », à laquelle plusieurs États sont hostiles, devrait donc prendre encore plus de temps. Enfin, seules certaines entreprises, en fonction des critères énoncés plus haut, y seront assujetties. Globalement, il s’agit là de viser les Gafam américains et les BATX asiatiques (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), les premiers pouvant alors comprendre qu’il s’agit pour l’Union européenne d’adopter des contre-mesures économiques après les récentes annonces de Donald Trump disant vouloir rétablir des droits de douane sur l’aluminium et l’acier européens. Pas sûr non plus qu’il s’agisse par là de réintégrer le principe d’équité devant l’impôt... Au risque de contredire cette démarche française et européenne, l’urgence est avant tout à la construction d’une véritable fiscalité du xxie siècle : les multinationales bénéficient en effet d’une carence du droit de l’Union européenne, non harmonisé en matière de fiscalité directe. Il s’agit de l’absence d’entente, entre les États membres, sur les critères à adopter pour déterminer les bénéfices imposables d’une société aux activités transfrontières. Les choses se compliquent encore davantage lorsque les actifs immatériels de cette entreprise constituent une part importante de sa chaîne de valeur ; les multinationales parviendront aisément à localiser juridiquement la source de leurs bénéfices dans un territoire européen à la fiscalité dérisoire, et où elles n’ont guère d’activité réelle. Il est alors absolument nécessaire de restaurer l’équité fiscale pour assurer une concurrence loyale entre les sociétés opérant sur le sol européen, en garantissant une juste contribution à l’impôt des entreprises du numérique dans une économie désormais dominée par la gratuité, où la valeur est souvent issue de données ou d’actifs incorporels, et non plus uniquement produite par les salariés ou les fournisseurs mais surtout, par les utilisateurs. Car, outre la perte directe de recettes fiscales, l’économie numérique – voire l’IA – dont les Gafam sont l’incarnation, ont tendance à détruire davantage d’emplois qu’elles n’en créent, et à modifier profondément l’état du marché du travail. Ces transformations, en termes d’adaptation de l’apprentissage et de la formation, ou encore d’aide à l’emploi, pourraient se traduire par un besoin accru en ressources publiques : les apports du rapport Villani sur ces sujets doivent, en ce sens, être soulignés.
REDÉFINIR LE BÉNÉFICE IMPOSABLE
Dans cette optique, c’est le pas récemment franchi par le Parlement européen qui doit être absolument entériné par la Commission européenne. Fin février, il a adopté le rapport du député Alain Lamassoure pour la création d’une Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) : le projet fustige les mesures fiscales éparses, inefficaces dès lors qu’elles sont unilatérales, incomplètes telle que la taxe intermédiaire sur le chiffre d’affaires, pour préférer un projet qui intègre les spécificités du numérique dans un cadre unique européen. Le principe de l’ACCIS consiste à harmoniser à l’échelle européenne la définition de ce qu’est un bénéfice imposable dans chacun des 27 États membres, en proposant d’instaurer en outre un nouveau critère de mesure de la « présence numérique » d’une société dans un pays. Ainsi, les entreprises concernées pourraient être taxées sur la seule base de la collecte et de l’exploitation des données de leurs usagers dans chacun des pays où leurs services sont utilisés. Il s’agit donc de consolider les résultats des entreprises à l’échelle européenne en additionnant bénéfices et pertes réalisés dans chaque pays, de changer le mode de calcul de l’impôt sur les bénéfices dans chaque État pour qu’elles ne soient plus en mesure d’y échapper. C’est ce projet qui doit réunir toutes les attentions et constituer la priorité de la réforme européenne. Le rapport Villani aurait pu l’aborder.