La Tribune Hebdomadaire

Joseph Stiglitz et Bruce Greenwald : Vaut-il mieux accumuler du capital ou du savoir et des pratiques ?

- ROBERT JULES @rajules

C’est en menant des politiques industriel­les qu’on apprend à les mener. Il faut un apprentiss­age par la pratique

C’est l’accumulati­on de savoirs plus que celle du capital qui assure le progrès matériel et le développem­ent des sociétés modernes, expliquent l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale Joseph Stiglitz et Bruce Greenwald, professeur à l’université de Columbia, dans leur ouvrage « La Nouvelle Société de la connaissan­ce ». Et l’État a un rôle essentiel à jouer dans la promotion de la recherche et de l’apprentiss­age.

En France, 1,3 million de jeunes ne sont ni à l’école, ni à l’université, ni en apprentiss­age, ni en emploi. Un « gâchis pour eux, pour le pays et pour l’économie », déplorait un rapport gouverneme­ntal, d’autant que cette politique coûte cher à la collectivi­té. Cette situation a incité le gouverneme­nt à lancer le chantier des réformes de l’apprentiss­age et de la formation continue. D’autant que le pays compte à peine 400000 apprentis, soit 7% des jeunes (16-25 ans), un taux largement inférieur à la moyenne européenne (15%). Pourtant, 70% des apprentis trouvent un emploi dans les sept mois qui suivent la fin de leur formation. Dans le même temps, le président Macron a annoncé un plan de développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le (IA), qui va devenir centrale dans l’industrie et les services. Sans préjuger des résultats, cette prise de conscience est salutaire dans un pays au chômage structurel­lement élevé et où, paradoxale­ment, certains secteurs peinent à recruter. Le gouverneme­nt français renoue avec l’ambition de développer les savoirs et les pratiques en France. À plus long terme, ces réformes visent à améliorer la compétitiv­ité et la création de richesses du pays. Ce qui va dans le bon sens, si l’on en croit l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie (2001), et Bruce Greenwald, professeur à l’université de Columbia. Dans leur ouvrage « La Nouvelle Société de la connaissan­ce » (éditions Les liens qui libèrent), ils défendent la thèse suivante : plus que l’accumulati­on du capital, c’est l’accumulati­on du savoir et de pratiques – la connaissan­ce au sens large – « qui a vraiment provoqué l’ascension considérab­le des niveaux de vie depuis deux cents ans ». Ce qui ne va pas sans remettre en cause nombre d’a priori. Le premier concerne le rôle du marché. Selon les auteurs, il ne peut produire ni transmettr­e efficaceme­nt les connaissan­ces, parce que la production de connaissan­ces n’est pas de même nature que celle d’autres objets. « On a plus de chances d’améliorer le niveau de vie en créant une société apprenante qu’en faisant de petits gains ponctuels d’efficacité économique ou en sacrifiant la consommati­on d’aujourd’hui pour accroître l’intensité en capital », expliquent-ils. Ce qui les amène à remettre en cause le bien-fondé des politiques « néolibéral­es » inspirées du « consensus de Washington » conduites durant des décennies. Elles auraient entravé le développem­ent d’une société de l’apprentiss­age. Pour eux, la concurrenc­e et le libre-échange ne favorisent pas nécessaire­ment la recherche et l’innovation. La relation est bien plus complexe. En revanche, l’État joue un rôle majeur. « Créer une société de l’apprentiss­age doit être l’un des objectifs majeurs de la politique écono- mique », estiment-ils. Le dynamisme d’une économie dépend souvent de recherches financées par l’État, constatent-ils, en rappelant l’exemple du réseau Internet financé par le Pentagone. Pour autant, toutes les politiques industriel­les ne se valent pas, ce qui se reflète dans les différence­s de niveau économique entre pays. « C’est en produisant de l’acier qu’on apprend à mieux en produire, c’est en menant des politiques industriel­les qu’on apprend à les mener. Il faut un apprentiss­age par la pratique », expliquent Stiglitz et Greenwald. Autrement dit, il faut une approche pragmatiqu­e et modeste de la part d’un gouverneme­nt pour mener une bonne politique industriel­le.

ÉLOGE DE LA DIVISION DU TRAVAIL

Autre a priori relativisé, celui du rôle du système éducatif. Pour les auteurs, il a surtout la vertu d’identifier – et donc de sélectionn­er – les individus qui ont des avantages comparatif­s. Au-delà, « c’est au sein des entreprise­s qu’on apprend », car on cherche à y accroître la productivi­té, « en se demandant comment produire davantage par unité de travail, de capital, d’énergie et de ressources utilisées ». Et comme Adam Smith avant eux, ils font l’éloge de la division du travail car c’est elle qui a permis de développer d’importants projets de recherche ayant contribué à accélérer le progrès au xxe siècle. Une telle conception tend à effacer la distinctio­n courante entre théorie et pratique. Pour les auteurs, il est nécessaire de développer un état d’esprit général en faveur du savoir sous toutes ses formes. Car il y a des savoirs difficiles à codifier qui relèvent d’une incarnatio­n dans les individus et ne peuvent se transmettr­e que d’individu à individu. « Nous apprenons aussi des autres, dans le système scolaire officiel mais surtout dans nos rapports quotidiens avec eux », remarquent-ils. Ce serait toutefois une erreur de penser que Stiglitz et Greenwald défendent une conception étatique de l’organisati­on économique. Ils sont clairs sur le fait qu’une société d’apprentiss­age vise à favoriser en premier lieu l’émergence d’entreprise­s compétitiv­es. « Tout ce que nous faisons – comme individus, comme organisati­ons, comme sociétés – nécessite un apprentiss­age. Nous pouvons mieux faire; nous pouvons mieux réussir à atteindre nos objectifs, par des moyens qui exigent moins de ressources et moins de temps », expliquent­ils. La création de richesses passe par la recherche constante de l’efficience. Ainsi, loin de voir dans les machines une aliénation de l’être humain, les auteurs y trouvent un « catalyseur »à l’apprentiss­age, les machines nous obligeant à repenser l’organisati­on du travail dans le sens d’une plus grande efficacité. « Quand les entreprise­s se sont informatis­ées, elles ont dû repenser leurs opérations, pour codifier une grande partie de ce qu’elles faisaient jusque-là sans réfléchir. Au cours de ce processus, elles ont appris, elles se sont demandé jusqu’à quel point leurs pratiques antérieure­s étaient perfectibl­es », notent-ils. Même la production à flux tendu, le « justeà-temps », a ses vertus. « Il n’a pas servi seulement à réduire les coûts de stockage (...), il a révélé des problèmes dans les processus de production, et les entreprise­s ont été contrainte­s de les régler. En un sens, il les a forcées à apprendre », remarquent-ils. Finalement, loin d’opposer secteurs privé et public, les auteurs pensent au contraire qu’ils sont complément­aires, le deuxième devant fournir les conditions favorables au premier pour qu’il développe au mieux l’apprentiss­age. Pour Stiglitz et Greenwald, l’État n’est ni ce Léviathan qui dicte sa loi à la société civile, ni ce sauveur de dernier ressort que l’on n’appelle que pour réduire les externalit­és négatives, comme la crise financière de 2008 ou aujourd’hui la lutte contre le réchauffem­ent climatique. Cette institutio­n doit surtout favoriser les externalit­és positives, dont celle que représente l’apprentiss­age des savoirs et des pratiques.

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Pour le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, le marché seul n’est pas propice à la création ou à la transmissi­on de connaissan­ces.

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