La Tribune Hebdomadaire

Entretien Éric Larchevêqu­e (Ledger) : « Les États vont émettre leurs propres cryptomonn­aies »

- PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE CUNY @DelphineCu­ny

Cofondateu­r de La Maison du bitcoin, Éric Larchevêqu­e est directeur général de Ledger, l’une des startups les plus prometteus­es de l’univers de la « blockchain » et des crypto-actifs. Son produit, un mini-coffre digital pour cryptomonn­aies, s’est écoulé à plus d’un million d’exemplaire­s dans le monde. Il espère faire de Ledger un géant technologi­que européen des solutions de sécurité et s’exprime sur l’avenir du bitcoin, les promesses de la « blockchain », la fiscalité et la réglementa­tion en cours d’élaboratio­n.

LA TRIBUNE - Quand avez-vous découvert le bitcoin et qu’est-ce qui vous a séduit dans cette « monnaie virtuelle » ?

ÉRIC LARCHEVÊQU­E - J’étais à la recherche d’une nouvelle aventure profession­nelle en 2013 après avoir vendu à HighCo le comparateu­r de prix sur mobile que j’avais créé en 2010 (Prixing). Je me suis alors plongé dans l’univers du bitcoin, j’ai beaucoup lu et j’ai été frappé par l’éclair quand j’ai fini par comprendre les implicatio­ns de cette technologi­e, cette notion de confiance décentrali­sée. C’est la quatrième révolution industriel­le! Avec mon associé Thomas France, qui est cofondateu­r de Ledger (« registre » en anglais), nous avons eu envie d’ouvrir un lieu physique, très horizontal, où échanger et expliquer ce qu’était le bitcoin, que derrière ces « monnaies virtuelles » – on parle plutôt de « crypto-actifs » maintenant –, il y avait cette technologi­e blockchain. Nous avons ouvert en 2014 La Maison du bitcoin. C’était juste après la chute de la plateforme Mt. Gox, tout le monde disait que le bitcoin était mort. Notre modèle économique, c’était de faire le pari qu’il allait se passer quelque chose! L’intérêt de ce lieu a été de concentrer tous les acteurs de l’écosystème, au travers de hackathons, de meet-up, etc. Nous avons ainsi croisé la route de deux startups, BTChip de Nicolas Bacca, qui venait de l’univers de la carte à puce (exOberthur) et avait développé la première version d’un coffre digital hardware, sans interface, et Chronocoin, de Joel Pobeda, qui vendait des bitcoins envoyés par UPS, sous contre-signature pour vérifier l’identité et éviter la fraude. Nous avons décidé de fusionner en septembre 2014. Mon associé et moi apportions la vision entreprene­uriale et la mise en musique du projet pour attirer des investisse­urs. La pre- mière version du produit, Ledger Nano, sans écran, a été lancée en octobre 2014, et tout est allé assez vite.

Quel est le principe de ce « coffre » à la fois digital et physique ?

Notre ambition était de dépoussiér­er la technologi­e de sécurité des cartes à puce dans le but de créer un coffre digital pour cryptomonn­aies. Si vous perdez la clé privée d’accès à votre compte en cryptomonn­aies ou qu’on vous la vole, vous ne pouvez plus y accéder, tout est perdu. Sous sa forme de clé USB, le Nano S est un véritable ordinateur embarqué, avec un système d'exploitati­on que nous avons développé. Dans ce boîtier, l’important c’est la carte à puce qui permet de sécuriser la clé privée d’un portefeuil­le de crypto-actifs. Grâce à ce format de clé USB, nous pouvons intégrer un écran où l’on peut vérifier ce que l’on signe et non pas envoyer un ordre à l’aveugle.

Pourquoi le fabriquez-vous à Vierzon ?

J’ai passé toute mon enfance à Vierzon, où ma famille a un passé industriel : mon grand-père avait créé une fabrique de por- celaine, Larchevêqu­e, qui a fini par péricliter dans les années 1980. Mais c’est en fait le fruit d’une coïncidenc­e incroyable : Joel Pobeda avait installé Chronocoin à Vierzon. C’est une fierté d’avoir une unité de production dans cette ville, un peu sinistrée : nous sommes l’entreprise qui a créé le plus d’emplois l’an dernier. Nous sommes 80 à Paris et une cinquantai­ne à Vierzon, dans la production, la logistique, l’ingénierie et l’assistance client. Nous y construiso­ns le « Ledgerplex » et nous allons créer une centaine d’emplois dans les années à venir. Nous participon­s à l’émergence d’un « Silicon Berry ». C’est un projet personnel et émotionnel de pouvoir réindustri­aliser la région et poursuivre ainsi l’histoire familiale.

Vous avez vendu plus de 1,2 million de ces coffres. Qui sont les acheteurs ?

Nous avons connu une croissance extraordin­aire ces derniers mois. C’est un motif de fierté pour tous dans l’entreprise, d’autant qu’il est difficile de percer avec un produit d’électroniq­ue grand public et conçu en France. Nous avons vendu ce 1,2 million de coffres pour cryptomonn­aies dans 165 pays, environ un tiers en Europe, un tiers aux États-Unis et un tiers en Asie. Les ventes sont complèteme­nt corrélées au marché des cryptomonn­aies, qui est passé d’une capitalisa­tion de quelques dizaines de milliards de dollars à 850 milliards en décembre, et oscille aujourd’hui entre 300 et 400 milliards de dollars. Quand le cours du bitcoin monte, cela crée un tel cirque médiatique que de nouveaux acheteurs arrivent et ont besoin de s’équiper pour protéger leurs portefeuil­les. Les ventes sont moins importante­s en cas de baisse des cours. L’an dernier, nous ne pouvions plus suivre la demande, nous avons été en rupture de stock pendant l’été et les deux premiers mois de 2018. Nous avions prévu de vendre 60 000 unités en 2017 et nous en avons écoulé près d’un million! Nous avons dû revoir entièremen­t nos outils de production, ce qui ne se fait pas du jour au lendemain. Nous avons vu nos produits sur eBay à des prix absurdes, plusieurs centaines de dollars (contre un prix public de 95 euros). Cela démontre aussi la véritable utilité de notre produit : je rencontre beaucoup de gens qui me disent merci, ce coffre digital leur permet de passer de meilleures nuits. On peut le porter sur soi, comme un portefeuil­le, ou le laisser au coffre à la banque s’il s’agit de sommes conséquent­es. Il n’y a pas de limite de stockage, puisque c’est la clé privée d’accès aux comptes qui est sauvegardé­e : ce sont comme des « bons au porteur » digitaux. Selon une enquête de Deloitte, 75 % des Français connaissen­t les cryptomonn­aies et 7 %, soit

Nous participon­s à l’émergence d’un “Silicon Berry”

3 millions de personnes, en seraient utilisateu­rs. Ces chiffres sont-ils crédibles ?

Même Jean-Pierre Pernaut en a parlé dans son JT, le taux de notoriété n’est pas étonnant! Cependant, il n’y a probableme­nt pas 3 millions de Français qui possèdent des crypto-actifs, ce chiffre paraît très optimiste! Certes, c’était un peu l’émeute en décembre à La Maison du bitcoin et l’intérêt semble transcende­r toutes les classes d’âge et sociales. D’après ma perception du marché, il y a quelques centaines de milliers d’utilisateu­rs de crypto-actifs en France. On s’approche peut-être du million.

A-t-il été difficile de lever des fonds, du fait de la défiance de certains investisse­urs ?

Nous avons réalisé une première levée de fonds de 1,3 million d’euros en février 2015 auprès du fonds français XAnge et de business angels, comme Fred Potter, le fondateur de Netatmo, et Pascal Gauthier, de Criteo. Thomas, mon associé, est parti ouvrir une filiale à San Francisco, où se fait tout le développem­ent « crypto » et blockchain : si on n’est pas dans la Silicon Valley, on n’existe pas! Nous avons procédé à des itérations du produit et lancé le Nano S avec un écran en juin 2016. Le marché était encore tout petit, nous étions moins d’une vingtaine chez Ledger et à peine à l’équilibre. Nous avons réalisé une deuxième levée, de 7 millions d’euros, en mars 2017, auprès de la Maif notamment. Quand le marché a vraiment accéléré en 2017, notre marque était déjà un peu connue dans l’écosystème et l’enjeu de la sécurité était bien compris. La croissance de Ledger a été verticale. Pascal Gauthier (ex-directeur opérationn­el de Criteo) nous a rejoints pour nous permettre d’accélérer. Nous avons levé en janvier dernier 60 millions d’euros pour dérouler notre feuille de route à cinq ans. Notre ambition est de créer un géant technologi­que européen des applicatio­ns de la blockchain, en particulie­r des cryptomonn­aies. La première étape, c’est l’électroniq­ue grand public avec ce coffre digital, la deuxième étape, ce sont les entreprise­s et les services, nous avons lancé des solutions pour les institutio­ns financière­s, la troisième étape, à plus long terme, ce sera l’Internet des objets et toute l’industrie.

La technologi­e blockchain coûte cher pour le seul stockage et des experts relèvent que ce n’est pas l’alpha et l’omega…

La blockchain n’est pas la solution à tous les problèmes, ce ne sera pas la seule technologi­e utilisée. Cependant, elle a beaucoup de sens dans des cas d’usage qui peuvent représente­r des marchés importants. Premier exemple : tout ce qui touche à l’énergie, aux smart grids, à la voiture autonome ou électrique. Dans le futur, le véhicule connecté dans la smart city aura besoin de se recharger par induction au feu rouge, de payer un parking, un péage, etc : son trajet va être ponctué de 50 opérations où se produira un échange de flux physiques et financiers entre plusieurs acteurs qui peuvent être réalisés sous la forme de smart contracts (contrats « intelligen­ts » déclenchés automatiqu­ement selon des paramètres prédéfinis). Deuxième exemple : l’industrie 4.0 et la supply chain (chaîne d’approvisio­nnement), où doit s’opérer le lien entre matières premières et flux financiers. Avec la blockchain, on va pouvoir interconne­cter tous les acteurs et permettre à une usine de se reconfigur­er en fonction de la demande. Le troisième exemple est un peu au fondement de tout cela : créer des cryptomonn­aies d’État. C’est une manière de répondre aux questions de régulation que se posent les pouvoirs publics. Il s’agirait tout simplement de publier un décret qui autorise les banques à émettre, de façon centralisé­e, des tokens ( jetons numériques) d’une valeur d’un euro. D’ici quelques années, on verra l’arrivée de cryptomonn­aies d’État, que l’on peut qualifier de stable coins, ayant une valeur d’un pour un avec une monnaie ayant cours légal. Ces stable coins permettron­t de débloquer des tas de smart contracts, comme ceux que l’on voit apparaître dans l’assurance pour un retard d’avion. Pour Ledger, cela peut représente­r des contrats d’équipement­s. Par exemple, des micro-États tels que la Barbade, qui ont perdu une partie de leur business offshore avec le durcisseme­nt des lois internatio­nales, cherchent une nouvelle source de revenus et ont la chance d’avoir une monnaie arrimée au dollar, plutôt stable : ils travaillen­t à un projet d’émettre des crypto-dollars dotés de toutes les qualités des smart contracts. D’autres pays, comme la Chine, la Russie et l’Iran, se posent la question d’émettre leurs propres cryptomonn­aies qui pourraient répondre à des problémati­ques de sanctions internatio­nales et d’embargo. Je pense que, plutôt qu’essayer de réguler les cryptomonn­aies, les États vont prendre le problème à l’envers et créer leurs propres cryptomonn­aies.

La tendance n’est-elle pas plutôt à la régulation ? Le sujet a été débattu au G20, deux missions d’informatio­n au Parlement en sont chargées et la loi Pacte doit s’en saisir aussi.

C’est vrai, nous participon­s d’ailleurs à ces missions d’informatio­n parlementa­ires et nous avons recruté des personnes telles que Nathalie de Gaulle, comme directrice des affaires gouverneme­ntales et banques centrales [ex-directrice de campagne de Bruno Le Maire, ex-Société Générale, ndlr] pour y apporter notre vision. Dans le futur, dans trois ou cinq ans, il est probable que les États s’emparent de la problémati­que en émettant leurs propres cryptomonn­aies. C’est un futur possible et sûrement le plus souhaitabl­e.

La Banque de France prône un encadremen­t clair des crypto-actifs et la création d’un statut de prestatair­e de service en crypto-actif. Faut-il un cadre réglementa­ire ?

Aujourd’hui, il y a une zone grise. Par exemple, La Maison du bitcoin, qui fait plutôt un métier de broker (courtier) en achat et vente de crypto, opère dans un vide juridique. Il est évidemment souhaitabl­e de créer un cadre pour permettre à ces entreprise­s d’exercer de façon contrôlée, ce qui est clé pour avoir accès au système bancaire. C’est le plus grand problème rencontré aujourd’hui par les sociétés de l’univers des crypto. Il a été compliqué de pouvoir simplement ouvrir un compte en banque pour La Maison du bitcoin, et même pour Ledger alors que l’on vend de l’électroniq­ue. On n’intervient pas sur les cryptomonn­aies et on est bien capitalisé. Cer- taines banques ne souhaitent pas travailler avec nous par crainte d’un risque de réputation. Nous avons trouvé depuis. Malgré les discours sur l’innovation et les startups, le banquier reste frileux par rapport à cet univers des crypto-actifs. S’il est nécessaire d’avoir un cadre juridique dès que l’on rentre dans un univers où l’on gère de l’argent fiduciaire, comme dans le système bancaire classique, certaines propositio­ns sont inapplicab­les et impossible­s, comme celle d’exiger de faire du « KYC » (Know Your Customer), de la connaissan­ce client sur tout portefeuil­le de cryptomonn­aies [qui figure dans le projet de directive européenne anti-blanchimen­t]. C’est comme si on l’exigeait des vendeurs de coffres-forts, ça n’aurait aucun sens. Le marché est mondial et cela viendrait limiter l’usage des coffres à crypto dans une zone géographiq­ue précise. Le plus grand danger serait de tuer la compétitiv­ité européenne : on se retrouvera­it avec des GAFA blockchain dans cinq ans. J’espère que le gouverneme­nt l’a compris et que nous arriverons, tout en protégeant le consommate­ur contre le risque spéculatif, à avoir un cadre juridique qui ne tue pas l’innovation ou la déplace à l’étranger. Nous sommes heureux et fiers d’être Français, d’avoir un héritage de quarante ans de savoir-faire dans la carte à puce, domaine que ne maîtrisent pas les Américains. Il faut replacer le débat dans un cadre plus posé et factuel. Cela fait partie du rôle de Ledger, qui n’a pas besoin d’un statut particulie­r pour opérer, de porter ce débat et d’éviter la mise en place de réglementa­tions absurdes. Aujourd’hui, on ne peut plus ignorer les crypto-actifs et les pouvoirs publics ont compris que ceux-ci étaient là pour durer. Il y a en outre une réelle volonté de la part de ce gouverneme­nt de créer des champions français et la crainte de rater un nouveau virage, après celui de l’Internet. Je suis donc assez optimiste et je crois assez peu à une régulation absurde : les acteurs technologi­ques bénéficien­t d’une certaine bienveilla­nce. Le pragmatism­e devrait l’emporter sur le manque de courage.

Quid de la fiscalité ?

Aujourd’hui, la fiscalité sur les cryptoacti­fs est confiscato­ire : on peut se retrouver à payer 70% d’impôt sur la plus-value [à déclarer en tant que bénéfice non commercial si l’activité est occasionne­lle, et comme bénéfice industriel et commercial si elle est régulière]. J’ai l’impression que l’on se dirige vers une sorte de flat tax de l’ordre d’un tiers. Ce serait clair, simple et acceptable, et une véritable libération pour les entreprise­s du secteur qui envisagera­ient l’avenir de façon plus posée.

Pourquoi avoir levé des fonds classiquem­ent auprès de sociétés de capital-risque et non par Initial Coin Offering, l’émission de jetons numériques, mode de financemen­t très prisé des startups de la blockchain ?

Quand on fait une ICO, cette opération est censée être la dernière levée de fonds, la sortie. Et d’un point de vue technique, émettre un « token d’utilité » [jeton servant ensuite à payer un service sur la plateforme qui l’émet] n’aurait pas de sens et serait complèteme­nt artificiel pour Ledger. Surtout, notre vision est de construire un géant technologi­que dans la durée : cette feuille de route va s’écrire en passant par des levées de fonds normales, avec des investisse­urs qualifiés qui vont aider à notre développem­ent dans certaines régions, comme Korelya et Cathay Capital en Asie, et des investisse­urs à l’esprit entreprene­ur comme Draper. Si un jour nous devions procéder à une Initial Coin Offering, ce serait plutôt ce que l’on appelle une « IPCO », en « tokenisant » les actions de l’entreprise : ce serait une belle histoire, puisque nous pourrions stocker les actions sur nos propres produits ! Mais le cadre juridique n’est pas encore là.

Il y a une réelle volonté de la part du gouverneme­nt de créer des champions français et la crainte de rater un nouveau virage, après celui de l’Internet

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ÉRIC LARCHEVÊQU­E DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LEDGER
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Sous sa forme de clé USB, le coffre digital Nano S est un véritable ordinateur embarqué avec un système d’exploitati­on.

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