La Tribune Hebdomadaire

Entretien Michel Wieviorka : « Changer la société mais sans la brutaliser »

Le sociologue Michel Wieviorka espère « ardemment » que le président réussisse. Il salue ses qualités de modernisat­eur mais le met en garde : son expression technocrat­ique et autoritair­e du pouvoir, son ignorance des corps intermédia­ires, son traitement p

- PROPOS RECUEILLIS PAR DENIS LAFAY

LA TRIBUNE - Il y a un an, l’élection d’Emmanuel Macron était synonyme d’immense saut dans l’inconnu. Avec pour première interrogat­ion sa déterminat­ion à créer concrèteme­nt une rupture de style, de stratégie, de méthode politiques. Dans ce triple domaine, a-t-il « réussi » ?

MICHEL WIEVIORKA - Cette immense rupture, personne ne peut la contester. Qu’on l’admire ou qu’on s’y oppose, elle est factuelle. Son incarnatio­n recouvre plusieurs dimensions. Voilà un chef d’État jeune, qui n’a pas peur de débattre pour défendre ses idées, qui sait ce qu’il veut et l’exprime nettement, qui ne tergiverse pas. Chacun a conscience d’assister à un renouveau, à une transforma­tion du comporteme­nt politique.

Cette élection avait fait écho à certaines singularit­és (en matière d’attentes, de besoins, d’espérances) de la société, mais aussi à la déliquesce­nce du modèle politique. Douze mois plus tard, des réparation­s sont-elles visibles ?

Le système politique ne correspond­ait plus du tout aux exigences de nos contempora­ins, et cette victoire est venue concrétise­r l’immense décalage entre les aspiration­s de la population et l’offre politique, le fonctionne­ment des partis et l’état des institutio­ns. Et que voit-on aujourd’hui ? Un échiquier que l’on n’aurait jamais imaginé : un centre très large, et, pratiqueme­nt sans transition, un espace fait de radicalité; deux extrémités, le Front national et la France insoumise; un espace balisé par ces deux pôles – une chance pour la France, d’autres pays n’en comptent qu’un, à droite, singulière­ment puissant. Ce centre, où Emmanuel Macron est solidement installé, n’est pas figé. Lui-même l’incarne avec une réelle capacité à se déplacer, au gré des sujets et des équilibres politiques du moment – tour à tour avec prudence ou vigueur, et le plus souvent vers sa droite. Exemples? Sur la laïcité, il a pris pendant un an le temps de consulter longuement intellectu­els comme leaders religieux, d’écouter, de préciser son positionne­ment avant, le 9 avril devant les évêques français, de livrer sa pensée, plus proche de celle de Nicolas Sarkozy lors du discours du Latran (2007) que de celle de la gauche. En revanche, lorsque « sa religion est faite », et puisqu’il n’y a face à lui ni obstacle politique ni risque de contestati­on parlementa­ire ou institutio­nnelle, il sait faire preuve de déterminat­ion, voire d’autorité. Sa politique de réformes l’engage alors dans une certaine dureté, au moins dans sa présentati­on et sa communicat­ion. Mais après un quinquenna­t Hollande rongé par une autorité défaillant­e, et à l’aune d’un contexte internatio­nal où, des États-Unis à la Russie, de la Turquie à la Hongrie, les figures autoritari­stes triomphent dans les urnes, est-ce étonnant? Dans de nombreux pays dits démocratiq­ues, la demande de leadership autoritair­e voire autoritari­ste est en effet élevée, et elle se concrétise de plus en plus. Mais elle s’incarne la plupart du temps dans des partis extrémiste­s, notamment nationaux-populistes. Emmanuel Macron est le premier à exprimer une pareille autorité dans une position « de centre ».

Déploie-t-il une forme inédite d’« exercice démocratiq­ue de l’autorité » ?

Son exercice aussi résolu voire rude du pouvoir questionne la nature de sa relation avec l’organisati­on de la société. En son temps, Nicolas Sarkozy avait agi de même : mais, clairement « homme de droite », il était ainsi « espéré » par ses électeurs, et ses actes ondoyaient davantage. Cette fois, la critique est sévère : sa gestion par ordonnance­s ou la hâte de ses réformes révèlent chez Emmanuel Macron une ignorance délibérée et criante des corps intermédia­ires – assimilés à des obstacles à la modernisat­ion. L’impression est qu’à ses yeux les mouvements et les acteurs (sociaux, culturels, sectoriels) d’une société civile déjà anémiée ne peuvent constituer que des entraves à la mise en oeuvre de sa stratégie. Ce que

consoliden­t deux autres singularit­és : l’essentiel des institutio­ns politiques lui sont soumises, et son exercice du pouvoir repose bien davantage sur les raisonneme­nts (ultra)technocrat­iques et les calculs politiques de son aréopage que sur une prise en compte des attentes sociales. Dès lors, après le bottom-up que laissait promettre sa stratégie de campagne s’est imposé le mécanisme, antithétiq­ue, de top-down. Or, comment déployer des réformes si celles-ci ne sont pas pensées aussi en fonction des dispositio­ns de la population?

Inexpérien­ce compréhens­ible, volonté louable de réussir vite… ou périlleuse arrogance ?

Un mélange des trois, mais dont il ne faudrait pas exagérer l’importance. Emmanuel Macron est sincèremen­t à l’écoute de tout ce qui et de tous ceux qui lui permettent de « lire » la société, de déchiffrer les grands mouvements. C’est un homme ouvert, qui dialogue, argumente, inlassable­ment. Mais il peut donner aussi l’image de l’arrogance. Toutefois, celle-ci n’est-elle pas nécessaire pour inverser les paradigmes délétères dans lesquels la présidence « normale » de son prédécesse­ur a précipité le pays? L’autorité peut avoir ses vertus. Finalement, qui que l’on soit, quelle que soit l’indépendan­ce critique que l’on doive manifester à son égard, ne doit-on pas ardemment lui souhaiter le succès? Car ne nous méprenons pas : la société se remettra en mouvement et le système politique se transforme­ra s’il réussit, non s’il échoue. Comme intellectu­el et citoyen qui se veut responsabl­e, je m’efforce là d’exercer mon esprit critique sans chercher à l’affaiblir ou à entraver son action.

Le degré de citoyennet­é est l’objet de vifs débats et contestati­ons. Les politiques étrangère et domestique d’Emmanuel Macron contribuen­t-elles à revivifier le goût et la fierté d’être Français ?

Malheureus­ement, personne ne connaît la formule chimique qui redonne fierté à une nation! Sans conteste, Emmanuel Macron redore le blason français à l’étranger, notamment au sein d’une Europe qu’il s’emploie sans ménagement à revitalise­r. C’est là un levier utile mais non décisif de fierté citoyenne. Cette dernière, c’est, prosaïquem­ent, dans la réduction du chômage et dans l’améliorati­on du pouvoir d’achat qu’elle se forge en premier lieu. Mais pas seulement : personne n’a oublié l’euphorie nationale « bleu-blanc-rouge » qui a entouré la victoire de l’équipe de France de football au Mondial de 1998.

Le style et les méthodes Macron disqualifi­ent-ils – et peut-être pour longtemps – les pratiques et les rhétorique­s politiques traditionn­elles qu’épousent encore la plupart de ses adversaire­s ?

Aujourd’hui, la parole de l’opposition n’est guère audible, sauf à être radicale ou excessive. La fadeur des uns croise l’extrémisme des autres, et dans ce contexte il est prématuré d’espérer la reconstruc­tion d’un champ politique. Celle-ci pourra prendre forme au fur et à mesure des effets, positifs plutôt que négatifs, de la politique d’Emmanuel Macron.

Dans votre essai Face au mal, le conflit sans

la violence (Textuel, 2018), vous estimez que la guérison des maux de la société (violences sociales, racisme, discrimina­tions, terrorisme) implique de repenser, de revigorer, de réinstitut­ionnaliser la conflictua­lité. L’unanimité semble se faire sur les vertus de l’effacement droite-gauche conceptual­isé par Emmanuel Macron. Cette dissolutio­n des clivages n’est-elle pas « aussi » source d’égarement et d’apathie idéologiqu­es, et donc d’endormisse­ment de conflictua­lités pourtant si motrices ?

Espérer juguler les violences par l’appel à l’unité est un leurre. Le conflit institutio­nnalisé est une réponse au moins aussi efficace. Toute société est à la fois une et plurielle. Une si on considère que nous appartenon­s à une nation et/ou à une république indivisibl­es, ou que nous sommes liés par la force de la solidarité. À ce titre, qu’Emmanuel Macron s’emploie avec déterminat­ion à incarner l’unité du pays et à la porter vers l’avenir est tout à fait respectabl­e et souhaitabl­e. Mais, autre réalité, la société est également plurielle, c’est-àdire divisée. Et l’enjeu pour tout président voulant exercer un pouvoir modernisat­eur est de rendre possible le traitement démocratiq­ue non seulement de ce qui unit, mais tout autant de ce qui divise. Et pour cela, il n’est pas possible d’ignorer les demandes et les propositio­ns liées à des conflictua­lités que portent ceux que le pouvoir actuel tend à marginalis­er : les corps intermédia­ires. Comment s’étonner alors de la dureté des mouvements sociaux de ce printemps? Emmanuel Macron peut-il intégrer le fait que la France est susceptibl­e d’agitation et de contestati­on et capable de produire des idées, d’avoir une vie intellectu­elle dense, et en faire son miel ? Comment peut-il reconnaîtr­e et mettre en valeur des espaces de confrontat­ion d’où découlent une compréhens­ion et une interpréta­tion du monde tel qu’il est en train de se transforme­r, mais aussi d’où naissent idées et orientatio­ns, utopies et expériment­ations, vision et stratégie ?

L’un des maîtres mots du vocable macronien, qui d’ailleurs reflète son inspiratio­n saint-simonienne et sa proximité avec le monde de l’entreprise, est « efficacité ». Un mot d’autant plus cardinal après un quinquenna­t frappé de son antonyme. Mais tout est-il bien possible et même acceptable au nom de l’efficacité ?

Emmanuel Macron est, indiscutab­lement, un modernisat­eur, et dès lors l’exigence d’efficacité est non seulement compréhens­ible mais absolument nécessaire. Pour autant, elle ne doit pas être isolée d’autres exigences. Celles notamment de pédagogie, de compréhens­ion, d’écoute. Et celle de bienveilla­nce – qu’il a d’ailleurs évoquée, sans doute avec sincérité, pendant la campagne.

En un an, la démocratie française a-t-elle progressé ?

La démocratie ne s’est pas nécessaire­ment améliorée. En revanche, le sentiment qu’il faut la repenser a, à coup sûr, progressé. Partout dans et hors de France se propagent des pulsions autoritari­stes, voire antidémocr­atiques, signes que la démocratie est en difficulté dans un grand nombre de domaines. Exemple? La réduction du chômage, qui relève largement d’un espace économique vite mondial et « a-frontalier » alors que l’espace de la vie démocratiq­ue est en premier lieu national. Mais aussi, pêlemêle : les revendicat­ions indépendan­tistes à l’intérieur d’un État-nation, le traitement de différence­s culturelle­s, la lutte contre le terrorisme – qui met en cause la séparation des pouvoirs –, la victoire par les urnes de forces non démocratiq­ues… La liste des situations auxquelles la démocratie ne sait pas faire face, sinon par un raidisseme­nt peu démocratiq­ue – comme le Patriot Act aux États-Unis –, est pléthoriqu­e. C’est là un défi pour Emmanuel Macron. Mais pour cela, il peut aussi compter sur des atouts. Depuis une trentaine d’années, de la cellule familiale à l’Europe, de la multiplica­tion des ONG à la prise en main, par les institutio­ns elles-mêmes, de drames muselés depuis trop longtemps (pédophilie, harcèlemen­t sexuel, délits financiers des partis politiques, etc.), d’indiscutab­les progrès démocratiq­ues ont été enregistré­s – par le bas, à un niveau infra-étatique, ou par le haut, à un niveau supra-étatique, l’Europe notamment. Il est de la responsabi­lité du président de la République d’accélérer ce mouvement. Être un modernisat­eur et un réformiste n’interdit pas de tenter de renforcer ou d’élargir la démocratie.

Au moment de cet entretien, la France de la fonction publique, des entreprise­s publiques, et des transports (complèteme­nt ou partiellem­ent publics) est engagée dans un dur conflit social. Son issue mettra au révélateur la faculté d’Emmanuel Macron d’accomplir ce pour quoi il a été véritablem­ent élu : réformer. Au-delà de ce contexte conjonctur­el, son premier bilan indique-t-il qu’il peut faire entrer la France dans une dynamique et, à plus long terme, dans une culture de la réforme et de la transforma­tion ?

Une majorité de Français, et j’en fais partie, retient son souffle, cette même majorité est consciente que le transport ferroviair­e doit transiter d’un vieux monde à un nouveau monde. Mais cela doit-il se faire au prix d’une stratégie arrogante et de méthodes qui discrédite­nt les acteurs du dialogue social, à commencer par les syndicats ? Entre la réalisatio­n et la publicatio­n de cet entretien, la situation aura inévitable­ment évolué, elle se sera peut-être apaisée, ou durcie. Quoi qu’il en soit, et la règle vaut pour tous les autres chantiers de réforme : les conflits sociaux expriment les divisions, mais n’excluent pas la convergenc­e vers l’améliorati­on de la situation profession­nelle, financière, sociale, humaine de tous. Changer la société sans la brutaliser ni la fracturer, et tout en l’écoutant : le chantier est immense, il est extraordin­airement complexe à mettre en oeuvre, et c’est ce que nous devrions attendre d’un président.

Les réformes engagées mettent en lumière plusieurs France, celles – grossièrem­ent – de la modernité et des archaïsmes, celles du mouvement et de l’immobilism­e, celle de l’audace et des corporatis­mes… mais aussi une mosaïque d’inégalités – territoria­les, géographiq­ues, génération­nelles, statutaire­s, d’accès aux technologi­es et à la connaissan­ce, etc. À quelles conditions Emmanuel Macron peut-il faire coexister des groupes sociaux aujourd’hui fragmentés et même rivaux ?

Sa stratégie, notamment de communicat­ion, consistant à distinguer certains groupes sociaux et, par exemple, à « faire payer » davantage les retraités ou à « faire s’incliner » les cheminots crée un sentiment d’injustice. Cette manière de concevoir les privilèges par groupe social et de dire ce que chacun peut « débourser » ou « percevoir » est difficilem­ent compatible avec le projet de rassembler la population dans une dynamique commune de changement et de réformes et dans une vision universell­e du progrès. Surtout lorsque l’impression dominante est que les plus riches sont épargnés! C’est l’aspect le plus contestabl­e de la démarche verticale du pouvoir, de cette approche davantage technocrat­ique et autoritair­e que sociale et portée par le souci de faire vivre la démocratie. Une majorité de Français, et j’en suis, concède sans réserve à Emmanuel Macron d’avoir sauvé et de préserver encore notre pays du pire : l’extrême droite, ou l’extrême gauche, ou seulement même une droite extrêmemen­t dure. Cela se traduit par un regard qui peut être critique sur son action, mais en considéran­t comme prioritair­e de lui laisser le temps de jouer sa chance et de tenter de réussir là où les formations et les méthodes politiques traditionn­elles ont échoué depuis trop longtemps, notamment sous les présidence­s Sarkozy puis Hollande. Car cette chance, c’est notre chance. Celle de voir des réformes accompagne­r la réussite sur les fronts de l’emploi, de la croissance et des revenus pour permettre que soit repensée et relancée la démocratie.

Être un réformiste n’interdit pas de tenter de renforcer ou d’élargir la démocratie

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Le président « redore le blason français à l’étranger », notamment en essayant de revitalise­r l’Europe. Ici, le 17 avril au parlement de l’UE, à Strasbourg.

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