La Tribune Hebdomadaire

Entretien Claude Martin : en diplomatie, « l’heure est aux actes »

Le candidat Macron avait promis de repenser en profondeur la diplomatie – notamment économique – de la France afin de revitalise­r sa réputation et son influence sur la scène internatio­nale. Le président est-il en passe de réussir son pari, au-delà des eff

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LA TRIBUNE - Les promesses de campagne d’Emmanuel Macron avaient créé l’espérance d’une action singulière sur le front diplomatiq­ue, en premier lieu pour restaurer une légitimité délitée sur l’échiquier internatio­nal. Un an plus tard, a-t-il réussi ? Quels faits saillants peut-on mettre au crédit et au débit de la politique et des actes du nouveau président de la République ?

CLAUDE MARTIN - Emmanuel Macron a hérité d’une France peu visible et peu audible, affaiblie ces dix dernières années par sa situation économique – manque de compétitiv­ité, instabilit­é politique et sociale –, par une vision erratique de sa politique à l’extérieur, par la santé vacillante de l’Europe. Ce contexte leste une autre réalité, elle, invariable : mener une action d’envergure est nettement plus difficile sur la scène internatio­nale que sur le plan domestique. En politique étrangère, il faut faire preuve non seulement d’imaginatio­n et de volontaris­me, mais aussi de clairvoyan­ce, de compétence, de connaissan­ce du terrain, et définir une stratégie. En la matière, il est encore trop tôt pour saisir les intentions et les dispositio­ns du président de la République. Les premiers signes – discours à la Sorbonne et devant l’Acropole démontrant sa déterminat­ion européenne; restaurati­on du dialogue avec la Russie ; prises de position objectives à l’égard des États-Unis – ont été encouragea­nts, car fondés sur le principe, essentiel en diplomatie, du réalisme. Il n’est pas dans le registre de ses deux prédécesse­urs qui, en « choisissan­t » leurs interlocut­eurs en fonction de leur degré de « fréquentab­ilité », ont affaibli l’influence internatio­nale de la France. Dorénavant, l’heure est aux actes, et notamment dans le domaine de l’Europe. La France doit agir comme un guide. C’est véritablem­ent « maintenant » que l’action d’Emmanuel Macron doit s’exprimer et va être jugée.

Vous avez exercé cinquante ans au Quai d’Orsay, et y avez cultivé une grande proximité avec la conception « gaulliste » de la politique internatio­nale de la France. Les premiers pas diplomatiq­ues d’Emmanuel Macron s’en inspirent-ils ?

Le général de Gaulle l’a parfaiteme­nt incarné – et cela demeure une règle immuable – : l’Europe, c’est avant tout et fondamenta­lement un contrat entre la France et l’Allemagne, mobilisant les autres pays moteurs sur une stratégie axée autour de trois objectifs : une politique d’intégratio­n des économies européenne­s, une politique de défense de l’identité et des spécificit­és de l’Europe, enfin une politique d’organisati­on de l’ensemble européen, dont l’élargissem­ent a affaibli la cohésion. Il faut à l’Europe des politiques communes volontaris­tes. Une Europe de l’action contre celle de l’abstractio­n. L’Europe porte des valeurs qui lui sont propres. Les Européens ont en commun une certaine conception de la démocratie, de l’ordre juridique et de la cohésion sociale, ou de la justice. Ils se distinguen­t par un attachemen­t commun très fort à la nature, à l’environnem­ent, à un art de vivre, qui se reflète jusque dans leur relation à la nourriture. Dans les négociatio­ns extérieure­s de l’Union, avec le Canada ou avec le Mercosur, certains éléments de cette « identité européenne » sont mis en cause. Faut-il y renoncer, pour nous fondre doucement dans le moule mondialist­e? Ou préserver ce qui fait notre différence, une différence à laquelle les Français et les Allemands notamment restent, dans leur majorité, très attachés? C’est la question qui nous est posée, et à laquelle Emmanuel Macron doit apporter une réponse.

Que doivent entreprend­re Angela Merkel et Emmanuel Macron pour que l’axe franco-allemand exerce pleinement son rôle ? Outre-Rhin, la fragile coalition au pouvoir et ce qu’incarne l’impression­nante poussée de l’extrême droite (l’AFD est la troisième formation au Bundestag) peuvent-ils, paradoxale­ment, le consolider ?

Cette irruption de l’AFD au parlement allemand traduit une montée des peurs, mais surtout une frustratio­n. Les citoyens de tous les pays craignent de perdre, au sein de l’Europe, leur identité. L’Union doit trouver la réponse appropriée à ces craintes, en permettant aux peuples européens de cultiver à la fois une fierté nationale et une fierté européenne, qui ne peut exister que si l’Union développe des politiques mettant en valeur une « identité européenne ». Identité nationale et identité européenne doivent pouvoir se compléter. Si l’Union ne parvient pas à créer un espace dans lequel les Européens éprouvent un sentiment d’appartenan­ce à une même communauté de destin, c’est dans la seule revendicat­ion d’identité nationale que les citoyens chercheron­t refuge. Le « moteur » franco-allemand a très mal fonctionné depuis dix ans, et il faudra sans doute beaucoup plus que des déclaratio­ns chaleureus­es pour le relancer. La France doit reconquéri­r toute sa place dans un tandem où elle n’était plus qu’un partenaire secondaire. Le déséquilib­re qui n’a cessé de se creuser cette dernière décennie au fur et à mesure que l’économie allemande prenait le dessus sur sa voisine nous a placés dans une position d’infériorit­é. Les réformes institutio­nnelles catastroph­iques opérées par le traité de Lisbonne et le « grand élargissem­ent » ont fait le reste : dans le jeu européen, la France pèse aujourd’hui bien moins lourd que l’Allemagne, adossée aux petits pays européens du Nord. Il faut revenir à la parité entre Paris et Berlin, et reconstitu­er – notamment en rétablissa­nt une relation de confiance avec l’Italie – un équilibre Nord-Sud sans lequel l’Union se brisera tôt ou tard. On ne pourra le faire sans tensions avec l’Allemagne, et le président français devra, pour replacer notre pays au coeur du dispositif européen, aller si nécessaire jusqu’à la crise. Y est-il préparé? Les mois qui viennent permettron­t de mesurer sa déterminat­ion.

Partout en Europe progressen­t des mouvements euroscepti­ques voire europhobes. Ils ont obtenu la sécession en Grande-Bretagne, sont au pouvoir en Autriche, en Pologne, en Hongrie, possibleme­nt en Italie, constituen­t respective­ment les deuxième et troisième forces politiques en France et en Allemagne. La pensée politique « européenne » d’Emmanuel Macron semble singulière­ment isolée…

La constructi­on européenne a été imaginée en deux phases principale­s : celle d’abord de l’union économique, celle ensuite, à partir de 1973, d’une ouverture à des compétence­s nouvelles, notamment dans le domaine de la politique étrangère et de la défense. L’union économique peut se construire entre pays ayant, sur le plan politique intérieur, des sensibilit­és et des pratiques différente­s, sous couvert d’un attachemen­t de principe commun à la démocratie. L’union politique et diplomatiq­ue suppose un degré beaucoup plus élevé de convergenc­e sur les « valeurs » et sur le fonctionne­ment concret du système constituti­onnel des pays participan­ts. On peut faire une union économique avec beaucoup de partenaire­s, mais une union politique ne peut s’envisager qu’avec peu de partenaire­s. L’erreur du traité de Maastricht a été de vouloir réunir les deux démarches dans une seule constructi­on et de rassembler dans une seule maison des partenaire­s qui ne voulaient pas, selon les sujets, la même chose. L’élargissem­ent aux pays de l’Est a encore aggravé la situation. On a admis au sein de l’Union, dans la précipitat­ion, pour des raisons « morales », des pays qui n’étaient pas prêts à réaliser l’union économique telle que nous l’entendions, et qui étaient encore moins prêts à accepter les valeurs communes nécessaire­s à la constructi­on de l’union politique. Il existe deux Europe, séparées par les différence­s

Faut-il nous fondre doucement dans le moule mondialist­e ? Ou préserver ce qui fait notre différence ?

La France a vu son influence décliner parce qu’elle a cessé de pratiquer un jeu multipolai­re pour se ranger dans “un” camp

d’histoires et de cultures politiques. Ce qui n’est pas pour arranger la vision et l’action européenne­s d’Emmanuel Macron.

Vous êtes un grand spécialist­e de la diplomatie économique. Son passé profession­nel, son ADN, sa pensée et ses inspirateu­rs politiques, enfin son passage à Bercy donnent d’Emmanuel Macron l’image d’un président en rupture avec ses prédécesse­urs et plutôt pertinent dans ce domaine. La réalité correspond-elle à l’hypothèse ?

Qu’est-ce que la « diplomatie économique »? Elle fait distinguer clairement le rôle de l’État et celui de l’entreprise. Le rôle de l’État (et donc de la diplomatie) est d’évaluer les intérêts politiques, économique­s, culturels du pays dans le monde. Sur cette base, le ministère des Affaires étrangères et les ambassades apportent aux entreprise­s françaises un éclairage sur les situations et l’environnem­ent des pays où elles ambitionne­nt d’investir; mais ensuite, aux actionnair­es et au management des entreprise­s – et à eux seuls – de décider de leur stratégie dans lesdits pays. Il est d’autant plus essentiel de respecter cette discipline qu’aujourd’hui la notion d’« intérêt national » est complexe à délimiter. Ainsi, ce dernier est-il de favoriser Renault, dont une partie des véhicules est fabriquée en Turquie, ou Toyota, qui investit massivemen­t à Valencienn­es? Est-il de tout entreprend­re pour aider au développem­ent internatio­nal de grandes marques « françaises » de luxe, dont les produits sont partiellem­ent fabriqués hors de nos frontières et dont les propriétai­res sont souvent installés à l’étranger? Ce dilemme, entre la défense de l’emploi en France et la défense d’entreprise­s porteuses d’une image de la France mais ne participan­t pas à l’effort national, complique la réflexion. Tout concourt à la même conclusion. Plutôt que de se substituer aux entreprise­s, il faut les laisser agir. Nicolas Sarkozy et François Hollande ont commis l’un et l’autre l’erreur, pendant leurs déplacemen­ts en Chine, de bousculer les dirigeants d’entreprise qui les accompagna­ient, pour que ceux-ci signent des contrats prématurés ou risqués. Lors de son voyage en Chine début janvier, Emmanuel Macron a heureuseme­nt rompu avec ces pratiques, s’abstenant d’interférer dans les négociatio­ns menées par les industriel­s.

Justement, son savoir-faire en matière nucléaire constitue un élément clé de la stratégie diplomatiq­ue de la France. Les vicissitud­es financière­s, judiciaire­s et technologi­ques d’Orano (ex-Areva) – qui pénalisent l’ensemble de la filière nucléaire française – l’affectent-elles significat­ivement ?

C’est incontesta­ble. Pourquoi, à l’origine, la Finlande a-t-elle jeté son dévolu sur l’EPR plutôt que sur la technologi­e russe? Parce qu’il s’agissait d’un projet francoalle­mand. La technologi­e de l’EPR devait beaucoup aux ingénieurs de KWU, c’est-àdire de Siemens, fort prisés à Helsinki. Nicolas Sarkozy a tout entrepris pour que Siemens sorte du capital d’Areva, et nous nous sommes retrouvés seuls à porter le projet, face à des Finlandais un peu surpris et certaineme­nt amers. Nos divisions internes ont fait le reste. La guerre entre Areva et EDF, notamment sur les projets chinois, s’est développée, et EDF a peu à peu conçu, contre Areva, une stratégie d’alliance avec les partenaire­s chinois, qu’elle a amenés avec elle sur les projets britanniqu­es. L’éclatement d’Areva, qui a payé les erreurs de gestion d’Anne Lauvergeon, laisse la place libre à une EDF aujourd’hui fortement liée à la Chine. Et en même temps, sur la partie convention­nelle des centrales, Alstom, également démantelé, a cédé ses turbines à General Electric plutôt qu’à Siemens, Une grande ambition européenne s’est évanouie.

Au-delà du nucléaire, comment jugez-vous les premiers pas d’Emmanuel Macron dans cette Chine culturelle, politique, diplomatiq­ue que vous connaissez si bien ? La visite qu’il a effectuée en janvier dernier annonce-t-elle un changement profond ou simplement cosmétique des rapports de la France avec Pékin ?

Un simple souvenir. C’était lors du Sommet du G20 à Hangzhou, en 2016. Sur la photo officielle, qui posait aux côtés de Xi Jinping? Le représenta­nt de la France, qui fut avec éclat le premier grand pays occidental à tendre la main et à sortir la Chine de son isolement ? Non. Le président chinois était entouré d’Angela Merkel, de Recep Tayyip Erdoğan et de Vladimir Poutine. François Hollande étant relégué plus loin. Le président français, m’a-t-on rapporté, en avait été blessé. Voilà la réalité dont hérite Emmanuel Macron. La France vue de Pékin pèse peu. Et elle est seule. Elle n’a pas su établir avec l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne (qui reste, malgré le Brexit, un membre important de notre famille) le « pacte européen » qui nous permettrai­t de peser, ensemble, dans ce très grand pays. Emmanuel Macron peut-il rétablir la situation? Pour l’heure, sa politique à l’égard de la Chine n’est pas lisible. Le voyage officiel qu’il a effectué en janvier était une prise de contact – généreusem­ent couverte dans la presse française, au contraire de la presse chinoise. Il faudra de la part du nouveau président des paroles fortes, des actes concrets, des initiative­s visibles, pour que les Chinois renouent avec la France un vrai dialogue stratégiqu­e. Les propos d’Emmanuel Macron lors de ce premier déplacemen­t laissent toutefois quelques raisons d’espérer : son attitude, donc, sur le dossier nucléaire; son intention annoncée de mieux contrôler les investisse­ments chinois dans les secteurs stratégiqu­es; sa prudence sur le projet des « nouvelles routes de la soie » dans lequel il a choisi, malgré les conseils de certains, de ne pas se précipiter, attendant que les modalités de mise en oeuvre et les modalités de financemen­t soient mieux connues. Tout cela reflète une lucidité, utile pour dialoguer sereinemen­t avec Pékin.

Le tour de force constituti­onnel de Xi Jinping, dorénavant « autorisé » à régner sans limite au-delà de son mandat actuel, peut-il modifier la stratégie diplomatiq­ue de la France à l’égard de la Chine et de ses autres partenaire­s ?

L’objet de la diplomatie est de servir l’intérêt du pays. La France ne peut définir son action extérieure en fonction des évolutions politiques ou constituti­onnelles de ses partenaire­s. Elle doit considérer d’abord l’importance stratégiqu­e de chacun des États avec lesquels elle traite, son influence, ses poids économique, démographi­que, militaire, scientifiq­ue, culturel. Le Général de Gaulle s’est fixé cette règle de conduite dans les affaires internatio­nales : la Chine est et restera, quel que soit son régime, un grand partenaire, parmi d’autres, dans un univers multipolai­re. Or si la France a vu son influence décliner au cours des dernières années, c’est parce qu’elle a cessé de pratiquer ce jeu multipolai­re, pour se ranger, comme au temps de la guerre froide, dans « un » camp. En se laissant entraîner dans la douteuse opération de « pacificati­on » en Afghanista­n, en réintégran­t les structures militaires de l’Otan, en suivant plus souvent que nécessaire les initiative­s de Washington, en s’amarrant à des « coalitions occidental­es » mal définies, la France a renoncé à faire jouer à l’Europe un rôle spécifique. Et la voici aujourd’hui, en Corée ou ailleurs, enchaînée aux initiative­s erratiques du président américain… Le retour à une véritable détente sur la planète passe par la reconstitu­tion d’un monde véritablem­ent multipolai­re, dont l’Europe doit être un pilier essentiel.

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Lors de sa visite à Washington, le président français n’a pas fait fléchir son homologue américain sur le nucléaire iranien.
 ??  ?? Claude Martin, La Diplomatie n’est pas un dîner de gala, éditions de L’Aube, 2018, 952 pages, 29,90 €.
Claude Martin, La Diplomatie n’est pas un dîner de gala, éditions de L’Aube, 2018, 952 pages, 29,90 €.

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