« Humour » par Luc de Brabandere
Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise et « fellow » du Boston Consulting Group, décrypte un mot courant du langage de la modernité et le questionne dans la sémantique de l’entreprise.
Faut-il rire en entreprise ? Évidemment ! Une organisation où l’on ne rit pas est une organisation où il n’y a pas d’idées nouvelles. Mais qu’est-ce que l’humour ? La meilleure manière de le définir est sans doute de l’opposer à l’ironie, l’autre versant de la montagne qui provoque le rire. « L’ironie est surtout un jeu d’esprit, l’humour
serait plutôt un jeu de coeur » , disait Jules Renard. Beaucoup d’amuseurs publics affichent d’ailleurs ainsi leurs convictions politiques. Humoristes quand ils plaisantent à propos de ceux qui ont leur sympathie, ils ironisent par contre lorsqu’il s’agit de l’autre camp. Analysons cette différence de plus près grâce à deux exemples issus de magazines bien différents.
The New Yorker est la référence mondiale du dessin de presse. Des cartoons illuminent les pages de l’hebdomadaire depuis ses débuts. Si le New Yorker est une institution, ses cartoons en sont une des composantes essentielles. Après les attentats qui ont détruit les tours jumelles en faisant des milliers de victimes innocentes, les dessinateurs se sont trouvés face à un défi a priori insurmontable. Comment faire rire le lecteur à propos d’une telle tragédie ? Mais pour les cartoonistes, après quelques mois de deuil, rien ne semble définitif. La preuve : un dessin qui représente un beauf américain assis dans son fauteuil au moment où sa femme entre dans la pièce. Et il lui dit : « Après le 11 septembre, je me suis dit que je ne rirais plus jamais. Mais aujourd’hui, quand je te vois avec ta nouvelle robe… » Dans un registre très différent, de ce côté-ci de l’Atlantique, Le Canard enchaîné est également une institution. L’hebdomadaire indépendant de la publicité profite de sa santé financière pour débusquer et publier les informations qui dérangent. Le magazine adore jouer avec les mots. Le calembour est essentiel au Canard enchaîné comme le car
toon l’est au New Yorker. Et les coups de bec sémantiques n’aiment pas ceux qui leur résistent. Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de l’Éducation nationale, l’a un jour appris à ses dépens. Embourbé dans une histoire confuse de rémunérations reçues pour des prestations non effectuées, il a mal réagi. La semaine suivante, sur toute la largeur de la Une, Le Canard enchaîné annonçait le nouveau livre du philosophe maladroit : « L’Être et le Fainéant » ! Ces deux exemples tirés de la presse hebdomadaire ont en commun d’avoir fait rire le lecteur. Et ils montrent particulièrement bien ce qui oppose deux modes bien différents de susciter l’hilarité. L’humour du New Yorker est plein d’empathie pour les victimes. L’ironie du Canard enchaîné au contraire s’acharne sur elles. Car l’ironie est avant tout une arme, tantôt utilisée à bon escient à l’image de Socrate contre les sophistes, tantôt dans un but moins évident à l’image de Voltaire contre ceux qui lui faisaient de l’ombre. La valise du rire contient un grand nombre d’accessoires qui se déclinent tantôt de manière humoristique, tantôt de manière ironique : la farce, le poisson d’avril, la comédie, la grimace ou encore les imitations gestuelles ou vocales. Les histoires drôles ont, elles, clairement choisi leur camp, celui de l’humour. Une blague n’est pas faite pour blesser, pour rire de l’autre. Elle est faite pour rire tout court. Elle détend l’atmosphère alors que l’ironie la tend. Ce n’est pas étonnant. L’ironie se développe face à un adversaire dans un dessein bien déterminé alors que, comme le fit remarquer Vladimir Jankélévitch, l’humour, lui, n’a ni projet fixe, ni système de référence… L’humour est humble, l’ironie est humiliante. Si l’ironie a beaucoup d’ambition, une blague est sans prétention. L’humour, rajoute encore Jankélévitch, n’a aucune royauté à établir, aucun trône à restaurer, aucun titre de propriété à faire valoir, il ne cache pas d’épée dans les plis de sa tunique. Mais il reste difficile de décoder l’humour sans le perdre. « Analyser l’humour, c’est comme disséquer une grenouille, disait E.B. White, cela n’intéresse pas grand monde et la grenouille meurt »