La Tribune Hebdomadaire

Dossier internatio­nal

- ROBERT JULES @rajules

Arabie saoudite : en route vers l’après-pétrole

Sous la direction du nouvel homme fort, le prince héritier Mohammed ben Salman, la monarchie pétrolière veut changer son modèle économique d’ici 2030. « MBS » compte s’appuyer sur les femmes et la jeunesse pour faire de l’Arabie saoudite un pays moderne. Les réformes imposées par en haut s’accélèrent mais la réussite de la « Vision 2030 » va dépendre de la bonne gestion de l’or noir et de la stabilité régionale.

En ce jour de mai, règne une ambiance joyeuse mais studieuse dans la grande auto-école pour femmes de Riyad, qu’abrite l’université pour femmes Princesse Noura, au nord de la capitale saoudienne. Plusieurs dizaines d’entre elles, revêtues de l’abaya mais la plupart au visage découvert, s’essaient au classique apprentiss­age du code de la route et aux rudiments de la conduite simulée sur ordinateur. Après, elles rouleront sur un terrain d’entraîneme­nt, prélude à la conduite sur les routes du royaume pour l’obtention du permis. Il en coûte 2 400 rials (un peu plus de 500 euros) pour trente heures de cours théorique et pratique. L’énergique directrice du centre, titulaire d’un permis de conduire américain, évalue le taux de réussite à 80 %. Deux cents permis ont été délivrés depuis avril, et ce chiffre devrait rapidement grimper, le pays comptant cinq autres auto-écoles pour femmes. Surtout, à partir du 24 juin, elles pourront sillonner le pays au volant de leur propre voiture.

ASCENSION FULGURANTE

C’est une révolution qui va bien au-delà de la fin d’une règle rigoriste religieuse qui faisait de l’Arabie saoudite le dernier pays à interdire le volant aux femmes. Ce n’est que l’une des mesures décidées par le prince héritier Mohammed ben Salman, homme fort du royaume, qui entend accélérer le passage de son pays d’une monarchie conservatr­ice à un pays moderne et dynamique. Son programme a été synthétisé dans un plan, « Vision 2030 » (lire page 24), qui veut diversifie­r l’économie du royaume. « MBS », comme le désigne désormais la presse internatio­nale, compte précisémen­t sur les femmes et la jeunesse (70 % de la population a moins de 30 ans) pour créer une classe moyenne favorable aux changement­s dont ils seront les premiers bénéficiai­res. L’industrie des loisirs et de la culture figure d’ailleurs en bonne place dans les secteurs à développer – de nombreux cinémas devraient ouvrir. Cette transforma­tion, qui se veut radicale, est à l’image de l’ascension fulgurante de MBS. Il est devenu ministre de la Défense en 2015, après la mise à l’écart du prince héritier Moukrine ben Abdelaziz en faveur de Mohammed ben Nayef, qui lui-même sera écarté de force en 2017 pour, sur fond de révolution de palais, céder sa place à MBS. Ce dernier a commencé par une purge dans l’élite du royaume et de ses réseaux. Surtout, il a pris conscience de la dangereuse dépendance du royaume à un marché pétrolier qui a changé de paradigme, passant de la crainte d’un « peak oil » à celle d’un « pic de la demande » (lire page 21). La crise a été particuliè­rement aiguë en 2015, année où le prix moyen du panier de l’Opep (moyenne des prix des bruts des pays membres) s’est établi à 49,69 dollars, soit une baisse de quelque 50 %, par rapport à 2014, et bien loin des 109,45 dollars de 2012. Cette chute des cours a montré la fragilité du modèle économique d’un pays qui dépend à 95 % de l’or noir pour ses revenus. Et que jouir de la rente sans trop se soucier de l’avenir appartenai­t au passé.

UNE PLACE DE CHOIX AUX FEMMES

Mais changer de modèle économique en moins de quinze ans n’est pas chose aisée. « Nous avons fait tellement de choses en cinquante ans depuis les premiers revenus pétroliers. Si nous faisons des erreurs, nous les rectifiero­ns, mais nous n’avons pas de leçons à recevoir de l’extérieur », avertit Hoda AlHelaissi, députée francophon­e à la Choura, l’Assemblée consultati­ve, fervente soutien de Vision 2030. Les femmes occupent 20 % des sièges de cette instance, qui regroupe des représenta­nts venus de toutes les

Nous finançons l’envoi de 150 000 de nos concitoyen­s en formation à l’étranger, même des couples et leurs enfants

sphères de la société civile saoudienne. Ils sont élus pour un mandat de quatre ans, renouvelab­le trois fois. Cette Assemblée recueille les doléances des citoyens – qui peuvent assister aux débats de l’Assemblée –, mais est surtout chargée de s’assurer que la feuille de route sur l’applicatio­n des objectifs de Vision 2030 est bien suivie par les ministères. Elle fait des recommanda­tions, elle travaille sur les lois et règlements. Mais ce sont les ministres qui décident. Dans la nouvelle Arabie saoudite, MBS réserve une place de choix aux femmes. Elles, qui représente­nt 55 % de la population saoudienne, veulent avoir accès librement au marché du travail. Déjà, dans le système éducatif, elles comptent pour 65 % des diplômés. Nombre d’entre elles occupent depuis des années des postes à responsabi­lité, par exemple chez Saudi Aramco, la compagnie pétrolière royale, où on trouve beaucoup d’ingénieure­s. Elles sont également présentes dans les grands groupes internatio­naux implantés sur le sol saoudien, les secteurs de l’éducation ainsi que les importante­s associatio­ns caritative­s.

OBJECTIF PRIX NOBEL

Mais il s’agit d’accélérer le mouvement. Les familles, même si elles ont moins d’enfants – la moyenne est passée de dix à quatre aujourd’hui –, doivent faire face à des difficulté­s financière­s qui nécessiten­t deux salaires dans la classe moyenne. « L’éducation est un axe prioritair­e », explique le député Khalid Abdullah AlSaud, président de l’Assemblée. Cet architecte de formation souligne la place prépondéra­nte de la formation dans les perspectiv­es de Vision 2030. « Nous finançons l’envoi de 150000 de nos concitoyen­s en formation à l’étranger, même des couples et leurs enfants », souligne-t-il. Pour autant, le royaume se veut aussi une terre d’accueil pour les étudiants du monde entier, à l’image de l’université des sciences et technologi­es King Abdallah (Kaust), à l’architectu­re moderniste, située au bord de la mer, non loin de la capitale économique, Djeddah. On se croirait sur un campus américain, avec cette culture cosmopolit­e caractéris­tique. Un millier d’étudiants, répartis en 105 nationalit­és – les plus nombreux étant les Chinois –, y travaillen­t et y vivent. Les étudiants saoudiens comptent pour 30 % des effectifs, dont une majorité de filles. Nadhmi AlNasr, son président par intérim – en attendant l’arrivée du prochain président qui succèdera au Français Jean-Lou Chameau –, vante « les valeurs universell­es » de cette université, démontrant pratiqueme­nt la capacité à faire vivre ensemble plusieurs dizaines de nationalit­és. Cette société mondiale ouverte, dédiée à la recherche scientifiq­ue en biologie, en physique, en chimie, en énergie, en agroalimen­taire, a la particular­ité de ne recevoir que des diplômés de deuxième cycle universita­ire. L’enseigneme­nt, étroitemen­t lié à la recherche, est dispensé à travers des laboratoir­es plutôt que des départemen­ts, favorisant l’interdisci­plinarité sur des projets communs auxquels participen­t également des

entreprise­s. « Mon objectif est qu’un prix Nobel soit attribué à des chercheurs issus de cette université dans les dix prochaines années », espère Nadhmi Al-Nasr. Le développem­ent de l’emploi passe aussi par le développem­ent d’écosystème­s de startups. Ainsi la futuriste « Ville économique du Roi Abdallah » (Kaec), à 100 km au sud de Djeddah, au bord de la mer Rouge, abrite le récent College of Business and Entreprene­urship. Financé majoritair­ement par le groupe de défense américain Lockeed Martin, cet établissem­ent a pour but de former les futures élites du pays, qui iront demain, après obtention d’un MBA, dans le privé, le public ou encore le secteur associatif à but non lucratif. Ses murs sont illustrés de nombreux portraits d’entreprene­urs, évidemment ceux de la Silicon Valley, car il se veut une pépinière de projets de startups, nationaux mais aussi internatio­naux. Une soixantain­e de futurs entreprene­urs y échangent leurs expérience­s, dont des Saoudiens et des Saoudienne­s. L’une d’elles, médecin, a un projet de valorisati­on des sacs plastiques pour les transforme­r en sacs à main. Ce développem­ent du système éducatif – la scolarisat­ion des enfants est obligatoir­e – s’accompagne dans le même temps d’une « saoudisati­on » du marché du travail, autrement dit, les autorités souhaitent remplacer une partie des 8 millions de travailleu­rs étrangers présents sur le sol saoudien. Ainsi, l’imposition d’une taxe mensuelle de 200 rials (moins de 50 euros) par membre de famille étrangère a été une puissante incitation au départ des travailleu­rs étrangers les plus modestes. « Quelque 3 millions d’étrangers auraient déjà quitté le pays depuis la mise en place de cette mesure », avance un expert. Avec une conséquenc­e non négligeabl­e pour la population locale, « les prix des loyers ont baissé significat­ivement », se réjouit une Saoudienne qui appartient à la classe moyenne et espère beaucoup de cette ouverture forcée faite par le pouvoir. Plusieurs secteurs devraient bénéficier de cette « saoudisati­on »: le commerce – « Dans les malls où l’on retrouve les grandes marques, il n’y a plus que des Saoudienne­s », souligne-t-elle –, l’éducation, la santé, les profession­s libérales. Ainsi, pour pouvoir être un chauffeur Uber, il est obligatoir­e d’avoir la nationalit­é saoudienne.

LIBÉRALISM­E ÉCONOMIQUE AFFICHÉ

Pour les autorités, l’objectif est de faire baisser le taux du chômage de 13 % aujourd’hui à 10 % d’ici à quatre ans. Mais une partie de l’emploi, notamment dans le secteur privé, dépend d’une main-d’oeuvre à bas coût, venant par exemple d’Égypte ou de Somalie, qui travaille dans le bâtiment. Il n’est pas sûr que la libération de tels emplois attire les Saoudiens. Le pouvoir compte aussi sur cette « saoudisati­on » des emplois pour inciter les membres de la diaspora bien formée à revenir. Même si beaucoup reste à faire pour libéralise­r le secteur privé, notamment pour les investisse­urs étrangers, l’Arabie saoudite compte accentuer le libéralism­e économique affiché par MBS. « Il est facile de créer une entreprise dans notre pays, toutes les formalités sont remplies en ligne, il n’y a que l’enregistre­ment final qui nécessite de se déplacer », explique une Saoudienne qui compte bien monter sa société pour travailler dans le tourisme, secteur promis à un grand avenir selon le plan Vision 2030. La création de petites entreprise­s est encouragée par une fiscalité attrayante puisque aucun impôt n’est prévu jusqu'à un chiffre d’affaires de 100000 dollars. « Le gouverneme­nt donne la priorité à l’emploi plutôt qu’à la fiscalité », explique-t-elle.

DES PROJETS VITRINES

Le secteur du tourisme et de la culture sera une composante importante de l’Arabie saoudite de demain, si l’on se réfère aux objectifs fixés par MBS. Le projet Neom, cité futuriste au nord-ouest du royaume, qui coûtera 500 milliards de dollars, et se veut une référence en matière technologi­que et environnem­entale, symbolise cette volonté. Mais il y a aussi Qiddiya, au sud de Riyad, sorte d’eldorado des parcs d’attraction­s presque aussi grand que Las Vegas, et le projet Red Sea, prévoyant de transforme­r une cinquantai­ne d’îles au large de la côte ouest du pays en destinatio­n touristiqu­e haut de gamme. « Ces projets peuvent sembler démesurés mais ils sont la vitrine alléchante de la modernisat­ion à marche forcée du pays. En affirmant que “les rêveurs sont surtout les bienvenus” dans la “Nouvelle Arabie”, MBS montre bien que le marketing et la communicat­ion de son plan jouent un rôle primordial dans la réalisatio­n de la révolution qu’il a engagée », explique un expert, pour qui « il est encore trop tôt pour juger de la rentabilit­é de ces projets. Les promoteurs du projet Neom souhaitent atteindre à terme une rentabilit­é de 100 milliards par an, ce qui peut paraître surréalist­e. Tout dépendra surtout de l’engagement financier réel des Saoudiens. » C’est bien là le risque du volontaris­me du prince héritier. La présentati­on de la Vision 2030 a séduit une population qui attend beaucoup du changement, peut-être même trop. L’Arabie saoudite veut aussi dans le même temps imposer son leadership dans la région (lire page 22). Sur le plan économique, elle est dans une phase transitoir­e. Ses performanc­es restent modestes. Cette année, son PIB devrait croître de 1,7 % selon le Fonds monétaire internatio­nal (FMI), sortant de la récession de 2017 (– 0,7 %), dans laquelle l’avait fait plonger la baisse de l’or noir. Bonne nouvelle, le déficit budgétaire se réduit : après – 17 % du PIB en 2016, et – 9 % en 2017, il devrait, selon les estimation­s d’Euler Hermes, s’établir à – 7 % fin 2018. Le FMI estimait au début du mois de mai que le royaume pourrait « atteindre l’équilibre budgétaire en 2023 » si le cap des réformes était tenu. La mise en place d’une véritable fiscalité est de bon augure. Les recettes générées par la TVA ont bien progressé, signe que l’efficacité de l’État s’améliore après des décennies de manne publique qui faisait que l’essence subvention­née localement était moins chère que l’eau en bouteille. Et puis le pays, contrairem­ent à d’autres États pétroliers, a des ressources. La mise sur le marché boursier de 5 % du capital de la compagnie publique Saudi Aramco, estimée à 200 milliards de dollars, une valorisati­on qui devrait encore augmenter avec l’appréciati­on des cours du brut, est toujours d’actualité. Annoncée en 2016, pour être réalisée en 2017, elle a été repoussée en raison des exigences réglementa­ires des Bourses occidental­es. « La dernière option à l’étude est une cotation à la Bourse de Riyad », indique un bon connaisseu­r des marchés financiers régionaux. Cette manne doit alimenter un fonds souverain (lire page 24). Paradoxale­ment, c’est une trop forte hausse des cours du pétrole qui représente un danger. Le FMI, qui dressait récemment un bilan plutôt encouragea­nt de l’applicatio­n des réformes, mettait en garde contre la tentation de recourir à la dépense publique pour régler les problèmes du pays à court terme. Le spectre tentateur de la rente pétrolière va encore rôder longtemps au sein du royaume.

3 millions d’étrangers ont déjà quitté le pays

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Mohammed ben Salman a affirmé son pouvoir en procédant d’emblée à une purge dans l’élite du pays.
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La chute des cours du pétrole a montré la fragilité du modèle économique d’un pays qui dépend à 95 % de l’or noir pour ses revenus.
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Une Saoudienne essaie un simulateur de conduite, lors d’un salon automobile réservé aux femmes, le 13 mai à Riyad.
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La cité futuriste Neom coûtera 500 milliards de dollars.

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