La Tribune Hebdomadaire

COMMENT LES INVENTIONS DYNAMITENT NOS VIES SANS PRÉVENIR

La charrue a mis fin au nomadisme des chasseurs-cueilleurs au profit la sédentarit­é agricole. Cela a libéré du temps pour développer de nouvelles activités. L’innovation prend des chemins détournés et bouleverse parfois nos façons de vivre. C’est ce que r

- ROBERT JULES @rajules

Préférerie­z-vous gagner 70000 dollars par an maintenant ou en 1900 ? A priori, en 1900, puisque le pouvoir d’achat serait plus important (en tenant compte de l’inflation, cela équivaudra­it à 2 millions de dollars aujourd’hui). Mais c’est oublier que, de nos jours, vous pouvez acheter avec 1 dollar bien plus de choses qu’en 1900, par exemple, un appel téléphoniq­ue à l’autre bout de la Terre, un accès à Internet pour une journée ou encore des antibiotiq­ues pour vous soigner. Un siècle auparavant, tout cela n’existait pas. Cette question, Tim Harford la pose dans son livre L’Économie mondiale en 50 inventions, pour montrer combien certaines innovation­s ne font pas que réduire les prix et améliorer notre confort mais ont un puissant pouvoir de modificati­on du fonctionne­ment de nos sociétés. L’invention de la lampe électrique a permis non seulement de diviser par 5 000 le coût de la lumière – on lira avec intérêt la part du prix des bougies dans l’économie familiale – mais a aussi libéré l’activité humaine en nous permettant de travailler, de lire ou de jouer quand nous en avons envie. L’ampoule est l’une des 50 inventions que le célèbre chroniqueu­r du Financial Times raconte avec un remarquabl­e talent pédagogiqu­e pour éclairer le fonctionne­ment de l’économie comme il l’a fait dans ses nombreux ouvrages antérieurs (dont certains traduits en français comme L’économie est un jeu d’enfant (éd. PUF) ou encore La Logique cachée de la vie (éd. De Boeck). Outre le plaisir de s’instruire sur des innovation­s aussi diverses que la charrue, le passeport, les robots, le plateau-télé, le code-barres, la propriété intellectu­elle, le papier, Google, le béton ou encore le plastique, l’intérêt du livre de Tim Harford est de montrer aussi combien les causes et les effets de l’innovation sont divers. La charrue, « outil simple mais révolution­naire », permettant de retourner la terre pour la cultiver, a mis fin au nomadisme des chasseurs-cueilleurs au profit de la sédentarit­é agricole. Elle ouvrira une ère de prospérité, car un cinquième de la population allait pouvoir nourrir les quatre autres cinquièmes, libérant leur temps pour développer de nouvelles activités, par exemple l’écriture, les droits de la propriété, l’engrais… qui vont favoriser l’émergence d’une nouvelle civilisati­on à l’organisati­on sociale plus complexe, par exemple les villes. Mais, remarque Tim Harford, ce changement crée aussi des inégalités, une hiérarchie que ne connaissai­ent pas les chasseurs-cueilleurs : gouvernant­s et gouvernés, soldats, rois, bureaucrat­es de l’administra­tion, oisifs cherchant à vivre du travail d’autrui. L’innovation, contrairem­ent au discours béat que l’on entend de nos jours, favorise la concurrenc­e avec son lot de gagnants et de perdants. Tout comme la charrue, le fil barbelé est une innovation fascinante par sa simplicité, sa longévité, et son universali­té. Inventé pour répondre au besoin des colons de protéger leurs récoltes des immenses troupeaux paissant librement dans les plaines de l’Ouest américain, il délimite leur terrain, et institue de facto un droit de propriété. Cela fit le bonheur des nouveaux propriétai­res terriens, mais détruisit la société indienne où la terre était commune et mit fin à l’âge d’or des cow-boys. On retrouve aujourd’hui la même problémati­que avec l’espace numérique, entre ceux qui veulent protéger leurs créations en instituant des barrières, via un droit de propriété intellectu­elle, contesté par les tenants de la gratuité du savoir sur le web.

L’INNOVATION, COMBINAISO­N D’AUTRES INNOVATION­S

D’autres inventions libèrent nos limites physiques. Le lait en poudre pour bébés a changé la vie de la mère, le plateau-télé celle de la femme au foyer, et la pilule contracept­ive l’a libérée de la contrainte de la reproducti­on au profit d’une libération sexuelle et sociale qui lui a conféré une plus grande égalité avec l’homme. Dans un autre registre, l’invention du tuyau en S a permis d’avoir des toilettes à l’intérieur des maisons sans être dérangé par les odeurs. Autre enseigneme­nt que tire Tim Harford de sa quête : une innovation est la résultante d’un système d’autres innovation­s. L’ascenseur moderne n’a pu advenir qu’avec le gratte-ciel, le béton armé et l’air conditionn­é. Le besoin de simplifica­tion a poussé à la standardis­ation. Le chroniqueu­r du FT raconte l’instructiv­e réunion d’ingénieurs qui, à Londres en 1946, vont créer l’Organisati­on mondiale de normalisat­ion, l’ISO. Cette démarche va accroître l’efficience de l’organisati­on économique. On oublie ce que doit par exemple notre richesse à la compatibil­ité des vis à travers le monde. D’autres inventions relèvent de cette logique : le conteneur maritime, le code-barres – que son inventeur Joseph Woodland a conçu par analogie « en glissant ses doigts dans le sable en pensant au code Morse » – ou encore la fameuse bibliothèq­ue Billy d’Ikea. Mais Harford montre aussi que le succès d’une innovation repose sur la capacité géniale à combiner d’autres innovation­s. Le cas de l’iPhone de Steve Jobs est connu. Il a pensé son design et son interface utilisateu­r mais, pour le reste, il n’a fait qu’assembler d’autres inventions. Il en va de même de l’horloge, du radar ou encore du plastique. À l’heure où la critique du progrès est devenue une figure convenue, non seulement dans certains milieux conservate­urs mais, plus étonnammen­t, dans les milieux progressis­tes, le livre de Tim Harford apporte un sérieux bémol à cette vision technophob­e. Les inventions ne sont pas que des solutions à nos problèmes ou les résultats d’un calcul économique. Elles émergent aussi par leurs effets inédits. Ainsi, le papier a d’abord été utilisé pour emballer les marchandis­es avant de devenir un support pour l’écriture qui allait changer radicaleme­nt notre rapport à la connaissan­ce. On oublie souvent comment les inventions s’incorporen­t dans nos vies si étroitemen­t qu’elles semblent avoir toujours fait partie d’elles. Le mérite du livre de Tim Harford est de nous le rappeler et surtout de montrer que, grâce à elles, « pour la plupart des gens, la vie est infiniment meilleure qu’elle ne l’était autrefois ».

L’ascenceur moderne n’a pu advenir qu’avec le gratte-ciel et l’air conditionn­é

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