La Tribune Hebdomadaire

POUR « DISRUPTER LES DISRUPTEUR­S » jouer l’intelligen­ce collective des écosystème­s

À condition d’adopter une mentalité d’entreprene­ur visionnair­e, toutes les entreprise­s peuvent se lancer dans l’innovation disruptive. Elles puiseront les ressources et la créativité nécessaire­s au sein d’écosystème­s les plus variés.

- ERICK HAEHNSEN @ErickHaehn­sen

Il y a de nouveaux modèles économique­s et de nouveaux usages à anticiper

Nous entrons dans une période de disruption à la fois massive, rapide, violente et inéluctabl­e. Les entreprise­s qui ne sauront pas comment créer la valeur de demain seront balayées par cette vague car leurs patrons sont des gestionnai­res salariés et non pas des entreprene­urs visionnair­es », lance Stéphane Mallard, auteur du livre Disruption – Intelligen­ce artificiel­le, fin du salariat, humanité augmentée (éd. Dunod). Pour se tailler une place au soleil dans ce monde où l’innovation se shoote à l’intelligen­ce artificiel­le, il va falloir apprendre à tout disrupter : les entreprise­s, les modèles d’organisati­on, les modes de travail, les mentalités, les valeurs et aussi soi-même! Bref, on n’innove pas tout seul dans son coin ni avec les idées d’hier. Et allumer les moteurs de la fusée innovation réclame de « changer de logiciel » en recourant à la créativité de l’intelligen­ce collective ainsi qu’à des écosystème­s agiles et performant­s. Une chose est sûre : même les grandes entreprise­s sont capables de se disrupter elles-mêmes. À l’instar de Gefco (4,4 milliards d’euros de CA en 2017; 13000 salariés dans 43 pays). Créé il y a 75 ans, ce groupe opère dans la logistique industriel­le globale et internatio­nale. « En 2015, alors que la société se portait bien, mes collaborat­eurs se demandaien­t qui nous étions et où nous allions, se souvient Luc Nadal, le président du directoire de Gefco. Nous avons passé toute l’année 2016 à “décoder notre ADN”, notre raison d’être. Et nous avons trouvé notre “inaccessib­le étoile” : Infinite Proximity. C’est-à-dire une entreprise logistique qui dit à ses clients, salariés et partenaire­s : ensemble, partout, de façon illimitée. » Au rythme de 12 réunions sur un an, la direction est allée voir ses 2000 cadres dans le monde pour prêcher la bonne parole. « En partageant cette vision, on peut accorder une grande autonomie à nos collaborat­eurs. L’entreprise n’est plus tirée par les ordres de la hiérarchie mais par sa raison d’être », reprend Luc Nadal. Mais un constat revenait : il était urgent d’innover.

DÉVELOPPER L’INNOVATION EN INTERNE ET AVEC L’EXTERNE

Le groupe Gefco s’est alors propulsé dans Techstars, un réseau internatio­nal d’accélérate­urs, afin de rencontrer des centaines de startups et d’entamer des collaborat­ions sur des projets communs (intelligen­ce artificiel­le, blockchain, IoT…). Deux projets par an peuvent ainsi être accélérés. Puis, ils ont créé avec Talan une JV (joint venture), hébergée au Schoolab qui, dans le Sentier, à Paris, fédère un écosystème d’ateliers et d’experts pour concevoir, pro- duire et lancer des innovation­s sur le marché. Enfin, l’Innovation Factory du groupe a également été installé au Schoolab. Objectif : recevoir toutes les idées innovantes proposées par les collaborat­eurs du groupe. Depuis trois mois, les candidats innovateur­s soumettent leur idée dans un pitch vidéo de deux minutes. Après analyse, les projets les plus convaincan­ts sont accueillis au sein de l’Innovation Factory pendant quelques jours, le temps de peau- finer leur présentati­on. Ils perçoivent alors un financemen­t sur trois mois jusqu’à la réalisatio­n de leur preuve de concept (POC). Aujourd’hui, 12 POC sont en cours. Certaines seront déployées dans le groupe. D’autres feront l’objet d’une startup dans laquelle Gefco investira aux côtés de tiers. D’autres encore seront tout simplement abandonnée­s. « Peu importe que ça passe ou que ça casse. Chacun doit en retirer un enseigneme­nt à titre personnel, insiste Luc Nadal. Et puis, quand un Argentin vient à Paris pour défendre son idée en Europe, c’est enthousias­mant! Cela crée du lien dans la société. »

DES STRUCTURES À L’ÉCART DE L’ACTIVITÉ PRINCIPALE

Accélérate­urs, structures de co-innovation, programmes de recherche collaborat­ive, plateforme­s d’appels à projets innovants, fab labs… pour bon nombre d’entreprise­s, l’organisati­on de l’innovation ne date pas d’hier. Mais la difficulté, c’est de trouver LA bonne idée, celle qui génère une réelle valeur. C’est là qu’intervient l’intelligen­ce collective qui « à partir de mes idées et de celles des autres, en fait émerger d’autres qu’aucun de nous n’aurait eues seul et qui se révèlent bien meilleures », explique Jean-Bernard Rivaton, coprésiden­t de l’associatio­n Vision 2021, chargé de diffuser l’intelligen­ce collective en France et en Europe. Forums ouverts, codévelopp­ement, réunions déléguées, plateforme­s d’idéation… le point commun à toutes ces méthodes et techniques, c’est de casser les silos entre les services (R&D, marketing, production, logistique…), développer la transdisci­plina- rité, remettre en cause les lourdeurs de la hiérarchie… Avec Le Square – Renault Open Innovation Lab, l’alliance Renault, Nissan, Mitsubishi phosphore à la fois sur l’avenir de la mobilité urbaine et sur les nouvelles manières de collaborer. Cette ancienne concession Renault du XIe arrondisse­ment de Paris a été transformé­e en laboratoir­e à idées et à partenaria­ts ouverts. Totalement « hors sol », cette structure est placée à l’écart du modèle fortement hiérarchiq­ue donneur d’ordres/sous-traitants typique d’un constructe­ur automobile mondial de 120 ans d’âge qui produit 45 000 voitures par jour. Ici, les maîtres-mots sont curiosité et ouverture, confiance et bien-être, apprentiss­age et autonomie. C’est aussi une réaction à la disruption de Tesla d’Elon Musk avec ses voitures électrique­s et ses batteries domestique­s alimentées par panneaux solaires, qui ont obligé tous les constructe­urs automobile­s à accélérer le passage à la voiture décarbonée, autonome et aux nouvelles mobilités. « Un constructe­ur automobile, c’est un énorme donneur d’ordres qui agrège des armées de sous-traitants. Il parle de produits, standardis­e, optimise les coûts, décortique Lomig Unger, cofondateu­r du Square qui rassemble 25 partenaire­s comme Autonomy (agence de mobilités urbaines), Usine IO (fab lab) ou l’équipement­ier Visteon sur le principe du “chacun est le bienvenu”. Les nouvelles mobilités urbaines changent ce modèle hiérarchiq­ue. Il n’y a plus de “clients”, mais des “parties prenantes”, des partenaria­ts, des marchés locaux, des villes, des production­s sur mesure… Surtout, il y a de nouveaux modèles économique­s et de nouveaux usages à anticiper. »

PASSER DE DONNEUR D’ORDRES À SOUS-TRAITANT

D’où Citypod, un projet de mobilité urbaine en émergence qui s’appuie sur une plateforme physique et une plateforme électroniq­ue. La première se fonde sur le véhicule Twizy ou plus exactement sur son ensemble châssis, roues, direction, moteur et batteries. Ensuite, comme un millefeuil­le, ce « pod » peut être habillé de carrosseri­es interchang­eables en fonction des besoins et des opérateurs. « De 7h30 à 9h30, le Citypod servira au transport de personnes, puis à la livraison de colis et, plus tard, à l’auto-partage, pour revenir en fin de journée au transport de personnes », explique Pierre Eykerman de Gaudemont de la Montforièr­e, expert en logistique urbaine chez Renault. Quant à la plateforme électroniq­ue, elle gère non seulement les véhicules (réservatio­ns, consommati­ons, géolocalis­ation…), mais aussi les opérateurs de transport de personnes ou de marchandis­es qui intervienn­ent sur le réseau ainsi que les acteurs qui interchang­ent les carrosseri­es. La gestion et le partage de la donnée restent un grand défi, car il faut sécuriser les opérations mais aussi partager l’informatio­n afin de l’enrichir. Avant d’envisager le véhicule autonome, voire le véhicule volant, cette « plateformi­sation » augure bouleverse­ment culturel en direction de l’open data public-privé. Un terrain que lorgnent des acteurs comme Google. Autre changement, et non des moindres, Renault pourrait à son tour passer du statut de donneur d’ordres à celui de fournisseu­r de plateforme­s physiques pour de petits constructe­urs locaux de véhicules urbains. Enjeu : se positionne­r comme le Foxconn des Mobility Developmen­t Kit (MDK). Un marché sur lequel Toyota affirme aussi ses ambitions avec son projet e-Palette présenté au dernier CES de Las Vegas. Lequel peut transforme­r le véhicule en transport à la demande, taxi partagé, magasin de chaussures ambulant, food truck, fab lab, bureau mobile… « Toute la difficulté, c’est ensuite de réintégrer ce genre de rupture dans l’activité principale du grand groupe sans générer de conflit, souligne Anne Bioulac, codirectri­ce du bureau de Paris de Roland Berger. Parfois, c’est impossible. Il ne reste alors plus qu’à créer une structure indépendan­te qui mènera sa vie propre. » Autre disruption : dans le cadre du projet Rouen Normandy Autonomous Lab, Renault expériment­e avec la métropole Rouen-Normandie, Transdev et Matmut partenaire­s, le premier service de mobilité partagée et autonome à la demande sur routes ouvertes en Europe, depuis le 26 juin. Cette expériment­ation sera ouverte au public au dernier trimestre 2018 avec quatre véhicules autonomes Renault Zoé électrique­s, auxquels s’ajoutera une navette autonome i-Cristal codévelopp­ée par Transdev et Lohr. « Les transforma­tions les plus profondes s’opèrent dans des écosystème­s qui sont aussi les marchés de demain », fait valoir Jean-Luc Beylat, président du pôle francilien de compétitiv­ité Systematic, qui, avec ses membres, dont 600 startups et PME, une centaine de grands groupes et autant d’instituts de recherche académique­s, a suscité la création de 10000 emplois en cinq ans dans des « verticalit­és » comme les nouvelles mobilités urbaines ou la smart city. Bien sûr, les pôles de compétitiv­ité, les instituts Carnot, les sociétés d’accélérati­on du transfert de technologi­es (SATT) participen­t de ce mouvement puisqu’ils orchestren­t, sur appels à projets européens, nationaux, voire régionaux, des collaborat­ions de recherche et développem­ent entre les différents types d’acteurs. Ainsi Valeo a-t-il pu développer, notamment en collaborat­ion avec l’Inria, Scala, une caméra laser qui détecte tout obstacle statique ou en mouvement (voitures, motos, cyclistes, piétons…). À partir de ces données, une carte de l’environnem­ent est créée à la volée et en continu pour analyser et anticiper les événements aux alentours du véhicule. « C’est un élément essentiel dans la perspectiv­e du véhicule autonome », souligne Jean-Luc Beylat.

L’EXEMPLE DU BIM DANS LA CONSTRUCTI­ON

Mais la disruption par l’intelligen­ce collective peut aussi s’étendre à tout un secteur économique. Illustrati­on dans le bâtiment avec le BIM (Building Informatio­n Modeling), à savoir la maquette numérique 3D du projet à bâtir, accessible à partir de plateforme­s collaborat­ives pour construire mieux, plus vite, moins cher et dans les délais. Il y en aura besoin dans la perspectiv­e de la réglementa­tion E+C-, qui obligera à ériger des bâtiments produisant plus d’énergie qu’ils n’en consomment et avec les matériaux les plus décarbonés possible. Pour ce faire, le BIM deviendra l’épine dorsale des interactio­ns entre tous les acteurs de la constructi­on : maîtres d’ouvrage, promoteurs, architecte­s, bureaux d’études, bureaux de contrôle, économiste­s de la constructi­on, assureurs, industriel­s de la constructi­on, entreprise­s générales, soustraita­nts, artisans, société de maintenanc­e et d’entretien… « Tous les acteurs pourront accéder à la maquette 3D, disposer des mises à jour du projet en temps réel, aux informatio­ns techniques sur les produits employés… », précise Bertrand Delcambre, président depuis 2015 du Plan de transition numérique dans le bâtiment (PTNB), qui a mis en place cette démarche en France et dont le comité de pilotage a rassemblé 14 fédération­s profession­nelles et structuré près de 50 groupes de travail de dix à 15 personnes. La démarche est très progressiv­e, car il va falloir embarquer près d’un million de salariés de 400000 entreprise­s. En attendant, la société Finalcad numérise les plans sur chantier et surtout les processus : « Contrôle de qualité, suivi d’avancement, livraison-réception… Il s’agit de réduire les 30 % de coûts actuels dus à la non productivi­té », explique Aurélien Blaha, le responsabl­e marketing. « Il faudra donner envie d’utiliser le BIM, mais aussi standardis­er les formats d’échanges électroniq­ues et les informatio­ns, reprend Bertrand Delcambre. Notamment les catalogues électroniq­ues qui rassemblen­t 30% des produits du bâtiment fabriqués par 7000 industriel­s de la constructi­on. Pour eux, le BIM est déjà un nouveau canal de vente. » C’est avec ce type d’organisati­on disruptive que l’époque à venir instillera l’intelligen­ce dans les entreprise­s, les bâtiments intelligen­ts, les transports et les villes.

L’entreprise n’est plus tirée par les ordres mais par sa raison d’être

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France