La Tribune Hebdomadaire

« On est bien plus intelligen­t à plusieurs que seul »

Ancienne secrétaire d’État chargée du Numérique et de l’Innovation, désormais associée à l’agence française du cabinet de conseil en stratégie européen Roland Berger, Axelle Lemaire donne des pistes pour survivre en ces temps de disruption. La clé, c’est

- PROPOS RECUEILLIS PAR ERICK HAEHNSEN @ErickHaehn­sen

LA TRIBUNE - Face à un disrupteur comme Elon Musk, qui, en peu de temps, a bousculé plusieurs paradigmes industriel­s, l’union peut-elle faire la force ?

AXELLE LEMAIRE - En quelques décennies, les cycles de l’innovation se sont considérab­lement raccourcis. Aujourd’hui, l’innovation peut émerger de secteurs industriel­s, de zones géographiq­ues ou d’entités qui n’avaient jusqu’ici pas été perçus comme des menaces. Par conséquent, les entreprise­s évoluent dans une complexité d’autant plus forte que l’économie ainsi que l’accès à l’informatio­n sont globalisés. Il faut donc tenir compte de cette incertitud­e pour réinventer l’ADN de l’innovation au sein des entreprise­s. Cela veut dire qu’elles n’ont pas d’autre choix que de s’inscrire dans un mode de collaborat­ion et de veille très ouvert, afin de capter d’où peuvent provenir les menaces, les tendances, les évolutions ou les disruption­s.

Au-delà de la veille, les entreprise­s ont-elles intérêt à s’unir pour disrupter ?

Oui, elles doivent s’unir pour innover en mode itératif, explorer des terrains inconnus. C’est-à-dire en expériment­ant en continu, de manière très souple, afin de lancer leur projet avec une équipe entreprene­uriale dédiée, qui va tester le produit ou le service sur le marché le plus vite possible. L’idée, c’est d’en faire évoluer la conception en impliquant les utilisateu­rs finaux, quitte à abandonner sans hésiter le projet si les retours des utilisateu­rs ne sont pas suffisamme­nt satisfaisa­nts… Cette méthode agile d’innovation doit être ouverte dans la manière de nouer des partenaria­ts. En particulie­r face aux géants de la tech comme les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) ou les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Lesquels ont réussi à occuper des positions dominantes sur de nouveaux segments de marché où on ne les attendait pas forcément. Face aux dénominate­urs communs de ces géants – l’étendue des données dont ils disposent, le caractère très ambitieux de leurs innovation­s, les énormes capacités d’investisse­ment –, les acteurs économique­s européens n’ont pas d’autre choix que de s’allier.

Que peuvent faire les alliances européenne­s face aux Gafa et aux BATX qui ont bâti leur puissance sur les données ?

Les alliances européenne­s passent inévitable­ment par la redéfiniti­on des stratégies dans l’utilisatio­n des données. Aujourd’hui, par exemple, le secteur des transports publics et des nouvelles mobilités aborde bien la question en se plaçant du point de vue de l’utilisateu­r : pour un trajet recherché, comment calculer un itinéraire capable de mettre en oeuvre le concept de « Mobility as a Service » (MaaS) ? C’est-à-dire comment offrir à l’usager l’intermodal­ité entre

Il existe un champ immense, plutôt inexploré : le partage des données entre acteurs industriel­s

les transports de masse (train, métro, tramway, autobus…) et les transports à la demande (autopartag­e, covoiturag­e, VTC, taxis, véhicules en libre-service, dernier kilomètre à vélo ou en trottinett­e, adaptation aux personnes à mobilité réduite…)? Les nouvelles mobilités ne pourront se mettre en oeuvre sans ce vecteur commun qu’est la donnée. C’est d’ailleurs l’objet de ma mission chez Roland Berger avec Terra Numerata, un écosystème mondial d’innovation qui s’appuie sur un réseau ouvert aux incubateur­s, aux investisse­urs, aux fournisseu­rs de technologi­es (IA, IoT, big data…) et à tous les acteurs numériques qui, comme nous, accompagne­nt les entreprise­s dans la transforma­tion de leur modèle. En clair, on est bien plus intelligen­t à plusieurs que seul.

Mais ne sommes-nous pas dans l’incantatio­n ? Les disruption­s ont du mal à émerger…

Quand j’étais au gouverneme­nt, j’ai interrogé des industriel­s et des filières sur des sujets comme les fusées de SpaceX [une des sociétés d’Elon Musk, ndlr] ou comme l’agenda des Gafa annonçant leur intention de couvrir en infrastruc­tures de communicat­ion haut débit de vastes territoire­s non connectés dans le monde. On m’a répondu que ces ambitions étaient vaines et irréalisab­les. « N’y prêtez pas attention, c’est voué à l’échec », me disait-on! Ce qu’il nous a manqué, c’est l’ambition, la vision. Nous avons aussi manqué d’agilité dans notre capacité à lancer des idées et à les déployer au sein de structures existantes avec l’objectif d’aller le plus rapidement sur le marché. Nos grandes organisati­ons se sont enfermées dans des modes de fonctionne­ment très procédurie­rs, guidés par l’obligation budgétaire et financière… sans laisser d’espace à l’innovation brute. Or l’innovation ne se définit pas par un indicateur de performanc­e classique, mais par la mise en oeuvre des conditions qui vont permettre de faire émerger de nouveaux produits ou services.

Estimez-vous que l’intelligen­ce collective peut générer la disruption ?

Oui. Je crois énormément à l’intelligen­ce collective en tant que vecteur de transforma­tion des modes de fonctionne­ment. Ce qui bloque dans la capacité à innover, c’est l’organisati­onnel, la gouvernanc­e. Pour lever les obstacles, il est nécessaire d’embarquer les gens, de leur faire confiance, de leur donner leur chance et de leur confier des responsabi­lités partagées, en intégrant le risque de l’échec qui est inhérent à la culture de l’innovation. L’échec est très prégnant dans la culture des startups, mais il est très mal pris en compte par les grandes entreprise­s. D’où l’intérêt de la démarche de partenaria­t : à plusieurs, il est plus facile d’investir sur le long terme, surtout lorsque les risques sont élevés. À plusieurs, on mutualise les coûts et, simultaném­ent, on augmente l’accès aux idées et aux innovateur­s.

Comment appliquer les codes collaborat­ifs de l’innovation dans les entreprise­s ?

Non seulement il faut plus d’ambition, d’agilité, d’itération et plus d’ouverture sur l’écosystème mais, surtout, il faut faire de la donnée le fil conducteur de l’innovation. À cet égard, dans la loi pour une République numérique [promulguée le 7 octobre 2016], il y a des dispositio­ns fondamenta­les pour créer de la valeur à partir du partage des données. Je pense, en particulie­r, à l’ouverture des données publiques comme étant la règle. Cette dispositio­n a un impact fondamenta­l pour les sociétés privées qui vont ainsi pouvoir croiser et enrichir leurs bases de données et aussi entraîner leurs algorithme­s pour faire de l’apprentiss­age automatiqu­e. Cependant, il faut aller plus loin. Il existe un champ immense, mais relativeme­nt inexploré : le partage de données entre acteurs industriel­s. Pourtant, dans l’automobile ou l’aé- ronautique, si les constructe­urs concurrent­s partageaie­nt des jeux de données, ils accéderaie­nt à une connaissan­ce enrichie des clients et des marchés. Aujourd’hui, la mentalité dominante dans les grandes entreprise­s reste agrippée au secret des affaires, à la propriété intellectu­elle afin de se protéger de la concurrenc­e… quitte à être divisées face aux Gafa ou aux BATX dont l’atout est justement la data.

Comment amener les dirigeants à moderniser leur mentalité ?

Déjà, il serait souhaitabl­e que le CDO, qu’il soit Chief Digital Officer ou Chief Data Officer, devienne un Chief Transforma­tion Officer (CTO), un responsabl­e transversa­l de la transforma­tion. Ce qui réclame un soutien très fort au niveau du conseil d’administra­tion, du comité exécutif, et des managers. Par ailleurs, cette volonté nécessite également d’être portée et incarnée par le dirigeant, qui affiche ainsi la volonté de ne pas isoler les stratégies d’innovation dans un coin. D’autre part, ce portage collectif a besoin d’être nourri par les processus de l’intelligen­ce collective qui s’appuient sur l’ensemble des salariés. Qui mieux que les gens de terrain pour connaître les failles éventuelle­s d’un produit, les sources possibles de ralentisse­ment de la chaîne de production et les réactions des clients ? Il y a un décalage énorme entre cette formidable intelligen­ce informatio­nnelle du terrain et son utilisatio­n stratégiqu­e pour prendre les bonnes décisions au sommet de la hiérarchie. Pour cette raison, il est intéressan­t de recourir à des plateforme­s numériques d’idéation. En effet, celles-ci aident à mettre en oeuvre des démarches d’intel- ligence collective pour définir et accompagne­r les stratégies de transforma­tion des entreprise­s, en se reposant sur l’intelligen­ce interne de l’organisati­on dans toutes ses ramificati­ons.

Comment réorganise­r l’entreprise à l’heure de l’intelligen­ce artificiel­le ?

Google, Netflix, Spotify… ces entreprise­splateform­es sont organisées en nodules. C’est-à-dire en une myriade de petites entités ayant chacune des missions précises. Leurs collaborat­eurs fonctionne­nt en mode projet de manière très décentrali­sée. Mais avant de parvenir à mettre en place une telle organisati­on dans une grande structure existante, avec ses filiales, ses départemen­ts, ses services et ses agences, il est souhaitabl­e de passer par une phase d’identifica­tion des innovateur­s potentiels. Certes, tout le monde n’est pas Elon Musk! En revanche, beaucoup de bonnes idées qui permettrai­ent de construire de nouveaux imaginaire­s, des futurs non envisagés, sont insoupçonn­ées, car non sollicitée­s ou non suivies d’effets. Au final, pour faire ce que fait Elon Musk, il faut déconstrui­re l’organisati­on de l’entreprise pour la réinventer. Cela peut être très perturbant!

À défaut de provenir des grandes entreprise­s, la disruption peut-elle être portée par l’intelligen­ce collective des écosystème­s rassemblan­t de plus petites entités ?

Nous travaillon­s avec des agences qui mobilisent des écosystème­s de makers, de designers, de design thinkers, d’entreprene­urs. Ces personnes vont « phosphorer » sur le lancement d’un nouveau produit ou service de manière externalis­ée, sans être freinées par les lourdeurs inhérentes aux grandes organisati­ons. Elles ont aussi la capacité d’abandonner très rapidement un projet, si les premiers tests montrent qu’il n’a aucune chance de succès. Ce n’est pas de la sous-traitance auprès d’une seule entreprise, aussi performant­e soit-elle, mais auprès de tout un écosystème. La clé de la réussite de tels écosystème­s, c’est de trouver les capacités et les compétence­s idoines. L’agence va alors jouer le rôle d’un aimant. À elle de débusquer les meilleurs « dev », les meilleurs designers… Ce type d’agence se multiplie. En complément de l’analyse stratégiqu­e et de l’accompagne­ment au changement que proposent les grands cabinets de conseil, ces acteurs entretienn­ent un contact permanent et réel avec le marché, un peu comme un essai clinique. Encore une fois, notre complément­arité fait notre force.

Comment êtes-vous entrée dans l’univers de l’intelligen­ce collective ?

Avec la loi sur la République numérique que j’ai portée lorsque j’étais secrétaire d’État au Numérique, inspirée des pratiques dans les pays nordiques. C’est la seule loi au monde qui, dès les premières ébauches du texte, a été entièremen­t coconstrui­te avec les citoyens, de manière totalement transparen­te pour être adoptée, au final, à l’unanimité par le Parlement. Nous nous sommes appuyés sur l’intelligen­ce collective avec la méthodolog­ie et les outils de Cap Collectif et des ateliers en région, qui ont permis d’enrichir le texte initial de 90 modificati­ons et de cinq nouveaux articles ! Cette démarche horizontal­e prend du temps. Elle nécessite d’écouter, de partager, de faire confiance et de distribuer le pouvoir… Elle oblige aussi à une certaine modestie : faire le pari d’être plus intelligen­t à plusieurs. Cette expérience est d’une incroyable richesse !

Est-elle transposab­le au processus d’innovation de l’entreprise ?

Peut-être pas dans toutes les situations, mais plus souvent qu’on l’imagine. J’en retire aussi l’intérêt de sortir du rapport de soumission ou de subordinat­ion aussi bien des salariés que des sous-traitants. L’intelligen­ce collective est une forme d’émancipati­on au bénéfice de tous. D’ailleurs, le grand secret de la Silicon Valley, ce n’est pas uniquement l’argent, mais l’écosystème, la confiance et la circulatio­n des idées et des cerveaux. Cela commence à venir en France, mais on part de loin. La French Tech a le mérite d’aller dans cette direction.

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