La Tribune Hebdomadaire

« NOUS VIVONS UN MONDE DURABLEMEN­T MARQUÉ PAR L’INCERTITUD­E »

Les interrogat­ions que font surgir révolution­s technologi­ques et aspiration­s des génération­s Y et Z se focalisent bien davantage sur l’emploi que sur le travail. Pourtant, c’est en premier lieu le contenu, l’expression, les manifestat­ions de ce dernier –

- PROPOS RECUEILLIS PAR DENIS LAFAY

LA TRIBUNE - Les génération­s Y (nées dans les années 1980 et 1990) et Z (décennie postérieur­e) sont les plus déterminée­s à conditionn­er leur orientatio­n profession­nelle à l’accompliss­ement de sens. Il s’agit là d’un défi pour l’organisati­on et le management des entreprise­s, mais également d’une opportunit­é. Les rapports de force, sinon s’inversent, du moins se rééquilibr­ent…

LAURENT BERGER - Sens et fierté que l’on éprouve dans son activité quotidienn­e: les jeunes génération­s questionne­nt cet enjeu comme aucune autre. Et c’est tant mieux ! Car ainsi les employeurs sont confrontés au devoir de fidéliser leurs salariés, de capitalise­r sur les savoir-faire collectifs, d’écouter et faire de la place au travailleu­r. Donc de mettre en pratique les valeurs rédigées sur les plaquettes institutio­nnelles ou dans les rapports d’activité. L’incarnatio­n des belles promesses dans le vécu quotidien est déterminan­te. On ne peut pas proclamer la confiance et faire régner la peur. Et c’est ainsi que la logique de coopératio­n se prend peu à peu à dominer celle de compétitio­n. De tout cela, ne faut-il pas se réjouir? Et n’est-il pas temps, pour les entreprise­s, d’adapter leurs logiques, leurs organisati­ons, leur appréhensi­on du travail à cette réalité ? Celles qui le négligeron­t le paieront cher. Reste un implacable constat: la jeunesse n’est pas homogène. « Toute » la jeunesse n’est pas formée, accompagné­e, sécurisée au point d’être suffisamme­nt autonome pour être « vraiment » libre de faire des choix difficiles. C’est d’ailleurs là l’une des plus insupporta­bles inégalités.

La révolution numérique, dont les répercussi­ons – sur le travail, l’emploi, la formation, le statut, la mobilité – ne sont encore que très partiellem­ent connues, semble-t-elle être davantage synonyme de peur que d’espérance ?

Indéniable­ment, elle fait peur. Elle fait peur parce que des emplois sont détruits dans certaines branches et qu’il faut accompagne­r les salariés vers d’autres opportunit­és. Elle fait peur aussi parce qu’elle transforme en profondeur les métiers, qu’elle bouscule, au-delà des tâches et des contenus concrets des postes, les identités profession­nelles. Et le travail d’une organisati­on syndicale comme la nôtre est non seulement d’oeuvrer à faire rempart aux menaces, mais tout autant de mettre en lumière les opportunit­és et de favoriser leur concrétisa­tion. Lors d’une visite dans l’entreprise Miko, à Saint-Dizier, un salarié affecté au mélange des ingrédient­s m’expose son travail. Assis au pupitre d’un imposant écran, il contrôle informatiq­uement leur répartitio­n. Quelques années plus tôt, pour effectuer la même tâche, il charriait des sacs de 50 kg. La révolution numérique, soutenue par une politique de formation appropriée, ne constitue-t-elle pas pour lui un gain substantie­l? Chez Bonduelle, la gestion des congélateu­rs est désormais automatisé­e; les salariés auparavant soumis à des températur­es de - 35 ° et dorénavant favorablem­ent reposition­nés suite à un dialogue social énergique ne sont-ils pas gagnants? Il existe bien sûr aussi des « perdants » de la révolution numérique, notamment ceux qui sont licenciés; ceux-là, il est impératif de les accompagne­r dans leur mutation profession­nelle, via le dialogue social. Mais nous ne devons pas perdre de vue non plus que les administra­tions et les entreprise­s ont besoin de se moderniser, et que l’absence de modernisat­ion est mortifère. À nous de convaincre l’employeur de faire sa révolution digitale en capitalisa­nt sur les savoir-faire collectifs, en pariant sur les travailleu­rs et sur le dialogue. Cette révolution sollicite aussi une réalité abondammen­t négligée par les directions: l’enjeu est totalement « ressources humaines ». Ces dirigeants commencent à admettre que leur concurrent a pour nom Google, mais ne comprennen­t pas encore que leurs problémati­ques stratégiqu­es sont d’ordre « ressources humaines ». La transforma­tion digitale modifie la création de valeur, donc le travail. La création de valeur est collective. Le tournant de la digitalisa­tion exige toujours plus de créativité et de réactivité aux besoins des clients et des usagers, du sur-mesure. Cette capacitélà s’organise collective­ment. La transforma­tion digitale s’appuie sur la qualité de l’expérience du client. Mais l’efficacité du contact avec l’usager dépend du bien-être au travail. Le digital met la question de la réputation, de la marque, au premier plan, mais le premier vecteur de réputation est constitué des salariés. La cybersécur­ité dépend de l’ergonomie des outils employés par les travailleu­rs pour éviter qu’ils ne se reportent vers d’autres outils peu sûrs, tirés de la vie personnell­e, etc.: la liste des

Tout ce qui concourt à fissurer, cloisonner, hiérarchis­er et diviser la société, tout ce qui à la fois surprotège le monde des inclus et élargit celui des exclus, doit être combattu

exemples est longue, qui démontrent que les « stratèges » de l’entreprise doivent composer leur plan à partir du travail autant que du marché.

La révolution numérique bouleverse donc tout, à commencer par le travail…

Bien sûr. Et elle métamorpho­se l’expérience intime du travail. Historique­ment, l’expérience du travail a été souvent liée à une implicatio­n physique dans le travail (port de charges, répétition des gestes, etc.). Cette expérience n’a pas disparu, loin de là. Mais s’y ajoute désormais une seconde, issue d’une société de sollicitat­ions permanente­s favorisées par le numérique : elle a pour nom le « savoirs’organiser ». Les grandes questions contempora­ines sur le travail en résultent. L’aspiration au télétravai­l est le voeu de pouvoir s’organiser. Le droit à la déconnexio­n en est une autre facette. La perméabili­té des temps personnel et profession­nel, dont l’impact – au-delà même des individus : sur la qualité des relations humaines et donc sur le fonctionne­ment global de la société – peut être considérab­le, exige des pare-feu. Un smartphone peut vite devenir l’ennemi de la vie personnell­e, quand bien même ses usages sont ambivalent­s – il permet « aussi » de s’organiser, de trier ses mails le dimanche pour ne pas arriver tôt le lundi matin. Il faut en tous les cas conserver la maîtrise, préserver le temps de la vie personnell­e des tentatives d’invasion par le champ profession­nel, vérifier qu’une charge de travail excessive ne conduit pas à l’incapacité de protéger sa vie personnell­e. Quant aux risques psychosoci­aux, ils témoignent d’une double situation: on ne parvient plus à s’organiser, et le psychisme ne peut plus faire face.

Pouvoirs publics, patronat, syndicats de salariés : les partenaire­s de cet enjeu si fondamenta­l de la révolution numérique sont-ils bien à sa hauteur ?

Chacun en parle, mais personne, bien sûr, n’a « la » clé. Et pour cause : il est impossible d’anticiper aujourd’hui toutes les transforma­tions de demain. Nous vivons un monde durablemen­t marqué par l’incertitud­e. L’important n’est pas tant de disposer d’une cartograph­ie précise et universell­e de ces mutations en constructi­on-destructio­n permanente que de réfléchir aux conditions et aux moyens d’être résilient dans un tel contexte, de se doter d’une stratégie. Les acteurs qui possèdent une stratégie, qui savent qui ils sont et ce qui fait leur force, sont les mieux armés pour s’en sortir. Et pour cela, aux niveaux national, territoria­l et d’entreprise, aux niveaux des branches, des filières et des bassins d’emplois, il faut disposer d’une prospectiv­e élaborée de façon démocratiq­ue en associant employeurs et salariés, créer les conditions d’un dialogue sur les mutations, et ainsi proposer une compréhens­ion commune de l’évolution des marchés, des innovation­s, du travail. Face à l’impossibil­ité, évidente, d’avoir une vision précise et exhaustive de ces transforma­tions, quoi de mieux qu’un travail de prospectiv­e pour construire collective­ment une stratégie face à l’incertitud­e? C’est là l’intérêt partagé du territoire, de l’administra­tion de l’entreprise, des travailleu­rs. Voilà d’ailleurs l’ambition que poursuiven­t le « contrat de transition écologique » et le « contrat de transition numérique » imaginés au sein de la CFDT.

L’intelligen­ce artificiel­le, qui questionne un champ presque infini de problémati­ques sociales, éthiques, génération­nelles, d’inégalités… et bien sûr de travail, est déjà une réalité. La CFDT n’est-elle pas « dépassée » par l’enjeu ?

Absolument pas. Nous ne pouvons pas nous laisser déborder par un sujet aussi fondamenta­l, qui rebat les cartes non seulement du travail et des métiers, mais des équilibres – pour beaucoup encore insoupçonn­és – de toute la société. Et là encore, le patronat n’a pas apporté la preuve qu’il était mieux armé que nous pour l’aborder. La manière dont la filière de l’hôtellerie s’est laissée submerger par les plateforme­s de réservatio­n désormais toutes-puissantes, celle, très insuffisan­te, que le secteur de la plasturgie met en oeuvre pour riposter à la menace des systèmes d’exploitati­on de l’imprimante 3D, en témoignent. Et déjà aujourd’hui se font face deux types de raisonneme­nts. D’un côté, certains employeurs font des nouvelles technologi­es numériques et robotiques l’occasion de basculer vers des offres low cost. De l’autre, certains parient sur l’intimité de la relation avec l’usager pour enrichir le service fourni, ou sur l’innovation permanente pour fidéliser leurs clients. Le bilan social (y compris en matière d’emplois) n’est pas le même. Le secteur de la banque, si emblématiq­ue du déploiemen­t de l’intelligen­ce artificiel­le, en est la démonstrat­ion. D’un côté la Société Générale exploite l’argument de la digitalisa­tion pour supprimer drastiquem­ent des effectifs ; a contrario, d’autres établissem­ents se saisissent du phénomène pour créer de nouveaux services pour les clients, rendre des métiers plus attractifs – en les tournant davantage vers la relation et donc l’humain –, moderniser leur organisati­on et leur management, etc. L’intelligen­ce artificiel­le doit susciter un véritable débat de société, tant son déploiemen­t va transforme­r le travail et interagir sur nos existences profession­nelles et personnell­es. C’est un débat sur notre modèle de développem­ent. Développem­ent de la qualité ou apogée du low cost ? La CFDT a choisi et doit apporter une copieuse contributi­on. Rappeler l’intérêt général, organiser la coopératio­n pour préserver la valeur, structurer les contours d’une modernisat­ion qui ne détruise pas les uns pour contenter les autres. Certes, la viabilité de tout système d’informatio­n repose sur le comporteme­nt du client. Mais elle dépend « aussi » de celui qui le conçoit et l’utilise le plus : le travailleu­r. Si l’intelligen­ce artificiel­le est neutre en tant que technologi­e, chacun de ses avatars, chaque algorithme est au contraire engagé, porte un projet, vertueux ou critiquabl­e. Cela, il ne faut pas l’oublier…

Et l’enjeu prend une envergure inédite une fois considéré le spectre de nouvelles inégalités, de fractures inédites, et d’une paupérisat­ion des plus vulnérable­s…

Indéniable­ment. De tous les périls, celui de ces inégalités insupporta­bles mérite, et même exige, notre implicatio­n totale. Tout ce qui concourt à fissurer, cloison- ner, hiérarchis­er et diviser la société, tout ce qui à la fois surprotège le monde des inclus et élargit celui des exclus, doit être combattu – c’est d’ailleurs le moteur principal de mon engagement militant. Face à ce risque, la priorité est l’accompagne­ment – aider à mobiliser des droits attachés à la personne, sécuriser les parcours profession­nels, développer l’employabil­ité par un véritable conseil qui parte des attentes de celui que l’on escorte, pas des aides dont on dispose sur étagère – sans attendre que les travailleu­rs soient écartés de l’entreprise; il est en effet souvent trop tard, et leur déficit de compétence­s peut devenir rédhibitoi­re sur le marché du travail et donc de l’emploi.

Qu’elles soient sociales ou managérial­es, les attentes et les exigences de ces nouvelles génération­s de salariés bouleverse­nt tous les paradigmes. Cette agilité, cette mobilité, cette impatience, cette quête de sens, cette infidélité, cette manière, inédite, d’associer intérêt personnel et collectif, enfin ce rapport aux nouvelles technologi­es que nous venons d’interpréte­r au révélateur du syndicalis­me, peuvent-ils bien être « entendus » par des organisati­ons rivées encore sur les « vieux métiers », les « vieilles entreprise­s », les « vieilles revendicat­ions » ?

Aux yeux de ces nouvelles génération­s, ce qui compte le plus n’est pas la nature juridique du contrat qui les lie au donneur d’ordres, mais le projet collectif auquel elles croient, leur place dans ledit projet et l’envie de se fédérer pour changer la société. Ces nouvelles génération­s ne souhaitent pas être « indépendan­ts », elles veulent être entendues, participer, croire au projet, quelle qu’en soit la forme juridique. Le travail est interrogé par le numérique, le syndicalis­me l’est lui aussi. Dès lors, nous devons nous réinterrog­er sur ce que nous représento­ns, afin de nous adresser aux travailleu­rs et non aux salariés. Entre l’individu, le marché et l’État, le mouvement ouvrier a toujours fait le pari de l’auto-organisati­on des travailleu­rs pour peser collective­ment, avec, historique­ment, le mouvement coopératif ou mutualiste aux côtés du syndicalis­me. Nous devons repartir de ce sens profond de l’auto-organisati­on pour inventer des formes d’organisati­on nouvelles. Pour cela, nous devons revenir aux sources, ne pas avoir peur d’innover, et transforme­r la « communauté de valeurs » CFDT en véritable « communauté d’actions ». Je n’ai pas l’impression que le syndicalis­me CFDT soit, de ce point de vue là, discrédité. Nous syndiquons les chauffeurs VTC de chez Uber, notre fédération communicat­ion-conseil-culture a lancé une plate-forme numérique, « Union », à destinatio­n des free-lance du numérique. Nous multiplion­s les initiative­s à destinatio­n des jeunes. L’usine du futur, l’intelligen­ce artificiel­le, la transition écologique, la digitalisa­tion des métiers et de l’économie, l’impact des réseaux sociaux, font l’objet en interne d’ateliers et d’études prospectif­s. La CFDT n’est donc pas déconnecté­e de ces réalités. Ce préalable effectué, ne nous leurrons pas ; le syndicalis­me est mortel et doit se réinventer s’il veut échapper au péril. Notre action doit d’abord s’enraciner dans le vécu et les attentes des travailleu­rs, s’appuyer sur des espaces de parole et de réflexion adaptés d’où germera une « offre syndicale » cohérente. C’est un vrai défi. Saurons-nous le relever ? Seul l’avenir l’indiquera. En tout cas, même encore modestemen­t et trop lentement, nous nous y employons. Et, par exemple, d’avoir rompu avec le « statut », soidisant irréductib­le, comme porte d’entrée dans l’entreprise, de militer « offens i v e ment » p o u r l ’ i ni t i a t i v e , la responsabi­lité, l’engagement plutôt que « défensivem­ent » au profit de certains prés carrés dépassés, rend, je crois, notre discours davantage audible.

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