LE GEEK, LE HIPPIE ET LA MACHINE : Comment la Silicon Valley transforme le monde
Petite région située au sud de la baie de San Francisco, la Silicon Valley change la marche du monde à grands coups de projets innovants. Et donne une nouvelle jeunesse au positivisme, recouvert d’une couche de silicium.
Dans les premières pages du roman Gatsby le Magnifique, de Francis Scott Fitzgerald, le narrateur, Nick Carraway, quitte son Midwest natal pour s’installer dans un New York qui constitue alors l’épicentre du monde et regorge d’opportunités pour un jeune homme ambitieux et en quête d’action. Si le best-seller était écrit aujourd’hui, il y aurait toutes les chances pour que Nick Carraway prenne plutôt un aller simple pour la Californie. Depuis la révolution des nouvelles technologies, et plus encore depuis la crise de 2008, le centre névralgique des États-Unis (et du monde) s’est en effet déplacé de la côte est vers la côte ouest. Le laboratoire où incubent les grandes transformations amenées à changer la face du monde n’est plus New York, mais la Silicon Valley. C’est dans cette petite région située au sud de la baie de San Francisco qu’est née l’industrie des puces électroniques et que l’informatique a pris son envol durant la seconde moitié du xxe siècle. C’est également là que se sont installées la plupart des grandes entreprises du numérique qui ont radicalement transformé nos existences au cours des dernières années : Apple, Facebook et Google, bien sûr, mais aussi certains acteurs plus récents, comme Uber et Airbnb. C’est de là que de nombreuses innovations, longtemps cantonnées au registre de la science-fiction, se sont récemment lancées à la conquête du monde : intelligence artificielle, réalité virtuelle, voitures autonomes ou même volantes. C’est là, enfin, que résident un nombre impressionnant de chercheurs, penseurs et entrepreneurs de premier plan, qui contribuent à façonner les débats économiques et sociétaux. Presque immédiatement après son élection, Donald Trump a ainsi invité les dirigeants les plus en vue de la Silicon Valley pour une réunion à la Trump Tower. Étaient présents, entre autres, Jeff Bezos, d’Amazon, Elon Musk, de Tesla, Tim Cook, d’Apple, Sheryl Sandberg, de Facebook, ainsi que Larry Page et Eric Schmidt, de Google. La révolution des nouvelles technologies, marquée par la démocratisation de l’informatique, puis de l’Internet et du smartphone, est souvent comparée, par l’ampleur des transformations socio-économiques qu’elle entraîne, aux deux révolutions industrielles du xixe siècle. Mais là où ces dernières ont éclos dans plusieurs pays différents, la vague des nouvelles technologies provient largement de la Silicon Valley. Chaque année, les startups locales reçoivent près de 30 milliards d’investissement en capital risque, soit 40 % du total investi dans tout le pays. La Silicon Valley constitue ainsi le premier écosystème de startups au monde, et crée davantage d’emplois que n’importe quelle autre métropole américaine. La Californie est récemment devenue la cinquième économie mondiale, une performance largement due à la Silicon Valley, qui affiche elle-même un PIB équivalent à celui de l’Irlande.
LA FIÈVRE DE L’INNOVATION
Mais au-delà des chiffres, la Silicon Valley engendre surtout d’innombrables innovations de rupture qui font les gros titres de la presse et essaiment dans le monde entier. Google, né il y a vingt ans dans un garage, a ainsi commencé à tester des véhicules autonomes dès 2009, à un moment où cette technologie semblait réservée à un lointain futur. Aujourd’hui, l’entreprise désire lancer un service de taxis autonomes en Europe et est en discussion pour intégrer ses véhicules à la plateforme de mobilité d’Uber. Tesla, l’entreprise de voitures électriques lancée par le charismatique Elon Musk, est également un ardent promoteur de la technologie à travers son logiciel d’autopilote, qui permet à ses véhicules de se conduire tout seuls sur l’autoroute. Des startups comme NuTonomy, Aurora, Zoox ou encore Cruise Automation (rachetée par General Motors) leur emboîtent le pas. La plupart des grands constructeurs automobiles se sont aussi dotés de leur propre division chargée de concevoir des véhicules autonomes. Tous ces acteurs peuvent compter sur l’appui des autorités : en avril dernier, la Californie a été le premier État à autoriser la circulation de véhicules autonomes sans superviseur humain derrière le volant. La Silicon Valley est également célèbre pour ses projets pharaoniques, qui passeraient volontiers pour de l’hubris si la région n’avait pas déjà accompli plusieurs miracles. À travers son département Uber Elevate, Uber entend ainsi proposer un service de voitures volantes, conçu pour amener les travailleurs du futur à leur bureau en survolant la circulation. Elon Musk, qui partage son temps entre la Silicon Valley et Los Angeles, a conçu, avec SpaceX, une entreprise d’astronautique qui, rivalisant avec la Nasa, a construit les premières fusées réutilisables et ambitionne d’installer une colonie de peuplement sur Mars. Alors qu’il se trouvait coincé dans l’un des embouteillages interminables qui font le quotidien de Los Angeles, l’entrepreneur a pris la décision de résoudre ce problème une bonne fois pour toutes. Il a, dans la foulée, lancé une nouvelle entreprise, baptisée The Boring Company, qui entend permettre aux voitures de circuler via des tunnels souterrains. N’étant pas à un chantier près, Musk travaille aussi, avec son projet Hyperloop, à concevoir un train à grande vitesse monté sur coussins d’air qui pourrait relier San Francisco à Los Angeles en trente minutes. En matière de projets ambitieux, Elon Musk a pour rival son compère Peter Thiel, cocréateur de PayPal et investisseur historique de la Silicon Valley, qui fut l’un des premiers à croire en Facebook. Libertarien convaincu, ce dernier finance, à travers le Seasteading Institute, un projet de cités-États autonomes voguant sur l’océan et fonctionnant comme de véritables petits paradis libéraux, avec un État quasi inexistant et une large place accordée à la liberté individuelle.
IDÉOLOGIE LIBERTARIENNE
Car la Silicon Valley n’est pas seulement un foyer d’innovations, elle est aussi un laboratoire d’idées. Convaincus que le monde peut être transformé par les nouvelles technologies, ses entrepreneurs les utilisent pour le remodeler selon leurs désirs. Peu connu en Europe, le libertarianisme, branche extrême
du libéralisme qui exprime la plus vive méfiance vis-à-vis de l’État et de tout ce qui touche à la sphère publique, est en revanche très influent parmi les cercles de pensée américains. Au sein de la Silicon Valley, Thiel en est sans doute le promoteur le plus célèbre. La région abrite son laboratoire d’idées libertarien, The Lincoln Institute. L’ex-patron d’Uber, Travis Kalanick, n’est quant à lui pas un libertarien déclaré, mais a témoigné à plusieurs reprises de son admiration pour les romans d’Ayn Rand, écrivaine américain et chantre de cette idéologie, dont l’oeuvre constitue un éloge assumé. Certaines innovations mises en oeuvre dans la Silicon Valley font ainsi écho aux idées libertariennes. Uber vient supplanter un système de transports publics insuffisant, objectif que visent aussi The Boring Company et le projet Hyperloop. Il existe un lien certain entre la pensée libertarienne et les cryptomonnaies, qui mettent la création monétaire entre les mains des individus plutôt que de l’État, concrétisant le vieux rêve de l’économiste libéral Friedrich Hayek. Mais, contrairement à un cliché tenace, le libertarianisme est loin d’être l’idéologie dominante de la Silicon Valley. Au sein des entrepreneurs et des investisseurs vedettes, Peter Thiel est l’exception plutôt que la règle. Il s’est d’ailleurs attiré les foudres de ses confrères en soutenant Donald Trump lors de la dernière campagne présidentielle, là où la plupart des célébrités locales ont affiché leur préférence pour Hillary Clinton. Selon l’institut Crowdpac, qui tient les comptes des donations de campagne aux États-Unis, sur les 8 millions de dollars investis par l’industrie des nouvelles technologies dans cette campagne, 95 % sont allés à la candidate démocrate. Parmi les individus de sensibilité démocrate, les représentants de la Silicon Valley forment toutefois une paroisse dissidente. Dans un essai publié en 1995 et baptisé The Californian Ideology, les théoriciens des médias Richard Barbrook et Andy Cameron s’efforcent de cerner cette vision du monde bien à part, qu’ils définissent comme un mélange piochant dans les corpus idéologiques de la gauche et de la droite américaines, l’ensemble marqué par une tendance technoutopiste. Ainsi, l’idéologie de la Silicon Valley promeut la protection de l’environnement, la défense des plus démunis et des minorités, ainsi que la recherche du bien commun et de l’intérêt collectif, le tout dans une optique mondialiste : autant de thèmes chers à la gauche américaine. Toutefois, elle exprime dans le même temps un rejet des régulations imposées par l’État et une sympathie assez limitée pour les syndicats. La cohérence de ce corpus, apparemment plutôt disparate, se structure autour d’un techno-optimisme affirmé : c’est parce que le progrès technologique peut bénéficier à tous, et résoudre la plupart des problèmes auxquels l’humanité est confrontée que l’État doit se garder d’intervenir pour le juguler. Une sorte de positivisme comtien, revivifié par l’ère des nouvelles technologies. Ainsi, à travers son entreprise Tesla, qui fabrique des véhicules électriques et des batteries permettant de stocker l’énergie, Elon Musk entend-il fournir au monde une énergie propre, susceptible de lutter contre le réchauffement climatique. Mark Zuckerberg a, à maintes reprises, affirmé que l’ambition de son réseau social était de rapprocher les peuples et de diminuer ainsi les risques de conflit. Google investit massivement dans les biotechnologies pour lutter contre le cancer et retarder le vieillissement. Pour les gourous de la Silicon Valley, la technologie ne se contente pas de rendre le monde meilleur : elle va aussi faire accéder l’homme à un nouveau stade de l’évolution. C’est ce que l’on nomme le transhumanisme, courant né dans les années 1980 dans la Silicon Valley, qui prône l’amélioration de l’homme à l’aide des nouvelles technologies. À l’ère de l’intelligence artificielle, le transhumanisme s’exprime notamment à travers la « Singularité technologique », l’idée selon laquelle l’intelligence artificielle serait en passe de dépasser l’intelligence humaine. Scénario catastrophe pour certains, la Singularité suscite au contraire l’enthousiasme effréné de nombreux transhumanistes. Ray Kurzweil, véritable star au sein de la Silicon Valley, est l’un d’entre eux. L’entrepreneur est convaincu que, dans un futur proche (il estime la date de la Singularité à 2029), les humains fusionneront avec les machines et deviendront dès lors bien plus intelligents. Selon lui, il serait même possible d’atteindre l’immortalité en transférant sa conscience dans un ordinateur, méthode qui permettrait également de ramener les morts à la vie. Il a ainsi rassemblé un maximum de données sur son père (photographies, lettres, disques, films, et même factures d’électricité), mort il y a plus de cinquante ans, dans l’espoir de constituer une base de données suffisamment fournie pour lui donner une seconde existence virtuelle en 2029…
VERS UN FUTUR HABITÉ PAR L’HOMME-MACHINE
Ray Kurzweil n’a rien d’un doux dingue : de nombreuses prévisions qu’il a effectuées par le passé, dans ses différents ouvrages, se sont révélées exactes (même si d’autres ont été démenties), comme l’émergence de voitures autonomes ou d’intelligences artificielles conversationnelles. Dès son adolescence, il a mis au point des logiciels de composition musicale, de reconnaissance vocale et de conversion de texte en paroles pour les aveugles. Il travaille désormais pour Google, où il effectue des recherches autour de l’IA conversationnelle. Sa vision d’un futur habité par l’homme machine est loin d’être un cas isolé au sein de la Silicon Valley. Elon Musk, jamais à court de projets, a ainsi lancé l’entreprise Neuralink, afin d’associer le cerveau humain avec l’intelligence artificielle. Peter Diamandis, entrepreneur et créateur de l’université de la Singularité, est également convaincu que cerveaux et ordinateurs seront amenés à fusionner dans l’avenir. Rêveries de technoprophètes devenus fous ou pertinentes prédictions d’entrepreneurs avisés? L’avenir le dira. Toujours est-il que la Silicon Valley contribue ainsi à façonner un nouveau mythe collectif, un nouvel horizon pour l’humanité, la Foi dans le progrès technique venant remplacer les anciennes croyances. Rappelons, à cet égard, que l’idéologie de la Silicon Valley puise aussi ses racines dans la contreculture hippie et New Age des années 1960, dont les fondateurs d’Apple en particulier, Steve Jobs et Steve Wozniak, sont issus. Une culture qui vit aujourd’hui à travers le festival Burning Man. Baigné de culture steampunk et de références à l’hommemachine, ce Woodstock du désert est fréquenté par tout le gratin de la Silicon Valley. Le thème de cette année? I, robot.
La technologie va faire accéder l’homme à un nouveau stade de l’évolution