CERNÉ PAR LES RÉGULATEURS
La lecture du dossier que La Tribune consacre cette semaine à Google donne le vertige. Voilà une entreprise créée il y a tout juste vingt ans, le 4 septembre 1998, dans un garage de Menlo Park, au coeur de la Silicon Valley, par deux étudiants fauchés de Standford qui ont inventé avec PageRank un algorithme d’indexation des pages Web dont la recette est plus secrète que celle du Coca Cola et qui, comme la célèbre boisson, a réussi à conquérir le monde avec environ 90 % des requêtes sur Internet. En vingt ans, Google est devenu un géant mondial de la publicité dont il se partage avec Facebook près de 90 % du marché numérique, un passage obligé pour quiconque veut exister sur le Web. Et, fortune faite, a créé un empire tentaculaire présent dans à peu près tous les actes de nos vies connectées: Gmail, GoogleMaps, YouTube, le système d’exploitation Android dont le nom seul est tout un programme et domine désormais 85 % du marché des smartphones dans le monde, soit autant de services devenus presque irremplaçables. Et ce n’est que la partie émergée d’un iceberg qui s’étend avec Alphabet, la holding de tête des activités du groupe fondé par Larry Page et Sergey Brin, à notre santé, nos foyers et nos villes connectées. Une puissance extraordinaire qui fait de Google une des entreprises les plus emblématiques des Big Techs, la première des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) dont le nom est devenu le symbole de la domination numérique américaine. Même si, dans la course au trillion de dollar de capitalisation boursière, Google s’est fait dépasser par Apple et Amazon, la multinationale a aujourd’hui plus de puissance que de nombreux États avec une valorisation de 813 milliards de dollars et surtout grâce à ses bases de données, une connaissance presque sans limite de la vie de ses utilisateurs. Pour devenir le moteur de recherche le plus puissant du monde, Google a en effet conservé la totalité des requêtes qui lui sont adressées dans ses serveurs, information précieuse qui lui permet non seulement de maintenir sa domination, aucun acteur n’étant en mesure de rivaliser avec la pertinence de ses résultats, mais aussi d’inventer le futur en devenant un acteur dominant de l’intelligence artificielle, comme l’a montré le logiciel DeepMind. Seul obstacle sur sa route, la Chine, d’où Google s’est retiré en 2010 en refusant d’appliquer les règles de censure, et où un concurrent local, Baidu, a pu se développer. L’Europe, de son côté, s’est laissé complètement coloniser avant de découvrir, un peu tard, que la stratégie du « winner takes all » était en train de la marginaliser dans l’industrie dominante du nouveau siècle. Mais Google n’a pas renoncé à la Chine et tente de faire un come-back, quitte à s’asseoir sur ses valeurs d’origine ( « Don’t be evil » ) et à accepter de se plier aux censures du gouvernement chinois, au grand dam de ses salariés et au risque d’écorner son image déjà entamée par les polémiques sur la protection de la vie privée. Face à Google, l’Europe a longtemps fait preuve de cécité, voire de naïveté. L’heure est au réveil, avec un double combat engagé sur le front fiscal et sur celui de la concurrence. Ardemment soutenu par la France, la proposition de Bruxelles d’instaurer une taxe de 3% sur le chiffre d’affaires des géants du numérique se heurte au refus des pays bénéficiaires de l’optimisation fiscale dont ils sont l’instrument, le Luxembourg et surtout l’Irlande. Un temps favorable, l’Allemagne s’est désolidarisée de la proposition de Bruxelles selon le journal allemand Bild qui a rendu public début septembre un document du ministère des finances allemand qui estimerait que « la diabolisation » des grandes entreprises du numérique « n’est pas efficace » . La solution consisterait plutôt à modifier la notion d’ « établissement stable » pour prendre en compte la spécificité du numérique, par construction transfrontière ou à s’en remettre à la réglementation de l’OCDE, dont l’adoption est sans cesse reportée. S’agissant du droit de la concurrence, Google aussi est cerné de toutes parts : Margrethe Verstager, la commissaire européenne, vient de lui infliger une amende record de 4,34 milliards d’euros pour abus de position dominante via Android, qui s’ajoute à l’amende de 2,42 milliards dans le dossier Google Shopping. Comme Microsoft, qui a échappé de peu aux foudres de l’antitrust américain en 2000, l’empire Google commence à vaciller devant la riposte des régulateurs. Margrethe Verstager a laissé planer le mot « démantèlement » , et aux États-Unis Donald Trump a accusé Google de « truquer » les résultats de son moteur de recherche au détriment des Républicains. Google s’est défendu en assurant : « Nous n’orientons pas nos résultats en fonction d’une quelconque idéologie politique. » Mais les relations entre les Big Tech et Washington sont plus tendues que jamais et l’hypothèse d’une réglementation plus contraignante refait surface. Autre question en suspens, qui pourrait constituer une menace sur le coeur de modèle de Google, la bataille politique menée en Europe sur les « droits voisins », en débat au Parlement européen cette semaine. Google a dépensé des millions en lobbying pour contrer cette offensive qui pourrait contraindre l’entreprise, comme Facebook ou d’autres, à rémunérer les auteurs pour leurs contenus. Artistes et éditeurs de presse se mobilisent pour changer l’équilibre économique qui a fait la fortune de Google, défendu paradoxalement par les militants de la liberté du Net, qui plaident pour que les contenus diffusés en ligne restent gratuits. La fin de la gratuité qui leur a permis d’imposer leurs services au monde entier, voilà peut-être l’épée de Damoclès qui menace le plus les géants de la Silicon Valley, Google et Facebook en tête. Et ce n’est donc sans doute pas un hasard si leur parcours boursier jusqu’ici irréprochable, commence à tanguer.