À qui profite la générosité ?
Philanthropisme et capitalisme peuvent-ils rimer? Oui, si l’on en croit un mouvement social qui se développe depuis quelques années dans le monde anglo-saxon, l’« altruisme efficace ». Ce concept est dû au philosophe australien Peter Singer, titulaire de la chaire de bioéthique de l’université de Princeton (ÉtatsUnis), dont le livre sur le sujet vient d’être traduit en français. Mais qu’apporte Peter Singer de nouveau? Après tout, la tradition religieuse (christianisme, islam, judaïsme et bouddhisme) considère comme un devoir pour le croyant de donner aux plus pauvres que soi. Et l’État-providence de nos sociétés démocratiques consacre une part importante de son budget à redistribuer un minimum aux plus défavorisés. Et, même individuellement, les Français, par exemple, se montrent généreux. Selon l’Observatoire de la philanthropie, en 2015, sur les 7,5 milliards d’euros de dons, 60 % proviennent de particuliers. Les enquêtes montrent également que cette générosité est étroitement liée à l’émotion suscitée par les victimes de catastrophes naturelles ou de guerres, des événements largement couverts par les médias audiovisuels. Pour sa part, Singer préfère la raison à l’émotion. Si nous voulons maximiser la réduction de la souffrance dans ce monde, nous devons faire en sorte, selon lui, que nos dons soient efficaces en termes d’effets positifs. Autrement dit, au lieu de soulager notre conscience en faisant juste un geste, il faut s’intéresser aux conséquences, à la façon dont l’argent de nos dons est utilisé. « Les altruistes efficaces donnent à des organisations caritatives qui, au lieu de jouer sur l’affect des donateurs potentiels, s’attachent à prouver qu’elles utiliseront les dons pour sauver des vies et réduire la souffrance avec un excellent rapport coût-efficacité », explique Peter Singer. Ce qu’il y a de contre-intuitif dans cette démarche « altruiste » est qu’elle est semblable à celle de l’investisseur qui cherche à avoir le meilleur rendement de l’argent qu’il investit. Cela peut heurter les consciences. Peter Singer a d’ailleurs une rare capacité à remettre en cause les préjugés ancrés au plus profond de notre culture en les soumettant à un examen clair et argumenté qui montre leur fragilité et nous pousse dans nos derniers retranchements. En 1975, il avait montré dans son livre devenu un classique, La Libération animale, combien l’indifférence à l’égard des souffrances infligées aux animaux dans l’élevage industriel posait des problèmes moraux, qui ne s’expliquaient que par notre « spécisme », l’espèce humaine dominant les autres espèces. Pourtant, cette philosophie radicale séduit, non seulement la génération des millennials, mais aussi Bill Gates ou Warren Buffett, qui consacrent des milliards de dollars à réduire la pauvreté et la misère en Afrique, via des fondations. Pour Peter Singer, « ils sont devenus, eu égard aux sommes données, les plus grands altruistes efficaces de l’histoire de l’humanité ». De fait, cette approche anglo-saxonne contraste grandement avec celle de milliardaires français comme Bernard Arnault ou François Pinault, qui ont eux préféré consacrer une part de leur fortune à des musées, notamment d’art moderne. Ils font le choix de l’esthétique plutôt que de l’éthique. Dans son livre, Peter Singer illustre son raisonnement par de nombreux exemples et témoignages d’élèves ou d’inconnus dont les parcours et les choix sortent, c’est le moins que l’on puisse dire, de l’ordinaire. Certains renoncent volontairement à une carrière de leur choix (par exemple, l’enseignement de la philosophie) pour un métier largement plus rémunérateur qui leur permettra de donner davantage, par exemple en se faisant embaucher à un poste important par une firme de Wall Street. Cet altruisme pousse même certains à donner volontairement un organe. Zell Kravinsky a décidé de donner un rein. Il justifie son choix en disant que le risque de mourir dans ce cas est de 1 sur 4000. « Ne pas donner un rein à qui en a besoin revient à considérer que notre vie vaut 4 000 fois plus que celle d’un inconnu », explique-t-il. De fait, les altruistes efficaces « parlent du nombre de personnes qu’ils peuvent aider, davantage que de l’aide apportée à tel ou tel individu ». C’est cette considération qui répond à l’objection d’aider des inconnus. A priori, il paraît plus satisfaisant d’aider un SDF qui se trouve en bas de notre rue que des inconnus sur le continent africain, où se concentre aujourd’hui la plus grande pauvreté. Le premier a un visage, et l’on peut établir une réelle relation intersubjective, plus humaine que le fait de verser une somme d’argent via son compte bancaire. Singer ne le nie pas, mais, une fois encore, il arbitre en faveur de ceux qui en ont le plus besoin. Il n’est donc pas surprenant que ce soient d’anciens traders qui aient créé GiveWell, l’une de ces organisations méta-caritatives qui évaluent les organisations philanthropiques en les classant selon leur efficacité à réduire la pauvreté par rapport aux dons qu’elles ont reçus. Ainsi, la première est l’organisation Against Malaria Foundation, qui fournit des moustiquaires pour lutter contre la malaria. Cette dimension libérale de l’utilitarisme pousse d’ailleurs aujourd’hui Singer à défendre l’efficacité du capitalisme, en l’absence d’un autre système. « Sans doute le capitalisme pousse-t-il certaines personnes vers une pauvreté extrême – c’est un système si vaste que le contraire serait étonnant –, mais il a aussi tiré de la pauvreté extrême des centaines de millions d’individus », souligne-t-il. Singer, plutôt classé à gauche, a publié il y a quelques années un petit ouvrage où il développe ses idées politiques : La Gauche darwinienne. Il y défendait la notion de coopération, en suggérant de remplacer, en guise de référence, Marx par Darwin. Pour autant, réaliste, il considère aujourd’hui : « Que cela nous plaise ou non, il nous faut pour l’instant faire avec le capitalisme, sous une forme ou une autre, et donc avec des marchés de biens, d’actions et d’obligations. » Déçu par un personnel politique qui, une fois au pouvoir, abandonne les réformes ambitieuses qu’il promettait dans l’opposition, Singer semble plus compter sur l’efficacité du secteur privé et de la société civile pour réduire la souffrance dans ce monde. Son approche a d’ailleurs été critiquée par des économistes (dont le Prix Nobel Joseph Stiglitz et l’économiste de l’Agence française de développement, Gaël Giraud) qui, dans une tribune publiée par The Gardian, pointent le risque que le soulagement réel à court terme des souffrances des individus renforce le système qui les génère. Ils estiment que les programmes de lutte contre la pauvreté des gouvernements et des institutions internationales, qui s’attaquent notamment aux causes de la pauvreté, sont plus efficaces à long terme. Singer, en utilitariste qui se préoccupe des conséquences réelles des actions, leur a répondu que « si nous attendons que les politiciens agissent – et cela pourrait prendre longtemps – il est important de concentrer nos ressources disponibles sur une aide efficace qui aidera les pauvres à mener la meilleure vie possible ». Et de ce point de vue, il fait partie des rares philosophes qui aujourd’hui à travers le monde ne se contentent pas d’interpréter le monde mais réfléchissent aussi aux moyens de le transformer, comme le recommandait Karl Marx dans ses célèbres Thèses sur Feurbach.