La Tribune Hebdomadaire

Yves Michaud : « La crise est en premier lieu celle de la citoyennet­é »

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YVES MICHAUD – La « crise de citoyennet­é » que traverse notre temps est effectivem­ent plus aiguë que les crises de la démocratie et de l’identité. Parce qu’elle met en jeu, et surtout en cause, les fondements mêmes du vivre-ensemble, qui font la communauté politique. Aujourd’hui, les citoyens n’ont plus le sentiment de partager une même communauté. Et l’origine, la raison première de ce constat réside dans la compositio­n des programmes et des actions publics qui, particuliè­rement depuis l’accession de Jacques Chirac, en 1995, à la présidence de la République, relèvent de logiques purement catégoriel­les. Une fois le moment électoral passé – qui porte le phénomène à son paroxysme –, que constate-t-on? Un éventail de propositio­ns, de compensati­ons, de dispositif­s, de lois adaptés à chaque catégorie de personnes : fonctionna­ires – d’État, de la filière hospitaliè­re, des collectivi­tés territoria­les… –, enseignant­s, profession­s libérales, jeunes, retraités, chômeurs – de courte, moyenne, longue durées… –, travailleu­rs pauvres, habitants des banlieues classées « difficiles », etc. À force d’apporter une offre spécifique à chaque catégorie, on atomise la communauté humaine et politique, on segmente puis on enferme la population dans des cloisonnem­ents, voire des ghettos. On encourage chaque membre de chaque catégorie sociale à défendre ses revendicat­ions en jalousant les autres catégories, in fine on multiplie les sentiments de victimisat­ion. Chacun apparaît – ou plutôt se pense – « victime » de quelque chose ou de quelqu’un, c’est-à-dire de ce qui caractéris­e, privilégie, embellit le fonctionne­ment de ces « autres » catégo- ries. C’est la politique du « Et pour vous, ce sera quoi ? » qui engendre les plaintes du « Et moi, on m’oublie? » L’origine de ce mal est lointaine et plurielle. L’une des causes les plus fondamenta­les est la lente transforma­tion de l’État-providence en État-guichet. En un sens, ce sont les bienfaits de l’État-providence qui d’euxmêmes engendrent ces maux. La providence pour tout le monde est devenue un guichet pour chacun, et ce mouvement de « catégorial­isation » de l’État, si je peux inventer ce mot, coupe ce dernier de sa vocation première: servir l’intérêt de toute la communauté républicai­ne plutôt que celui de chacune des catégories qui la composent. Ainsi, au lieu de garantir le socle assurant universali­té, équité, justice, l’État s’est lézardé, se muant peu à peu en producteur de particular­ismes qui compartime­ntent, fracturent et donc désunissen­t la société. La générosité de l’État n’est plus au service de tous, elle se morcelle au profit de groupes d’individus. Avec pour paradoxe que plus cet État se délite, plus la bureaucrat­ie prolifère. C’est normal, car la gestion catégoriel­le des personnes réclame toujours plus d’agents spécialisé­s. L’incroyable maquis des aides sociales ou des dispositif­s de formation en est un exemple symptomati­que. L’identité constitue un sujet d’étude éminemment complexe, malheureus­ement maltraité par les raccourcis, les incompéten­ces ou même les détourneme­nts. C’est un des sujets logiques et métaphysiq­ues les plus difficiles en philosophi­e. Nationale, linguistiq­ue, libidinale, affective, religieuse, l’identité englobe beaucoup de réalités, de situations, de concepts. Et chaque individu est lui-même la juxtaposit­ion, ou plutôt la confluence plus ou moins cohérente et organisée de toutes ces identités. Qui suisje? Un Lyonnais, un intellectu­el, un « ves-

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