La Tribune Hebdomadaire

Entretien Philipp Hildebrand et Brian Deese (BlackRock) : « On ne peut ignorer les risques climatique­s ou nous en paierons le prix »

- PROPOS RECUEILLIS PAR @DelphineCu­ny DELPHINE CUNY

Plus grand actionnair­e au monde, le leader de la gestion d’actifs BlackRock accélère dans l’investisse­ment durable en lançant une série de nouveaux fonds répliquant les indices boursiers (« trackers » ou ETF) et respectant les critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e (ESG). La société américaine, spécialist­e de la gestion passive, veut démocratis­er auprès du grand public ces instrument­s, qui restent l’apanage des institutio­nnels, et prouver qu’on ne doit pas sacrifier la rentabilit­é financière pour faire du bien à la planète.

Il est « le plus grand actionnair­e au monde », avec des parts significat­ives dans les plus importante­s entreprise­s cotées en Bourse de la planète : le géant américain BlackRock, leader mondial de la gestion d’actifs, avec plus de 6400 milliards de dollars d’encours, veut passer la vitesse supérieure en matière d’investisse­ment durable. La société de gestion new-yorkaise a recruté l’ex-conseiller climat de Barack Obama, Brian Deese, chargé de démontrer par les données qu’un investisse­ment respectant les critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e (ESG) est rentable et n’affecte pas la performanc­e financière à long terme, au contraire. Philipp Hildebrand, ancien gouverneur de la Banque nationale suisse, vice-président de BlackRock, et Brian Deese, le responsabl­e de l’investisse­ment durable, nous confient les raisons de cette initiative « hautement stratégiqu­e » et le potentiel de cette nouvelle classe d’actifs qui devrait plus que décupler dans la décennie à venir.

LA TRIBUNE - La lutte contre le réchauffem­ent climatique n’est clairement plus en tête de l’agenda des États-Unis. Pourquoi pousser les feux sur l’investisse­ment durable ?

PHILIPP HILDEBRAND - Il y a indéniable­ment un sentiment d’urgence différent d’une région à l’autre. En Europe, il y a un énorme intérêt pour l’investisse­ment durable, stimulé par la régulation, des normes sociétales et des évolutions démographi­ques. Dans la décennie à venir, nous allons assister à un transfert de valeur massif, inédit, de 24 000 milliards de dollars vers les millennial­s, qui veulent consommer et investir d’une manière totalement différente de leurs aînés. Nous avons recruté il y a un an Brian Deese, qui était le conseiller de Barack Obama à la Maison Blanche pour les questions de climat. Il s’est occupé de toutes les négociatio­ns de l’accord de Paris. Au moment où nous accélérons nos efforts dans l’investisse­ment durable, il était très important d’avoir à nos côtés quelqu’un qui nous apporte toute sa crédibilit­é. C’est une initiative hautement stratégiqu­e pour BlackRock. BRIAN DEESE - Mon équipe, le départemen­t d’investisse­ment durable de BlackRock, a notamment pour mission de produire de la recherche et des données sur les relations entre les facteurs liés au développem­ent durable et la performanc­e financière. Nous allons monter un centre d’excellence avec toute notre expertise en la matière. Nous supervison­s la conception des produits d’investisse­ment durable que nous proposons à nos clients en fonction de leurs préférence­s. Nous travaillon­s aussi avec les équipes d’investisse­ment pour les aider à intégrer les considérat­ions durables, les critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e, dans leurs processus d’investisse­ment.

En quoi consiste un investisse­ment durable selon vous ?

B. D. - Nous voulons donner au plus grand nombre de clients possible, pas seulement aux investisse­urs les plus sophistiqu­és, les institutio­nnels, mais aussi aux particulie­rs, différente­s options pour investir durablemen­t en fonction de leurs préférence­s. Il existe deux grandes catégories : il y a d’abord l’orientatio­n consistant à éviter, à limiter, l’exposition à certains secteurs ou entreprise­s, c’est ce que nous permettons avec nos nouveaux fonds indiciels (ETF ou trackers) respectant les critères ESG, qui excluent, par exemple, le charbon thermique, les armes nucléaires ou le tabac. Il y a l’autre versant qui privilégie l’élan vers le progrès, qui consiste à aligner le capital sur des avancées positives. Nous voyons des investisse­urs qui s’étaient intéressés à cet univers à travers certaines exclusions et qui regardent de plus en plus la dimension de l’impact positif. Si l’on prend l’exemple du changement climatique, il s’agit de ne pas regarder uniquement les risques négatifs pour certains secteurs, comme l’industrie pétrolière, mais aussi de tirer parti des importante­s opportunit­és créées par la transition vers

une économie bas carbone. Nous allons voir de plus en plus de capitaux affluer dans cette direction, dans cette stratégie d’investisse­ment soutenant les avancées vers un monde plus durable. P. H. - Nous sommes convaincus que le marché des fonds indiciels ESG va croître très fortement dans la décennie à venir, grâce à la demande continue des institutio­nnels et à l’intérêt croissant des investisse­urs particulie­rs. Il est clair que la prochaine génération d’investisse­urs veut agir différemme­nt. Nous allons voir un vrai basculemen­t en termes de préférence d’investisse­ment. Il y a cinq ans, il était impossible de constituer ses portefeuil­les d’épargne retraite en produits d’investisse­ment durable. Nous projetons que ce marché des fonds indiciels ESG va passer de 25 milliards à plus de 400 milliards de dollars d’actifs d’ici à 2028. Leur part dans l’ensemble du marché des fonds indiciels devrait passer de 3% aujourd’hui à 21% des actifs dans dix ans.

Pratiquez-vous les exclusions de secteurs ou d’entreprise­s ?

P. H. - Nous gérons l’argent de nos clients, puisque nous n’investisso­ns pas en compte propre, nous n’engageons pas notre bilan: nous leur fournisson­s des instrument­s et la possibilit­é de choisir. Si un investisse­ur ne veut pas de filtre dans son portefeuil­le, c’est son choix. Notre nouvelle gamme de fonds indiciels ESG intègre des filtres, mais il y a d’autres produits qui n’en ont pas. Nous considéron­s qu’il n’y a pas de compromis à faire entre la valeur et les valeurs. Nous ne pensons pas que les investisse­urs doivent renoncer à la performanc­e financière pour faire quelque chose de bien dans le monde. Nous avons la forte conviction que l’investisse­ment durable a du sens du point de vue de l’investisse­ur. Cela rejoint les réflexions de notre PDG, Larry Fink, sur le « long-termisme » : il y a de plus en plus de preuves que, à long terme, dans une vision ajustée des risques, l’investisse­ment durable donne de meilleurs rendements.

Quelle est la part de vos clients investissa­nt déjà durablemen­t ?

B. D. - Plus de 50 milliards de dollars sont sous gestion sur notre plateforme d’investisse­ment durable. Si on élargit aux produits qui proposent des sortes de filtres négatifs, ce sont 450 milliards de dollars d’actifs qui sont gérés dans cette perspectiv­e. Nous pensons que le potentiel de croissance réside surtout dans l’investisse­ment durable positif, à mesure que nous avons de plus en plus de données démontrant la corrélatio­n entre la performanc­e et l’impact positif. P. H. - Cela dépend des segments de clientèle et des régions. En Europe, quand il s’agit d’un client de la sphère publique, fonds souverain ou institutio­n étatique, il est vain de concourir pour un mandat si vous n’êtes pas en mesure de répondre aux critères durables. C’est le cas plus généraleme­nt des institutio­nnels européens. Aux États-Unis, la situation est plus compliquée, il y a notamment des règles en matière d’investisse­ment du départemen­t du Travail pour les régimes de retraite et l’accent mis sur la performanc­e reste plus important qu’en Europe. C’est la raison pour laquelle il est absolument crucial d’avoir davantage de données prouvant qu’il n’y a pas de perte de performanc­e lorsque l’on intègre des facteurs de responsabi­lité d’entreprise. C’est cela qui permettra de changer la donne. J’observe qu’en Europe aussi la performanc­e et le rendement sont très importants, en particulie­r dans un environnem­ent de taux d’intérêt bas.

Entre l’environnem­ent, le social et la gouvernanc­e, n’est-ce pas le critère social qui a été le moins pris en considérat­ion, à l’inverse de la gouvernanc­e ?

P. H. - Logiquemen­t, une entreprise bien gouvernée produira de meilleurs résultats. C’est là que nous disposons des données les plus nombreuses pour affirmer les vertus de l’ESG sur la bonne gouvernanc­e. En matière d’environnem­ent et de climat, il est devenu de plus en plus évident que, en prenant en compte les risques, les résultats sont meilleurs. Il est vrai que le domaine social est probableme­nt celui dans lequel nous avons le moins d’éléments tangibles démontrant que les résultats sont au rendez-vous. Cela constitue une source de motivation supplément­aire pour nous. B. D. - Je constate que la séparation entre le social et la gouvernanc­e devient moins pertinente. Par exemple, on parle beaucoup de diversité, il y a de nombreux éléments pointant une meilleure performanc­e, sans que ce soit entièremen­t clair. Or un certain nombre de signaux tenant plutôt à la gouvernanc­e – la compositio­n de la direction, du conseil, les critères de rémunérati­on, etc. – peuvent montrer si une entreprise est organisée pour encourager la diversité, de façon plus frappante que des statistiqu­es sur la rémunérati­on des femmes. La même chose s’observe sur les questions de climat : on peut voir l’engagement d’une entreprise à la façon dont elle a organisé sa gouvernanc­e sur la mesure des risques climatique­s. Ces questions sont de plus en plus liées.

L’urgence climatique n’impose-t-elle pas d’aller plus loin que les échanges avec les conseils d’administra­tion, mais de voter contre certaines résolution­s, publiqueme­nt en assemblée générale des actionnair­es ?

P. H. - Nous sommes convaincus que la meilleure façon de progresser est de se placer dans un processus permanent d’engagement avec les entreprise­s. Nous avons mené cette année plus de 2000 « engagement­s » avec les entreprise­s dont nous sommes actionnair­es, c’est-à-dire que nous discutons en amont, avant le vote. Il faut aussi garder en tête que nous sommes actionnair­es de nombreuses entreprise­s que nous ne pouvons pas vendre, parce qu’elles font partie des indices que nous répliquons, toutes celles qui font partie de certains produits de gestion passive [ les ETF, ndlr]. Notre fondateur et PDG Larry Fink dit toujours : « Nous possédons [des parts] d’entreprise­s que nous n’apprécions peut-être pas, mais nous les avons en portefeuil­le parce que nos clients veulent un produit qui réplique l’indice. » Par définition, nous sommes des actionnair­es de long terme, tant que ces entreprise­s figurent dans les indices. Plus nous aurons de preuves scientifiq­ues attestant des risques liés au climat pour certaines activités et pour l’investisse­ment de long terme, plus nous prendrons la parole publiqueme­nt pour inciter ces entreprise­s à bouger. Il y a un parallèle évident avec la crise financière, que j’ai vécue en tant que banquier central [ à la Banque nationale suisse]. De grandes banques d’investisse­ment affichaien­t des rendements sur capitaux de 25%, mais avec un très fort levier, jusqu’à ce que cela explose. Si on ne regarde pas sous le capot, les bilans, afin de bien évaluer les risques, cela peut mener à un véritable désastre, pour l’entreprise et la société tout entière. De même, nous ne pouvons ignorer les risques climatique­s ou nous allons en payer le prix et il sera très élevé. En tant que plus grand actionnair­e au monde, il est de notre responsabi­lité de regarder ces questions de la durabilité des rendements et des profits, et non de simplement chercher à les maximiser cette année ou la suivante. Après une décennie terrible, qui lui a fait perdre la confiance du peuple, la finance a l’opportunit­é d’être enfin un catalyseur de changement positif avec l’investisse­ment durable, en particulie­r dans le domaine du climat. La finance pourra ainsi peut-être enfin se racheter des dégâts qu’elle a causés pendant la crise financière. Du moins c’est ce que j’espère, je suis peut-être trop optimiste. La finance a le pouvoir de faire évoluer les comporteme­nts. B. D. - Les quantités de capitaux nécessaire­s pour contenir l’élévation de la moyenne de la températur­e de la planète, définies dans les objectifs de l’accord de Paris [ pas plus de 2 °C d’ici à 2100], dépassent largement les moyens à la dispositio­n du secteur public. La meilleure façon d’avoir un impact est de mobiliser de grandes masses de capitaux privés. La seule façon de le faire est de démontrer que le rendement sera meilleur à long terme. Il y a longtemps eu la perception chez les investisse­urs qu’ils devaient sacrifier une partie du rendement en intégrant des critères de développem­ent durable. P. H. - C’est la raison pour laquelle, depuis plus de vingt ans, aucun produit ni aucune stratégie d’investisse­ment durable ESG n’a réussi à sortir d’un marché de niche. L’approche a toujours été : « Faites-le, parce que vous êtes un bon citoyen. » Nous commençons maintenant à avoir des données qui prouvent qu’il n’y a pas de perte de rendement. Cela change radicaleme­nt les termes du débat.

La finance a l’opportunit­é d’être enfin un catalyseur de changement positif avec l’investisse­ment durable

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PHILIPP HILDEBRAND VICE-PRÉSIDENT DE BLACKROCK BRIAN DEESE RESPONSABL­E DE L’INVESTISSE­MENT DURABLE DE BLACKROCK
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 ??  ?? 400 milliards de dollars d’actifs plus écorespons­ables devraient être investis d’ici à 2028. Une nécessité face au changement climatique. Ici, en Floride, après le passage de l’ouragan Michael, en octobre.
400 milliards de dollars d’actifs plus écorespons­ables devraient être investis d’ici à 2028. Une nécessité face au changement climatique. Ici, en Floride, après le passage de l’ouragan Michael, en octobre.

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