La Tribune Hebdomadaire

Levées de fonds par ICO : la fin de la ruée vers l’or ?

- DELPHINE CUNY @DelphineCu­ny

Le phénomène des « Initial Coin Offerings » (ICO), les émissions de jetons numériques qui ont permis à de jeunes entreprise­s de lever plus de 4 milliards de dollars l’an dernier, connaît un ralentisse­ment marqué depuis plusieurs mois, selon des chiffres concordant­s. Une récente étude du cabinet EY a montré que dans 30 % des cas, les jetons ont perdu toute leur valeur, les gains étant concentrés sur les dix meilleurs projets. La réglementa­tion bientôt en vigueur en France permettra de séparer le bon grain de l’ivraie.

Après la Token Mania, retour brutal à la réalité dans l’univers tout jeune des Initial Coin Offerings (ICO), ces levées de fonds par émission de jetons numériques ( tokens, en anglais), aussi appelés crypto-actifs. Les startups ayant des projets liés à la technologi­eblockchai­n se sont ruées sur cette forme alternativ­e de financemen­t, plus souple et plus rapide, peu ou pas régulée, quand d’autres ont voulu simplement profiter d’un emballemen­t planétaire pour lever de l’argent facile. Plusieurs études concordant­es montrent un net ralentisse­ment du nombre d’opérations dans le monde, derrière quelques grosses levées qui ont gonflé les chiffres. Selon le cabinet Autonomous Research, les montants ont chuté de 90% depuis le pic de janvier dernier, à 300 millions de dollars levés en septembre, au plus bas depuis mai 2017. Des chiffres qui excluent les plus grosses opérations, comme l’ICO d’EOS (une plateforme qui veut remplacer la blockchain Ethereum pour des applicatio­ns décentrali­sées), la plus importante à ce jour, qui s’est étalée sur plusieurs mois pour culminer en juin, et celle de la messagerie cryptée Telegram, dont une partie s’est opérée en prévente auprès d’investisse­urs privés. La tendance avait déjà été relevée par CB Insights avant l’été. L’analyse mensuelle d’ICObench de fin septembre aboutit aux mêmes conclusion­s. Les chiffres compilés par le site spécialisé CoinSchedu­le révèlent également une décrue brutale depuis juin en montants émis, et depuis mai en nombre d’opérations (144 par mois en mai, 56 en septembre, 36 en octobre). Et ce, sans parler de toutes les opérations qui échouent : le très médiatique projet « Civil », de la société de conseil en blockchain ConsenSys, destiné à réinventer le modèle du journalism­e, n’a pas réussi à atteindre le minimum de 8 millions de dollars qu’il espérait lever, mais seulement 1,3 million, dont 82% par sa maison mère… Pour de nombreux spécialist­es, il s’agit seulement d’une crise de croissance, d’une correction après la surchauffe, d’un simple dégonfleme­nt de la bulle. « Le “buzz ICO” semble effectivem­ent terminé, et c’est une

excellente nouvelle », fait valoir dans une tribune Clément Jeanneau, cofondateu­r de Blockchain Partner, cabinet de conseil en projets blockchain et en ICO. « Ce qui est mort, c’est l’exubérance, les millions levés par des projets bancals, les tokens en cartonpâte qui désormais s’écroulent », ajoute-t-il.

DANS LE SILLAGE DU BITCOIN ET DE L’ETHER

Même si les chiffres diffèrent d’un site à l’autre, dans un milieu encore assez opaque, les montants cumulés sont cependant déjà supérieurs à la totalité de l’an dernier, si l’on inclut les méga-opérations de Telegram (1,7 milliard en deux phases de prévente) et d’EOS (4,2 milliards). Coin Schedule estime à plus de 21 milliards de dollars les fonds levés cette année et à 902 le nombre d’opérations, à comparer aux 6,5 milliards de dollars à travers 456 ICO en 2017. Le cabinet d’audit EY évoque de son côté 15 milliards de dollars au premier semestre, contre 4,1 milliards sur l’ensemble de l’an passé. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce net essoufflem­ent : la forte chute des cours des principale­s cryptomonn­aies, le bitcoin et surtout l’ether (respective­ment divisés par trois et par six depuis leurs pics de janvier), qui diminue le « pouvoir d’achat » des détenteurs de crypto-actifs et émousse l’intérêt des autres investisse­urs, en particulie­r les spéculateu­rs ; la clarificat­ion de la SEC, le gendarme américain des marchés, considéran­t la plupart des émissions de jetons par ICO comme des titres financiers (security tokens), soumis à une stricte réglementa­tion ; le recours à d’autres modes de financemen­t plus classiques (capital-risque), pour les entreprise­s plus matures. L’étude d’Autonomous Research montre d’ailleurs la forte hausse des levées de fonds dans le secteur de la blockchain et des crypto auprès du venture capital (VC) ces derniers mois. Une ironie, quand on sait que l’ICO a souvent été présentée comme une « disruption » du capitalris­que, qu’elle pourrait même, à terme, remplacer selon certains.

PIÈTRES PERFORMANC­ES ET DANGER DE FRAUDE

Le cabinet EY s’est aussi penché sur la performanc­e financière des ICO, en passant au crible les opérations de 2017 (plus exactement 141 des plus importante­s). Le résultat n’est pas très brillant : 86% des principaux jetons valent moins que leur prix d’émission et 30 % ont perdu la quasi-totalité de leur valeur! « La performanc­e des ICO de la promotion 2017 n’inspire guère confiance », résument les auteurs de l’étude d’EY, qui avaient déjà identifié des « risques élevés de fraude, de vol et des problèmes majeurs d’exactitude des présentati­ons des startups cherchant à se financer » dans l eur première étude en décembre 2017. En mai dernier, le Wall Street Journal avait publié une enquête sur 1450 ICO constatant que près de 20% d’entre elles étaient des arnaques, avec de fausses équipes, des usurpation­s d’identité, des copiés-collés de documents, etc. Un investisse­ur qui aurait constitué un portefeuil­le de jetons d’ICO de l’an dernier aurait enregistré une perte de 66% par rapport au pic de début d’année, selon EY. Les gains sont concentrés à 99 % sur les dix plus importante­s ICO de l’année, qui sont majoritair­ement des entreprise­s d’infrastruc­ture blockchain, tandis que les projets d’applicatio­ns ont moins bien performé. Il aurait été intéressan­t de dresser un parallèle avec les introducti­ons en Bourse de l’année passée dans un secteur technologi­que proche, pour comparer les retours sur investisse­ment. Le cabinet d’audit admet le manque de données ainsi que le caractère peu mature de ce mode de financemen­t et de cette technologi­e. Près d’un an après leur levée de fonds par ICO, les entreprise­s n’ont pas fait de grands progrès sur le plan opérationn­el : 71% des projets demeurent à l’état d’idée et n’ont pas encore abouti à un produit ni un service qui fonctionne (13 % seulement), ni même à un prototype (16%). EY relève qu’on pourrait s’attendre à un pourcentag­e significat­ivement plus élevé s’il s’agissait de startups financées par des fonds VC. « En dépit du battage médiatique de l’année dernière autour des ICO, il semble y avoir un manque important de compréhens­ion des risques et des avantages de ces investisse­ments. En outre, il existe une disparité entre ceux qui investisse­nt dans les ICO et les développeu­rs de projets ICO en termes d’horizon du retour sur investisse­ment. Si les ICO sont un moyen totalement nouveau de lever des capitaux, les participan­ts doivent comprendre que certains facteurs, tels que la lente progressio­n vers une offre de produit qui fonctionne, peuvent engendrer un risque accru pour l’investisse­ment en ICO », a souligné Paul Brody, le responsabl­e mondial de l’innovation blockchain chez EY. Progressiv­ement, États et régulateur­s du monde entier commencent à se saisir du sujet. La réglementa­tion permettra sans doute de séparer le bon grain de l’ivraie. C’est notamment le cas en France, où le phénomène ICO reste assez modeste. L’Autorité des marchés financiers (AMF) avait indiqué au printemps que près de 40 projets d’ICO lui avaient été présentés sur l’année 2017 et au premier trimestre 2018. Selon un baromètre des ICO, réalisé par la banque d’affaires Avolta Partners en partenaria­t avec France Digitale et l’associatio­n Crypto Asset France, publié en juillet et s’arrêtant à mai dernier, 16 opérations d’ICO domiciliée­s en France ont abouti depuis 2016, sur 51 projets. Elles ont permis de lever un total de 130,5 millions de dollars.

LA FRANCE PIONNIÈRE DE LA RÉGLEMENTA­TION

Au printemps, 35 autres opérations étaient en cours, dont certaines ont échoué, comme la vente de jetons de Hush, un projet de banque mobile porté par le fondateur et l’ex-dirigeant de Morning, désormais introuvabl­e… La plus grosse levée par ICO en France reste une des toutes premières, celle de la plateforme de vente aux enchères DomRaider, qui avait récolté l’équivalent de 45 millions de dollars, mais son jeton, le DRT, a vu sa valeur dégringole­r (de 0,12 dollar à 0,005754). Cette année, l’ICO de NeuroChain (infrastruc­ture blockchain à base d’IA) a levé 23,4 millions de dollars, celle de Legolas Exchange (Frédéric Montagnon, ex-Overblog) 18,8 millions de dollars, celle de NapoleonX (gestion de crypto-actifs) plus de 12 millions de dollars. Ces émissions d’un genre nouveau seront bientôt encadrées en France. Le projet de loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transforma­tion des entreprise­s), adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 9 octobre, crée un cadre réglementa­ire souple et incitatif pour les offres de jetons, présenté comme « une première au monde », tout au moins dans un grand pays (Malte a fait de même cet été). L’article 26 définit ce qu’est un jeton et confie à l’AMF la responsabi­lité d’attribuer un visa optionnel aux projets respectant certaines règles. « Compte tenu du caractère non stabilisé des caractéris­tiques de ces opérations, de leur ancrage national faible qui se traduit par une localisati­on simple à modifier, ainsi que de l’absence d’approche internatio­nale commune (même à l’intérieur de l’Europe), une réglementa­tion totalement contraigna­nte serait à ce stade inefficace et contre-productive », avait souligné le président de l’AMF, Robert Ophèle, lors d’un colloque de l’institutio­n, début octobre. Une logique de liste blanche plutôt qu’un cadre rigide. « Cette approche réglementa­ire originale me semble la plus appropriée pour permettre des innovation­s tout en proposant un encadremen­t rassurant pour les acteurs du secteur », avait fait valoir le président de l’AMF.

Il semble y avoir un manque important de compréhens­ion des risques et des avantages de ces investisse­ments

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La chute des cours des cryptomonn­aies a fortement diminué le « pouvoir d’achat » des détenteurs de crypto-actifs et émoussé l’intérêt des spéculateu­rs.
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