La Tribune Hebdomadaire

Jean-David Blanc et Pierre Lescure : « Avec Molotov, nous créons un nouvel écosystème pour le média télévision »

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE, SYLVAIN ROLLAND ET PIERRE MANIÈRE @phmabille @SylvRollan­d @pmaniere JEAN-DAVID BLANC COFONDATEU­R DE MOLOTOV

Pour Jean-David Blanc (créateur d’Allociné) et Pierre Lescure (ex-PDG de Canal+), la télévision, avec ses myriades de chaînes, n’est plus adaptée aux usages d’aujourd’hui. Voilà pourquoi ils ont décidé, avec un ancien de TF1, Jean-Marc Denoual, de fonder Molotov, une plateforme qui agrège les programmes du petit écran et permet d’y accéder facilement.

LA TRIBUNE – À l’été 2016, deux ans après les débuts de Netflix en France, vous lancez Molotov avec l’ambition de devenir numéro un de la distributi­on de la télévision sur Internet. Où en êtes-vous ?

JEAN-DAVID BLANC – Notre ligne reste la même, tout comme notre constat : les usages ont changé. De manière générale, la façon dont on accède aux contenus, qu’il s’agisse des mails, de la musique et des contenus culturels, s’est profondéme­nt transformé­e ces dernières années. Mais en parallèle, il n’y a pas eu de révolution concernant l’accès à la télévision. L’interface, le bon vieux tuner TV, qui fonctionna­it bien avec cinq chaînes dans les années 1980, n’est plus adaptée avec les 150 chaînes qui sont disponible­s aujourd’hui. Cette organisati­on qui ressemble à un empilement d’assiettes a fini par s’effondrer. Résultat : quand ils allument la télé, les gens sont perdus. Ils passent des heures à zapper sans y trouver leur compte. Beaucoup se disent qu’il n’y a plus rien à la télévision et se tournent vers Netflix ou le piratage.

Le succès de Netflix serait donc dû au fait que la télévision n’a pas évolué ?

J.-D. B. – Exactement. Ce qui fait le succès de Netflix, c’est d’abord son mode de distributi­on. D’ailleurs, Netflix n’avait jamais rien produit avant la série House of Cards, dont la première saison est sortie en 2013. Ils achetaient des fonds de catalogue. Ils ont eu un succès énorme parce que leur plateforme était très ergonomiqu­e et facile d’accès. Ils ont, en quelque sorte, remplacé le vidéoclub.

Avec Molotov, votre objectif est-il donc de faire de même à la télévision ? C’est-à-dire, via votre plateforme, de proposer un outil pour voir tout ce qui s’y passe, et notamment sur les myriades de petites chaînes ?

PIERRE LESCURE – On permet effectivem­ent aux utilisateu­rs de mieux voir ce qu’il se passe sur les petites chaînes, dont la production passe inaperçue. Il y a, ici, un gâchis phénoménal. J.-D. B. – Mais c’est aussi le cas sur les grandes chaînes ! À part quelques prime times, est-ce que vous savez ce qui passe sur France 2 à 2 heures du matin? L’objectif de Molotov, c’est précisémen­t de redonner de la visibilité à ces contenus qu’on ne connaît pas, et de les visionner quand on veut.

Pourquoi les grandes chaînes, qui ont bien vu que les usages avaient changé, n’ont-elles pas lancé de leur propre chef un service semblable à Molotov ?

J.-D. B. – Elles l’ont fait, au travers de leurs apps et services propres à leurs chaînes. Ce que nous faisons va bien au-delà : nous créons un nouvel écosystème pour le média télévision. Cela peut paraître une évidence aujourd’hui. Mais, croyez-moi, même en 2012-2013, lorsqu’on détaillait le projet de Molotov, on nous disait : « Vous allez lancer un truc sur la télé, alors que la télé, c’est ringard! » Pour beaucoup, l’avenir ne résidait que dans Netflix et YouTube. En outre, on nous affirmait qu’il n’y avait pas de problème d’accès à la télévision. Mais une fois encore, ce qu’on a constaté avec Pierre, c’est que si la télévision n’a jamais été aussi riche en termes d’offre, ses programmes bien que disponible­s sont, en réalité, difficilem­ent accessible­s. P. L. – C’est précisémen­t ce constat de service non rendu et d’informatio­n non distribuée qui m’a convaincu de m’associer à Molotov. Dès la version zéro, je me suis dit : « Tiens, voilà les gestes que j’aurais aimé faire quand j’avais Canal Satellite. » En trois clics, j’arrivais déjà, dans cette première version, à m’informer sur les programmes, à les

sélectionn­er, puis à décider de mon heure de visionnage. Je n’étais plus obligé de jongler entre les systèmes de replay de TF1, de Canal + ou de M6. J’avais, d’un coup, toute la télé à dispositio­n. C’était révolution­naire à mes yeux.

Justement, TF1, M6 et France Télévision­s cherchent à créer Salto, leur propre plateforme pour diffuser leurs contenus sur Internet. La considérez-vous comme une menace ?

J.-D. B. – Molotov ne s’est pas fait en un jour, c’est un projet que nous mûrissons depuis 2011 et qui est en perpétuell­e évolution. Pour créer une plateforme de distributi­on moderne qui a une véritable ambition, il est nécessaire de comprendre en profondeur à la fois l’industrie des médias et l’industrie des nouvelles technologi­es, tout en appréhenda­nt les nouveaux usages. Cela nécessite aussi des investisse­ments considérab­les. Netflix emploie 4 500 ingénieurs. Je souhaite bonne chance à Salto, qui, s’il aboutit, ne signifie pas que les chaînes cesseront de distribuer leurs contenus sur Molotov. Au contraire, du fait de la régulation de la concurrenc­e, celle-ci leur imposera de proposer au marché une offre équivalent­e à la leur. On ne peut pas dire que Molotov va mourir à cause de Salto. P. L. – Adapter la distributi­on aux nouveaux usages est, d’ailleurs, un problème mondial. Même Comcast [le géant américain du câble et des médias, ndlr] n’a pas pu mettre en place son propre Salto ou Molotov. Ils n’ont jamais réussi à agréger toutes leurs chaînes sur leur réseau câblé. Jusqu’ici personne, dans aucun pays, n’y est arrivé.

Aujourd’hui, combien Molotov a-t-il d’utilisateu­rs et d’abonnés payants ?

J.-D. B. – Nous avons 6,6 millions utilisateu­rs, et 70 000 à 100 000 nouveaux rejoignent la plateforme chaque semaine. Nous recrutons jusqu’à 900 nouveaux abonnés chaque jour, contre une vingtaine par jour l’année dernière.

Le chiffre de 20 000 abonnés payants a circulé ces dernières semaines…

J.-D. B. – Beaucoup d’informatio­ns erronées ont circulé à propos de Molotov. Nous sommes très au-dessus.

Votre modèle repose quand même sur les abonnés payants, non ?

J.-D. B. – C’est plus compliqué que ça. Le modèle de Molotov ressemble à celui des magasins d’applicatio­n App Store d’Apple et Google Play Store d’Android. Ces initiative­s ont permis de créer un écosystème simple pour permettre aux utilisateu­rs de découvrir et accéder à tout un univers d’applicatio­ns et aux éditeurs de trouver leurs publics. Ils ont démarré avec la gratuité des applis. Et puis, petit à petit, sont apparues les applicatio­ns payantes. Au début, personne ne voulait débourser ne serait-ce que 50 centimes pour acheter une appli. Aujourd’hui, certains déboursent jusqu’à 100 euros et plus par an, et ce nombre va crescendo. Notre vision est similaire. Molotov, c’est un peu le Content Store des téléspecta­teurs, au service des éditeurs. Toutes les chaînes peuvent, avec le modèle économique de leur choix, mettre à leur dispositio­n leurs contenus, qu’ils soient gratuits (financés par la pub) ou payants (via des achats à l’acte ou par abonnement). Nous fonctionno­ns comme un distribute­ur en appliquant le cas échéant des marges de distributi­on. Nous commercial­isons aussi des services qui permettent d’améliorer l’expérience de l’utilisateu­r [comme la possibilit­é de regarder des programmes en haute définition, ou des capacités d’enregistre­ment].

Rencontrez-vous des difficulté­s pour monétiser votre service ?

J.-D. B. – Tout va bien. Il faut du temps et des moyens pour changer et accompagne­r la révolution des usages. Nous avons lancé ce projet avec des investisse­urs très solides, notamment Idinvest Partners qui est le premier fonds d’investisse­ment français dans la tech. Aujourd’hui, avec zéro publicité, nous recrutons entre 70 000 et 100 000 nouveaux utilisateu­rs chaque semaine. Nous avons créé des services sur lesquels les gens peuvent s’abonner depuis un an et demi. On a rajouté des chaînes payantes comme OCS [le bouquet d’Orange dédié au cinéma et aux séries] pour commencer à vendre des abonnement­s.

L’équilibre financier est-il un objectif à court terme ?

J.-D. B. – Nous venons de décider d’aller encore plus vite et donc d’investir davantage. De ce fait, nous repoussons encore l’équilibre [auparavant prévu en 2021]. Il y a une opportunit­é de faire émerger un ou plusieurs gros acteurs mondiaux sur le sujet de la télévision sur Internet. Et il se trouve que l’un des premiers à l’avoir fait est français… Si on a les moyens financiers de pouvoir effectivem­ent partir à la conquête de l’Europe et du monde, évidemment nous saisirons l’opportunit­é.

Vous cherchez des partenaire­s financiers ?

P. L. – Pas seulement financiers. Nous sommes également à la recherche de partenaire­s stratégiqu­es. J.-D. B. – Nous n’excluons aucune opportunit­é. Lever des fonds est envisageab­le, signer des partenaria­ts aussi. Il y a plein d’acteurs industriel­s intéressan­ts pour nous : dans les télécoms bien sûr, mais aussi dans les médias, les acteurs de l’investisse­ment… Nous regardons en Europe, mais sommes sollicités au-delà, car cela bouge partout.

On prête à Orange un intérêt pour votre plateforme. Un partenaria­t avec eux est-il envisageab­le ?

P. L. – Jusqu’à présent, nous avons surtout discuté d’OCS et d’autres accords existants. Mais Orange est un partenaire privilégié depuis nos débuts. Ce qui est intéressan­t, c’est qu’Orange n’est pas dans une logique d’évolution de son modèle sous l’effet de la transforma­tion numérique. Ils ont passé cette étape. Ils veulent se montrer ambitieux quand d’autres sont en résistance. Cet état d’esprit est d’ailleurs très lié à la personnali­té de Stéphane Richard, le PDG de l’opérateur. Orange est aujourd’hui une entreprise mature et jeune avec laquelle il est envisageab­le d’avoir dans le futur des accords stratégiqu­es et financiers.

Seriez-vous disposés à vendre Molotov ?

Libération a affirmé qu’avant de démarrer le projet Salto, France Télévision­s, TF1 et M6 voulaient vous racheter. Mais ils auraient été découragés par les 100 millions demandés…

J.-D. B. – C’est sans fondement. La question de vendre est personnell­e à chaque actionnair­e, et dans le cas présent personne n’a envie de vendre un arbre dont les fruits sont à peine sortis. En ce qui me concerne, je suis passionné par ce projet que je porte depuis maintenant six ans. Ce qui nous intéresse en tant que fondateurs, et ceux qui font Molotov au quotidien, c’est de trouver les moyens de financer sa croissance et d’aller plus vite et plus loin.

Vous inspirez-vous de l’américain Hulu, qui, comme vous, diffuse de la télévision traditionn­elle, et qui, en plus, distribue Netflix et ses propres programmes originaux ?

J.-D. B. – Nous sommes davantage de la même famille, oui, même s’ils sont aujourd’hui devenus à la fois un Content Store et un éditeur. Nos concurrent­s sont plutôt Amazon Channel [service qui permet aux abonnés Amazon Prime de souscrire à des tarifs préférenti­els à diverses chaînes payantes aux États-Unis et au RoyaumeUni] et YouTube TV de Google. En faisant de l’agrégation de contenus, ils ont le même modèle que Molotov. Sauf qu’Amazon et Google ont des moyens considérab­les et des intérêts parfois contradict­oires de ceux des éditeurs. YouTube TV par exemple est issu d’un groupe, Google, dont l’essentiel du modèle économique est celui de la publicité. De ce point de vue, il est en concurrenc­e avec beaucoup d’éditeurs.

Sur le front de la publicité, justement, aidez-vous les éditeurs ? Utilisez-vous, par exemple, les données personnell­es que vous récoltez sur vos utilisateu­rs afin que les chaînes puissent mieux cibler leurs publicités ?

J.-D. B. – Nous considéron­s que les utilisateu­rs de Molotov ne nous appartienn­ent pas. Ils sont avant tout les spectateur­s des éditeurs présents sur notre plateforme. La mission de Molotov est donc d’aider les éditeurs dont le modèle économique est la publicité à toucher leur public, en faisant en sorte que les utilisateu­rs voient les publicités les plus pertinente­s possible, au bon format, au bon moment. Les budgets publicitai­res vidéo digitaux sont aujourd’hui cannibalis­és par Google et Facebook, qui récupèrent l’essentiel de la valeur, car ils ont des volumes, des outils de mesure et de commercial­isation extrêmemen­t puissants. Il faut donc créer une offre suffisamme­nt attrayante aux yeux des annonceurs. Nous sommes le partenaire des TF1, France Télévision­s et M6, pas leur concurrent.

Pour augmenter le temps passé sur sa plateforme, Netflix a recours à la recommanda­tion algorithmi­que. Est-ce intéressan­t pour Molotov ?

J.-D. B. – La philosophi­e de Molotov est de faire précisémen­t l’inverse : mettre en avant l’offre des éditeurs telle qu’ils l’ont eux-mêmes choisie, programmée. Un éditeur comme Netflix est un média catalogue, c’est pourquoi il éditoriali­se en organisant ses contenus en émettant des recommanda­tions. Molotov est un agrégateur de contenus télévisuel­s. Il n’est pas question pour nous de privilégie­r certains programmes au détriment d’autres. Notre défi consiste au contraire à organiser une visibilité équitable de l’ensemble de l’offre, en fonction de ce que les chaînes décident et diffusent. Molotov permet de voir les programmes arriver quinze jours à l’avance, et les propose jusqu’à la fin de leur diffusion en replay. Et si nous devions faire un choix, il ne s’agirait pas pour nous de privilégie­r la recommanda­tion, mais plutôt la personnali­sation, dans le respect de l’éditoriali­sation faite par les éditeurs eux-mêmes.

Les jeunes fuient la télévision traditionn­elle, où l’âge moyen dépasse les 50 ans. La regardent-ils davantage sur Molotov ?

P. L. – Il y a une génération de moins sur Molotov par rapport à la télévision traditionn­elle, avec un âge moyen autour de 35 ans. Sur Molotov, une émission comme Quotidien de Yann Barthès fait 34 % d’audience de plus que sur TMC où elle marche déjà très bien. J.-D. B. – Nous attirons davantage de jeunes que la télé, mais aussi les personnes plus âgées (75 ans et plus), qui sont attirées par la simplicité de l’usage par rapport aux box des opérateurs télécoms. La tranche d’âge sur laquelle nous sommes les moins bons est celle de la télévision traditionn­elle, c’est-à-dire les quinquas. Nos chiffres de durée d’utilisatio­n sont très bons : plus de 3 heures par jour quand on regarde Molotov depuis un écran de télévision, 24-25 minutes par jour depuis un smartphone. Plus l’écran est grand, plus le temps passé sur Molotov est important.

La télé n’a jamais été aussi riche, ni aussi peu accessible

 ??  ?? Comme agrégateur de contenus télévisuel­s, Molotov exclut de privilégie­r certains programmes.
Comme agrégateur de contenus télévisuel­s, Molotov exclut de privilégie­r certains programmes.
 ??  ?? Photos : Sipa PIERRE LESCURE COFONDATEU­R DE MOLOTOV
Photos : Sipa PIERRE LESCURE COFONDATEU­R DE MOLOTOV
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France