Programmes : comment les Gafa et Netflix bouleversent les règles du jeu
Au marché des contenus audiovisuels de Cannes, le Mipcom, le monde de la télévision côtoie celui d’Internet alors que le « streaming » monte en puissance. Netflix, Facebook et Amazon bouleversent les équilibres traditionnels. Le contenu reste roi, mais le
Je ne pense pas qu’ils soient les ennemis, je pense qu’ils sont même plus nos amis que nos ennemis. Ce que Netflix a réussi, c’est de faire accepter aux gens de payer pour du contenu. C’est un grand changement dans l’attitude des consommateurs. » Prononcés le 15 octobre lors du Mipcom de Cannes, le marché international de l’audiovisuel et des contenus, les mots de Carolyn McCall, DG du groupe britannique de télé privée ITV, ancienne d’Easyjet et du Guardian, n’ont sans doute pas fait plaisir à tout le monde. « Ils », c’est bien sûr Netflix, mais aussi Amazon, Facebook, Apple, Google, ces « Gafan » qui se lancent dans la production de contenus et révolutionnent les habitudes de consommation audiovisuelle. Avec ses 137 millions d’abonnés, la plateforme de VOD par abonnement Netflix affole les dirigeants de l’audiovisuel traditionnel, car elle rebat les cartes dans chaque marché télévisuel national, autant qu’elle attire les producteurs du monde entier. Même si certains, plus réticents à laisser filer l’intégralité des droits de leurs programmes, se pincent le nez! Alors qu’ITV vient de vendre à la plateforme américaine sa fiction politique The Bodyguard, produite pour la BBC, ce point de vue tranche avec celui du patron de la BBC mais aussi des dirigeants français. Delphine Ernotte, PDG de France Télévisions, ne souhaite pour sa part plus vendre de séries à Netflix. Quand les uns resserrent les rangs et prônent plutôt la collaboration nationale, autour d’offres de VOD-SVOD comme l’incertain projet Salto porté par France Télévisions, TF1 et M6, d’autres acteurs, y compris des entreprises telles que Gaumont Television, qui travaille depuis le début avec Netflix ( Narcos, F is For family), optent pour le pragmatisme. Ami-ennemi, Netflix illustre parfaitement l’oxymore du moment: « frienemy ». « Netflix est un client important pour nous et ils ont modifié la façon de visionner les programmes du public », a poursuivi Carolyn McCall, dont le groupe a aussi passé un accord avec Amazon et collabore avec Google, avec lequel il est pourtant en compétition sur la publicité. « Nous devons répondre à ce changement. Nous ne sommes pas en concurrence frontale avec Netflix. » Partant du constat que les téléspectateurs ont désormais le pouvoir, le groupe ITV s’appuie sur sa stratégie baptisée « More Than TV », pour soigner sa relation directe avec le public. En 2019, il lancera son propre service de SVOD adapté au marché britannique avec une offre différenciée de contenu britannique et, à terme, de contenu original. En parallèle, Carolyn McCall parie sur le fait que le public peut accepter de payer un ou deux abonnements en plus de celui de Netflix, tant que les autres offres, locales par exemple, se distinguent suffisamment. Une nouvelle fois, c’est sous le signe des grandes manoeuvres qui agitent le monde de l’audiovisuel et des contenus, et sous le règne des séries de fiction (adaptation du roman de H. G. Wells The War of The Worlds pour la BBC, The Pier, le nouveau thriller des créateurs de La Casa de Papel achetée par TF1, Escape at Dannemora de Ben Stiller pour Showtime) que s’est déroulé le Mip- com, du 15 au 18 octobre. Pour concurrencer à armes égales la montée en puissance des acteurs mondiaux (non réglementés du point de vue français), les groupes traditionnels, de diffusion comme de production, cherchent la parade et l’industrie de l’audiovisuel ne peut qu’observer les grandes concentrations qui sont à l’oeuvre. En révolutionnant la manière de consommer un programme, en donnant à la fiction à (très) gros budget une audience internationale, Netflix pousse ainsi les producteurs indépendants à réunir leurs forces, à grossir, pour être en mesure de peser sur le marché. Ce qui compte, ce sont les talents, l’originalité, c’est aussi la force des catalogues. Le groupe français Banijay serait un des derniers repreneurs potentiels encore positionnés pour le rachat d’Endemol Shine ( Black Mirror, Big Brother, Masterchef), valorisé entre 2 milliards et 3 milliards de livres, et dont le prix a été jugé trop élevé par ITV, entre autres. Présidé par Stéphane Courbit, Banijay, qui a fêté ses 10 ans à Cannes, rassemble en France des structures comme Air Productions (Nagui) et H2O Productions (Cyril Hanouna). À la suite du rachat en 2016 de Zodiak Media, il est présent dans 16 pays et son catalogue compte d’ores et déjà 20000 heures de programmes. Le Mipcom bruissait aussi des rumeurs sur la vente du groupe français de production et de distribution Lagardère Studios, dont les filiales sont implantées en France, en Afrique, en Espagne et en Scandinavie. Le dossier serait examiné par Newen (TF1), M6, mais aussi Mediawan. Pour autant, la stratégie de ce dernier, constitué par Pierre-Antoine Capton, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, à la suite des rachats du groupe AB, de C&C Productions, d’ON Entertainment, de Makever, de Mon Voisin Productions et d’EuropaCorp Television, est de passer la vitesse supérieure pour exister au niveau européen. En 2019, le premier producteur de fiction en France ( Les Bracelets rouges, Traqués, Dix pour cent, Section de recherches...) se concentrera plutôt sur des acquisitions à l’international.
TWITTER ET FACEBOOK, PARTENAIRES DE L’INDUSTRIE TV
Dans la refonte médiatique en cours, le monde de la télévision n’a pas dit son dernier mot et fait valoir ses atouts. À lui aussi de prendre des risques et de s’emparer des outils technologiques existants pour gagner en créativité. « On ne peut pas partir de l’idée que la télévision est morte et que l’OTT [ over the top office, par contournement du canal traditionnel, ndlr] triomphe », considérait justement lors d’un récent colloque David Kessler, directeur général d’Orange Studio. Comme ses homologues éditeurs et opérateurs, il déplore que le marché français reste englué dans une réglementation excessive et réclame plus de souplesse dans le cadre de la future réforme de l’audiovisuel. En donnant un coup de pied dans la fourmilière, Netflix a précipité le débat en France et l’urgence de faire évoluer la chronologie des médias, les relations avec les producteurs, notamment en matière de droits sur les oeuvres que les chaînes financent. Pour autant, tout n’est pas à jeter au pays des réseaux sociaux et des plateformes. Au Mipcom, Twitter et Facebook ont même vanté leurs collaborations avec les diffuseurs et créateurs de contenus. Twitter, dont la stratégie n’est pas d’initier des formats originaux, annonce avoir noué 150 partenariats avec des acteurs de l’audiovisuel, afin de leur permettre de bénéficier d’une meilleure exposition auprès des utilisateurs du réseau et d’une monétisation. « Nous ne sommes pas des ennemis de l’industrie de la télévision ou des médias, nous sommes des amis, a lancé Kay Madati, Global viceprésident et responsable des partenariats contenus. Twitter est devenu la dernière plateforme mobile où la vidéo et la conversation se rapprochent. » Du côté de Facebook, on compte sur la plateforme de vidéos Facebook Watch pour encourager l’interaction entre les fans et les créateurs. « La plupart des formats traditionnels, tels que les jeux et les émissions non scénarisées peuvent devenir plus axés sur la communauté Facebook », a indiqué Matthew Henick, responsable du développement de contenu et de la stratégie du groupe. Dans ce registre, la chaîne MTV va relancer son émission de téléréalité The Real World en exclusivité sur Facebook Watch. Les fans pourront soumettre leur candidature en direct, participer au casting, ou coregarder des épisodes hebdomadaires produits par l’une des filiales américaines de Banijay Group. Multisupports et multiplateformes, la télévision de demain fera sans doute, en termes de modèle économique, de processus de création et de production, la synthèse du meilleur des deux mondes.
Nous ne sommes pas des ennemis
On ne peut pas partir de l’idée que la télé est morte