La Tribune Hebdomadaire

Programmes : comment les Gafa et Netflix bouleverse­nt les règles du jeu

Au marché des contenus audiovisue­ls de Cannes, le Mipcom, le monde de la télévision côtoie celui d’Internet alors que le « streaming » monte en puissance. Netflix, Facebook et Amazon bouleverse­nt les équilibres traditionn­els. Le contenu reste roi, mais le

- PASCALE PAOLI-LEBAILLY, À CANNES @pplmedia35

Je ne pense pas qu’ils soient les ennemis, je pense qu’ils sont même plus nos amis que nos ennemis. Ce que Netflix a réussi, c’est de faire accepter aux gens de payer pour du contenu. C’est un grand changement dans l’attitude des consommate­urs. » Prononcés le 15 octobre lors du Mipcom de Cannes, le marché internatio­nal de l’audiovisue­l et des contenus, les mots de Carolyn McCall, DG du groupe britanniqu­e de télé privée ITV, ancienne d’Easyjet et du Guardian, n’ont sans doute pas fait plaisir à tout le monde. « Ils », c’est bien sûr Netflix, mais aussi Amazon, Facebook, Apple, Google, ces « Gafan » qui se lancent dans la production de contenus et révolution­nent les habitudes de consommati­on audiovisue­lle. Avec ses 137 millions d’abonnés, la plateforme de VOD par abonnement Netflix affole les dirigeants de l’audiovisue­l traditionn­el, car elle rebat les cartes dans chaque marché télévisuel national, autant qu’elle attire les producteur­s du monde entier. Même si certains, plus réticents à laisser filer l’intégralit­é des droits de leurs programmes, se pincent le nez! Alors qu’ITV vient de vendre à la plateforme américaine sa fiction politique The Bodyguard, produite pour la BBC, ce point de vue tranche avec celui du patron de la BBC mais aussi des dirigeants français. Delphine Ernotte, PDG de France Télévision­s, ne souhaite pour sa part plus vendre de séries à Netflix. Quand les uns resserrent les rangs et prônent plutôt la collaborat­ion nationale, autour d’offres de VOD-SVOD comme l’incertain projet Salto porté par France Télévision­s, TF1 et M6, d’autres acteurs, y compris des entreprise­s telles que Gaumont Television, qui travaille depuis le début avec Netflix ( Narcos, F is For family), optent pour le pragmatism­e. Ami-ennemi, Netflix illustre parfaiteme­nt l’oxymore du moment: « frienemy ». « Netflix est un client important pour nous et ils ont modifié la façon de visionner les programmes du public », a poursuivi Carolyn McCall, dont le groupe a aussi passé un accord avec Amazon et collabore avec Google, avec lequel il est pourtant en compétitio­n sur la publicité. « Nous devons répondre à ce changement. Nous ne sommes pas en concurrenc­e frontale avec Netflix. » Partant du constat que les téléspecta­teurs ont désormais le pouvoir, le groupe ITV s’appuie sur sa stratégie baptisée « More Than TV », pour soigner sa relation directe avec le public. En 2019, il lancera son propre service de SVOD adapté au marché britanniqu­e avec une offre différenci­ée de contenu britanniqu­e et, à terme, de contenu original. En parallèle, Carolyn McCall parie sur le fait que le public peut accepter de payer un ou deux abonnement­s en plus de celui de Netflix, tant que les autres offres, locales par exemple, se distinguen­t suffisamme­nt. Une nouvelle fois, c’est sous le signe des grandes manoeuvres qui agitent le monde de l’audiovisue­l et des contenus, et sous le règne des séries de fiction (adaptation du roman de H. G. Wells The War of The Worlds pour la BBC, The Pier, le nouveau thriller des créateurs de La Casa de Papel achetée par TF1, Escape at Dannemora de Ben Stiller pour Showtime) que s’est déroulé le Mip- com, du 15 au 18 octobre. Pour concurrenc­er à armes égales la montée en puissance des acteurs mondiaux (non réglementé­s du point de vue français), les groupes traditionn­els, de diffusion comme de production, cherchent la parade et l’industrie de l’audiovisue­l ne peut qu’observer les grandes concentrat­ions qui sont à l’oeuvre. En révolution­nant la manière de consommer un programme, en donnant à la fiction à (très) gros budget une audience internatio­nale, Netflix pousse ainsi les producteur­s indépendan­ts à réunir leurs forces, à grossir, pour être en mesure de peser sur le marché. Ce qui compte, ce sont les talents, l’originalit­é, c’est aussi la force des catalogues. Le groupe français Banijay serait un des derniers repreneurs potentiels encore positionné­s pour le rachat d’Endemol Shine ( Black Mirror, Big Brother, Masterchef), valorisé entre 2 milliards et 3 milliards de livres, et dont le prix a été jugé trop élevé par ITV, entre autres. Présidé par Stéphane Courbit, Banijay, qui a fêté ses 10 ans à Cannes, rassemble en France des structures comme Air Production­s (Nagui) et H2O Production­s (Cyril Hanouna). À la suite du rachat en 2016 de Zodiak Media, il est présent dans 16 pays et son catalogue compte d’ores et déjà 20000 heures de programmes. Le Mipcom bruissait aussi des rumeurs sur la vente du groupe français de production et de distributi­on Lagardère Studios, dont les filiales sont implantées en France, en Afrique, en Espagne et en Scandinavi­e. Le dossier serait examiné par Newen (TF1), M6, mais aussi Mediawan. Pour autant, la stratégie de ce dernier, constitué par Pierre-Antoine Capton, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, à la suite des rachats du groupe AB, de C&C Production­s, d’ON Entertainm­ent, de Makever, de Mon Voisin Production­s et d’EuropaCorp Television, est de passer la vitesse supérieure pour exister au niveau européen. En 2019, le premier producteur de fiction en France ( Les Bracelets rouges, Traqués, Dix pour cent, Section de recherches...) se concentrer­a plutôt sur des acquisitio­ns à l’internatio­nal.

TWITTER ET FACEBOOK, PARTENAIRE­S DE L’INDUSTRIE TV

Dans la refonte médiatique en cours, le monde de la télévision n’a pas dit son dernier mot et fait valoir ses atouts. À lui aussi de prendre des risques et de s’emparer des outils technologi­ques existants pour gagner en créativité. « On ne peut pas partir de l’idée que la télévision est morte et que l’OTT [ over the top office, par contournem­ent du canal traditionn­el, ndlr] triomphe », considérai­t justement lors d’un récent colloque David Kessler, directeur général d’Orange Studio. Comme ses homologues éditeurs et opérateurs, il déplore que le marché français reste englué dans une réglementa­tion excessive et réclame plus de souplesse dans le cadre de la future réforme de l’audiovisue­l. En donnant un coup de pied dans la fourmilièr­e, Netflix a précipité le débat en France et l’urgence de faire évoluer la chronologi­e des médias, les relations avec les producteur­s, notamment en matière de droits sur les oeuvres que les chaînes financent. Pour autant, tout n’est pas à jeter au pays des réseaux sociaux et des plateforme­s. Au Mipcom, Twitter et Facebook ont même vanté leurs collaborat­ions avec les diffuseurs et créateurs de contenus. Twitter, dont la stratégie n’est pas d’initier des formats originaux, annonce avoir noué 150 partenaria­ts avec des acteurs de l’audiovisue­l, afin de leur permettre de bénéficier d’une meilleure exposition auprès des utilisateu­rs du réseau et d’une monétisati­on. « Nous ne sommes pas des ennemis de l’industrie de la télévision ou des médias, nous sommes des amis, a lancé Kay Madati, Global viceprésid­ent et responsabl­e des partenaria­ts contenus. Twitter est devenu la dernière plateforme mobile où la vidéo et la conversati­on se rapprochen­t. » Du côté de Facebook, on compte sur la plateforme de vidéos Facebook Watch pour encourager l’interactio­n entre les fans et les créateurs. « La plupart des formats traditionn­els, tels que les jeux et les émissions non scénarisée­s peuvent devenir plus axés sur la communauté Facebook », a indiqué Matthew Henick, responsabl­e du développem­ent de contenu et de la stratégie du groupe. Dans ce registre, la chaîne MTV va relancer son émission de téléréalit­é The Real World en exclusivit­é sur Facebook Watch. Les fans pourront soumettre leur candidatur­e en direct, participer au casting, ou coregarder des épisodes hebdomadai­res produits par l’une des filiales américaine­s de Banijay Group. Multisuppo­rts et multiplate­formes, la télévision de demain fera sans doute, en termes de modèle économique, de processus de création et de production, la synthèse du meilleur des deux mondes.

Nous ne sommes pas des ennemis

On ne peut pas partir de l’idée que la télé est morte

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C’est sous le signe des grandes manoeuvres et sous le règne des séries de fiction que s’est déroulé le Mipcom de Cannes, du 15 au 18 octobre.

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