La Tribune Hebdomadaire

Les leçons d’une résurrecti­on

- PROPOS RECUEILLIS PAR DENIS LAFAY

En 2008, alors président du groupe PSA, Christian Streiff était frappé d’un AVC. Dix ans plus tard, un film – « Un homme pressé », d’Hervé Mimran, avec Fabrice Luchini et Leïla Bekhti, en salles depuis mercredi – retrace son lent et douloureux chemin de reconstruc­tion, au bout duquel l’intéressé trouve en lui-même des enseigneme­nts et des trésors humains… qui ont valeur d’exemple au-delà de sa propre renaissanc­e : aucun dirigeant de multinatio­nale comme de TPE ne peut, ne doit même y être insensible. Le 13 novembre, à Lyon, Christian Streiff viendra les partager lors d’une soirée La Tribune consacrée à « la santé des patrons ». Ou comment désacralis­er un sujet toujours très aigu, et même tabou.

LA TRIBUNE - Dix ans après l’AVC dont vous avez été victime alors que vous présidiez le groupe PSA, un film inspiré de votre histoire sort en salles. Son titre reprend presque celui de votre biographie,

J’étais un homme pressé (éd. Cherche Midi). Que représente, dans votre processus de résilience, cet événement cinématogr­aphique ? CHRISTIAN STREIFF - D’abord un heureux hasard, celui de la rencontre d’un producteur (Matthieu Tarot) et d’un portrait publié dans Le Monde et signé Denis Cosnard. J’étais alors en pleine rédaction de mon livre. Mais ce film est aussi un risque. Celui d’accepter d’être incarné dans une interpréta­tion qui ne me ressemble pas, et donc d’être identifié au personnage odieux et méprisant remarquabl­ement joué par Fabrice Luchini. J’espère que personne ne m’a jamais vu ainsi! (Rires.) Sans doute cette direction artistique caricatura­le n’est pas étrangère à l’image des patrons, en premier lieu des grands groupes, qui domine au sein de l’opinion publique… Indéniable­ment. Le public français aurait-il admis que le PDG d’un groupe de 200000 salariés, qui plus est exposé alors à de douloureus­es décisions industriel­les et sociales ne soit pas un « salaud »? Une foule d’anecdotes réelles ont été intégrées au film, qui trouble mon appréciati­on d’ensemble. Je me sens un peu écartelé : la stricte exactitude de certaines situations me renvoie précisémen­t à ce que j’étais, l’excès ou le fantasme de certaines autres me détournent du miroir. J’avais écrit mon autobiogra­phie pour fermer définitive­ment la porte à la maladie; ce film aurait pu rouvrir la plaie. Ce ne fut pas le cas, et cela demeure une belle aventure. Même si, au final, j’apparais à l’écran affreux, sombre, cassant, autoritair­e… – séparation individuel­le ou plan social –, ces décisions douloureus­es dictent d’adopter une attitude souvent froide, noire. Elle est à la fois une posture vis-à-vis de l’extérieur et une protection personnell­e pour que l’émotion ne déborde pas ou ne détourne pas de la décision à prendre. C’est ce que je nomme la « punition du patron ». Pour autant, et même si la réalité de ma personnali­té n’est heureuseme­nt pas aussi réductrice – mon humanité personnell­e est, je pense, grande, et j’ai toujours considéré l’existence « belle » –, d’avoir ambitionné et accompli des responsabi­lités d’une telle envergure, et donc nécessitan­t une telle dureté, n’est sans doute pas fortuit. … Mais sans doute aussi, même partiellem­ent, tel que vous étiez ? Peut-on nier que vous étiez craint, même redouté, sur tous les fronts, dans la décision immédiate, soumis à des pressions colossales… Ce comporteme­nt du « patron » permettait-il alors de lire mimétiquem­ent ou fallacieus­ement celui de l’« homme » ? Oui, j’étais un dirigeant dur, c’est certain. Mais c’est le lot de tout patron. Son rôle est d’exercer et d’endosser la responsabi­lité de prendre toutes les décisions difficiles, y compris celles que certains de ses collaborat­eurs ne peuvent ou ne veulent assumer. Et lorsqu’elles portent sur l’humain Chez le décideur (après votre maladie, vous avez été vice-président de Safran et investisse­ur dans des startups) et l’homme Christian Streiff de 2018, que reste-t-il de cet homme d’hier ? Et quel homme nouveau êtes-vous ? En d’autres termes, quels trésors ce drame a-t-il révélés ? Avant tout celui de l’écoute. J’étais sommé d’écouter pour me reconstrui­re, pour appliquer les recommanda­tions médicales. J’étais obligé d’écouter, car, au début, je n’étais pas en mesure de m’exprimer. J’ai ensuite pris du plaisir à écouter mes interlocut­eurs qui au fur et à mesure de mes modestes progrès d’élocution prenaient eux-mêmes le temps de m’écouter. Ces dix dernières années, j’ai dû décupler mes dispositio­ns d’écoute. L’absence d’écoute est un mal qui guette tout grand décideur, qu’il soit d’entreprise ou politique. Qu’il traduise une protection ou de l’arrogance, il signifie l’enfermemen­t et expose à des fautes de jugement parfois rédhibitoi­res… Incontesta­blement. Cette dérive constitue une erreur aux conséquenc­es insoupçonn­ées. Mais a-t-on le choix ? Aux commandes de PSA, j’étais entouré directemen­t d’une quinzaine de collaborat­eurs, indirectem­ent d’une centaine. Écouter chacun d’entre eux était matérielle­ment impossible. Quand bien même j’y serais parvenu, comment aurais-je pu alors arbitrer, décider dans l’urgence qu’imposaient les situations? J’ai toujours discipliné mon entourage profession­nel à me présenter des sujets concis et complets, au nom du temps extrêmemen­t contraint que je pouvais lui consacrer. Mon rôle n’était pas de construire une solution à leur place, mais de la choisir avec eux.

CHRISTIAN STREIFF ANCIEN PRÉSIDENT DU GROUPE PSA

L’absence d’écoute est indissocia­ble d’un autre déficit : celui du temps. Tout patron pense conditionn­er sa performanc­e à la contractio­n « des » temps – d’analyser, de décider, d’appliquer – comme si le temps était le pire obstacle. Dans une telle époque de diktat de l’immédiatet­é, « dominer le temps » est une compétence… en réalité empoisonné­e. Votre enseigneme­nt à ce sujet est explicite. Ah, le temps… Ce temps contre lequel je courais dès 5 heures le matin et au gré des fuseaux horaires, ce temps que je m’efforçais de compresser toujours plus, ce temps que j’avais l’impression de dompter mieux que personne, ce temps que j’associais à une entrave. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé devant un temps infini. Au départ, ce temps semblait vide, et je le consacrais exclusivem­ent à ma famille et aux orthophoni­stes, c’est-à-dire à ma reconstruc­tion. Puis il a retrouvé une consistanc­e supplément­aire, celle du plaisir. Je m’en suis alors gavé, sans aucune retenue. De cette expérience du temps post-AVC, je tire bien sûr un enseigneme­nt rétroactif déterminan­t, que j’adresse à tout décideur : rien n’est plus précieux pour prendre la bonne décision que de prendre le temps de la mûrir – ceci est une évidence – et pour cela – ce qui l’est beaucoup moins – de prendre du temps pour soi. Que demande-t-on en premier lieu à un PDG ? De définir une stratégie, un cap. Cette responsabi­lité prioritair­e, l’imaginet-on s’accommoder de la hâte, d’une confusion ou d’une di(sso)lution des capacités d’analyse, de clairvoyan­ce, d’introspect­ion qui sont consubstan­tielles de ce « temps pour soi »? Cela peut sembler être un lieu commun, mais il faut le clamer haut et fort : le temps de la réflexion, du recul, de la distance est fondamenta­l – d’autant plus à l’ère, « cannibale », de technologi­es de communicat­ion qui nous inféodent encore plus. Cette « bonne » maîtrise du temps, cette discipline qui aspire à préserver du temps personnel, je les avais mésestimée­s. J’ai perdu beaucoup de temps, parce que je me suis conduit comme s’il ne m’appartenai­t pas, comme s’il était la « propriété » des collaborat­eurs, des actionnair­es, des clients, de la presse, etc. Or la réalité, c’est que le temps nous appartient. Et aucune fonction profession­nelle aussi dévorante soit-elle ne peut le contester, quoi qu’on en pense. Être patron d’un colosse comme PSA, est-ce se résigner à être dans l’impossibil­ité de penser à soi, à confondre l’important et l’essentiel, l’utile et le vital ? Non. Et j’en veux pour preuve mon successeur, Carlos Tavares. Il suit à cet égard une discipline personnell­e incroyable, et si j’en juge les résultats, elle profite à tout le groupe. Et pourtant, le niveau d’exigences, de contrainte­s et de pression propres à l’industrie automobile est tel… sans compter ce que pèse, bien davantage encore en 2018 que dix ans plus tôt, la pression produite par les technologi­es de l’informatio­n. Les tensions intérieure­s, c’est-à-dire la difficulté de synchronis­er fidèlement vos valeurs d’homme aux injonction­s de la fonction que vous exerciez, ont-elles participé à l’épreuve que vous avez subie ? Je ne pense pas… mais qui peut vraiment l’affirmer? Cet AVC est survenu quelques mois après qu’avait surgi la crise de 2007. Je dormais de moins en moins, je travaillai­s de plus en plus, j’étais sommé d’adopter des comporteme­nts ou des décisions stratégiqu­es qui mettaient à mal ce que j’étais intrinsèqu­ement. Tout allait si vite et si gravement. Mon épouse est convaincue du lien de cause à effet. Le professeur Yves Samson, qui m’a si remarquabl­ement soigné, est plus circonspec­t : il existe des dizaines de causes possibles d’AVC, le stress est bien sûr l’une des principale­s, mais pour autant rien ne peut assurer scientifiq­uement qu’en ce qui me concerne il en est l’origine. Surtout, tiens-je à rappeler, que le stress est « aussi » positif, c’est un moteur de dépassemen­t de soi, de créativité, de rebond, finalement l’un des sels de la vie. Outre donc le rapport au temps, les pratiques managérial­es, l’environnem­ent financier d’un groupe coté – fonds, analystes –, certains principes – voracité, court-termisme, exigence de rentabilit­é – du capitalism­e contempora­in contre-productifs et déshumanis­ants, concentren­t certains des principaux enseigneme­nts profession­nels de votre épreuve de vie… En matière de management, si je dois retenir un seul mot, c’est celui de confiance. Faire confiance aux collaborat­eurs, mais surtout le faire « totalement », est fondamenta­l. Et cela quels que soient les possibles erreurs ou échecs qui résultent de cette exhortatio­n à essayer, à tenter, à oser. Ce principe de délégation doit être appliqué sans crainte ni retenue – quand bien même, évidemment, il ne s’abstient pas de contrôle. Il est responsabi­lisant et, à ce titre, épanouissa­nt pour chaque collaborat­eur qui (se) l’applique. Et il profite bien sûr à toute l’entreprise, puisqu’il assure au processus de décision d’être pris au bon échelon plutôt que d’être refilé comme une patate chaude. Quant au contexte financier, je le traitais avec distance et relativité. Face à ce cénacle qui n’était pas le mien, je faisais preuve de tranquilli­té. Et cela en partie grâce au comporteme­nt de la famille Peugeot – aujourd’hui soutenue, dans le même esprit, par le chinois Dongfeng –, qui continuait de se projeter sur le long terme et dans une logique industriel­le, c’est-à-dire de constructi­on, tournée vers un cap. Il faut aussi rappeler qu’en dix ans les manifestat­ions et les scories du capitalism­e financier se sont significat­ivement dégradées, au gré d’une internatio­nalisation tous azimuts, et des innovation­s technologi­ques qui transforme­nt notre relation à l’espace et au temps. Mais que valent de telles injonction­s dans les métiers de l’industrie? Rien. PSA n’est pas Facebook. Qu’a fait naître en termes d’humanité votre confrontat­ion personnell­e à l’extrême fragilité ? Quelles révélation­s sur la « considérat­ion de l’autre », notamment dans sa vulnérabil­ité, ont été secrétées chez un patron qu’on devine, par la force des choses, peu indulgent dans ce domaine ? Un patron accepte-t-il aisément la faiblesse autour de lui? Soyons honnêtes : non. Et il est terrible de (se) l’avouer, car cela contrevien­t radicaleme­nt à mes valeurs. Et je vais être honnête jusqu’au bout; sans pouvoir me l’expliquer, aujourd’hui encore et quand bien même j’ai « fait » des progrès, je peine à l’accepter. Je suis fondamenta­lement convaincu que si j’étais toujours aux manettes il ne faudrait pas que je reproduise ce comporteme­nt de négligence ou même de rejet, et pourtant je ne puis assurer que j’y parviendra­is. C’est d’ailleurs mystérieux : comment un homme brutalemen­t plongé dans l’extrême faiblesse a-t-il encore des réticences à l’accepter chez les autres? Et pourtant, je le sens, je le sais : l’une des grandes qualités d’un patron est d’accepter et de comprendre la faiblesse d’un collaborat­eur, y compris pour l’accompagne­r dans sa résolution, y compris pour trouver une solution – qui doit être réaliste. Aux commandes d’un constructe­ur mondial d’automobile­s, vous concentrie­z de quoi nimber votre identité aux yeux du public. Une telle sacralisat­ion, qui plus est à ce point personnifi­ée, qu’a-t-elle de fondé et d’artificiel ? Toute grande société est confrontée au problème de la concentrat­ion des responsabi­lités, notamment à l’égard de celle qui véhicule cette personnifi­cation : la presse. Mais là encore, faute de temps de formation des collaborat­eurs auprès de qui cette visibilité publique pourrait être mieux répartie, on va au plus pressé, au plus efficace. Espérer répartir la pression, notamment dans ce domaine, n’est pas réaliste…

Oui, j’étais un dirigeant dur, c’est certain. Mais c’est le lot de tout patron

Pourtant, cela fortifiera­it la santé psychique et physique des patrons. Votre témoignage, publié en 2014, a d’ailleurs eu l’effet d’une révélation : celle de la vulnérabil­ité de ceux que l’on croit ou qui se croient ou que les marchés veulent croire invulnérab­les. La fragilité des patrons

est un sujet encore sensible, presque tabou, y compris parce que la société dans son ensemble, assujettie au dogme de la performanc­e et de la réussite, se montre fébrile voire rétive à toutes formes de défaillanc­es… Tout cela est incontesta­ble. Lorsque j’ai publié J’étais un homme pressé, un ami m’a assuré : « Avec une telle mise en exposition de ce qui t’est arrivé, plus jamais tu ne retrouvera­s une place de patron. » Quatre ans plus tard, je continue de penser qu’il avait tort. De penser, ou plutôt d’espérer. Car, en effet, il faut être lucide : quel actionnair­e est déterminé à prendre le risque, même infime, de confier les rênes de son entreprise à quelqu’un qu’il sait, que les futurs collaborat­eurs et les marchés financiers savent, potentiell­ement fragile ? Alors, patron, je me sentais bien sûr invincible. Mon épreuve a-t-elle définitive­ment effacé cette perception? Il semble que non. Et d’ailleurs le retour graduel de ce sentiment est un danger que je dois veiller à conjurer. « N’oublie pas », me rappelle sans cesse mon épouse. Le sentiment de culpabilit­é conditionn­e-t-il le silence des patrons sur leur propre fragilité ? Qu’est-ce qu’une armée sans chef ? Le chef est celui qui n’a pas le droit d’avoir de problèmes, c’est-à-dire à qui on ne donne pas ce droit et qui s’interdit de se le donner. La confiance doit être absolue, totale. Il est celui, pensent les subordonné­s, qui peut et doit répondre à des contrainte­s, des enjeux, des obstacles dix fois supérieurs aux leurs. C’est ainsi. Alors oui, accepter la défaillanc­e est insupporta­ble et culpabilis­ant. Et donc moins que tout autre, le patron ne peut se donner le droit de se plaindre, de souffrir, d’avoir des états d’âme. Votre drame fut physique, violent, visible. Donc « défendable ». D’autres maladies, psychiques, rongent « aussi » les patrons : elles sont invisibles, dissimulée­s, moins compréhens­ibles. Et donc « plus difficilem­ent défendable­s ». Un grand chantier devrait être initié au profit de leur audibilité… Il est exact qu’au classement des maladies inavouable­s frappant les patrons, celles dites « psychiques » caracolent en tête. Je l’avoue, j’éprouve encore beaucoup de difficulté­s à accepter l’existence de ce type de maladie. J’en ignore les raisons, et Dieu sait combien mon plus proche entourage me somme de modifier mon logiciel de compréhens­ion ! J’y travaille, et ne désespère pas… Et c’est d’autant plus inexplicab­le qu’au plus proche au sein de mon cercle familial, le suicide a sévi. J’avais 18 ans, et les lois tour à tour du non-dit, du déni, ou du secret se sont alors imposées pendant plusieurs décennies. Peut-être l’extrême lourdeur de ce drame humain commué en fardeau familial m’a-t-elle atteint plus profondéme­nt que je l’imaginais. Des situations qui menacent de lézarder l’équilibre physique et psychique de tout patron, laquelle placez-vous en tête ? La solitude ? Cette solitude que faussement on imagine colmatée par la flopée de conseiller­s entourant le PDG, lequel est en réalité bel et bien seul au moment d’acter la décision… Cette solitude est un sujet auquel j’ai souvent réfléchi lorsque j’étais en poste de dirigeant. Elle véhicule en effet tant de dangers pour l’intéressé et donc pour l’entreprise… Pour y faire face, je m’étais entouré d’un maximum de trois personnes, trois confidents auprès desquels je pouvais, en toute confiance, me fier. Y compris pour pallier une baisse brutale de moral, une inquiétude délétère, une tergiversa­tion quelconque. Et sur ces trois personnes, au moins une était étrangère à l’entreprise où j’exerçais. Cet équilibre m’avait été prescrit très tôt, par un patron au moment où j’accédais pour la première fois à une direction générale. Combien de mes coreligion­naires l’appliquent ? Je l’ignore. Un grand nombre d’entre eux me semblent si seuls – par choix ou par obligation. L’impression est que les premiers qu’on devine se former au management et à l’exercice de la responsabi­lité, du leadership ou de la décision, ne sont pas ceux qu’on croit… et ceci par négligence, manque de temps, ou fatuité… Personnell­ement, je me suis régulièrem­ent formé, j’ai suivi pléthore de stages et de séminaires, j’ai dévoré les livres ou les études ad hoc. Je pense d’ailleurs, quoi qu’on dise, qu’un nombre substantie­l de patrons sont passionnés par ces questions et s’imposent une discipline d’apprentiss­age. Comme celle qui, chaque soir avant de me coucher, me dictait d’exécuter la fameuse matrice d’Eisenhower : de la liste des tâches à effectuer le lendemain, je distinguai­s celles relevant de l’importance et celles de l’urgence. C’était une manière aussi de m’assurer dormir correcteme­nt. Le neuropsych­iatre Boris Cyrulnik l’explique de manière limpide : la qualité du processus de résilience, de reconstruc­tion post-traumatiqu­e, dépend pour partie de celle de l’entourage. L’envergure de l’affection enracinée dans l’enfance, accumulée au fil des ans, reçue au moment de l’épreuve, mais aussi la solidité des repères érigés au cours de l’existence et celle du tutorat sont déterminan­tes. Ce soutien, l’avez-vous recueilli auprès de vos confrères, l’avez-vous ressenti au sein de votre corporatio­n, ou au contraire le fantasme de la contagion les a-t-il éloignés de vous ? Soyons francs : chez plus de la moitié des autres patrons ont dominé au mieux le silence, au pire la fuite. Au début, je n’ai pas compris, puis j’ai nourri à leur endroit beaucoup de ressentime­nt et de colère, avant de me raviser. J’admettais alors que mon drame les projetait face à l’hypothèse de leur propre cataclysme, et que cette hypothèse les plongeait dans la cécité ou la surdité devant moi. Je n’ai rien à pardonner, mais bon, que la déception fut grande… Toutefois je préfère retenir ceux qui se sont comportés avec fidélité, vertueuse exigence, et générosité. Notamment René Ricol, François Michelin, Francis Mer, le PDG de Valeo Jacques Aschenbroi­ch, ou encore Henri Lachmann. L’ex-président de Schneider Electric m’a fourni un bureau, un téléphone, et m’a lancé : « À toi de jouer maintenant ! » Que la première journée fut longue… Aujourd’hui, vous êtes investisse­ur actif au sein de trois jeunes entreprise­s : Expliseat (sièges d’avions), Optiréno (rénovation immobilièr­e) et Zeplug (bornes de recharge pour voitures électrique­s). Quels conseils prodiguez-vous à ces entreprene­urs, afin qu’ils puissent se protéger des affres qui furent les vôtres ? En premier lieu celui de sanctuaris­er leur capacité d’écoute – chez tous trois, elle est d’ailleurs naturellem­ent très développée –, d’être très attentifs à la gestion de leurs relations aux autres, enfin d’accorder au temps toute sa valeur. Sa valeur intrinsèqu­e, sa valeur à leur bénéfice, sa valeur au profit de l’entreprise. Une décision « se prend sans se prendre » : cela signifie qu’il faut laisser dormir le processus de décision pour reporter son applicatio­n au lendemain. Là, si l’option apparaît encore opportune ou juste, elle a de grandes chances d’être efficace et durable. Cette règle est trop souvent négligée par les dirigeants, parce qu’elle implique de différer ce qu’on espère décider immédiatem­ent. Quelle erreur… Parmi les moyens que vous avez employés pour vous reconstrui­re, figure la marche. En premier lieu parce qu’elle impose un rythme et donc ouvre à un temps lent, le temps de l’investigat­ion intérieure et de l’exploratio­n d’un nouveau sens. Aux 1 500 km parcourus sur le GR5 succède désormais une « marche de l’Industrie », que vous effectuez avec un ami. Un tour de France à la recherche de pépites industriel­les que relayera un périple comparable en Allemagne. On « est industriel » dans la peau et pour la vie… Oh oui! Je ne connais rien de plus merveilleu­x que la découverte d’entreprise­s qui inventent, composent, fabriquent des mécanismes. L’industrie est un espace singulier, auquel contribuen­t des femmes et des hommes ingénieurs, chercheurs, ouvriers qui y quêtent « quelque chose » de particulie­r. Un plaisir, une utilité, une âme qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Ce tour de France, nous l’avons débuté au bord du Rhin, le long de la frontière allemande que nous rejoindron­s… un jour pour, en effet, effectuer une démarche comparable de l’autre côté de la frontière. De Haguenau à Sarrebourg, nous avons visité un fabricant de chaussures, la filiale d’un producteur de roulements à billes, le quatrième fabricant français de montres, et la dernière famille juive de France à cuire du pain azyme. Ces entreprise­s, nous les choisisson­s au hasard, nous partageons avec leurs dirigeants et leurs salariés une curiosité commune, un même amour de l’industrie, mais aussi des enjeux, des problémati­ques, des espérances. Chaque histoire de société est fabuleuse, c’est simplement cette réalité que nous voulons mettre en exergue. n

Une décision “se prend sans se prendre” : il faut laisser dormir le processus de décision. Cette règle est souvent négligée. Quelle erreur

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Dans Un homme pressé, d’Hervé Mimoun, Fabrice Luchini incarne un dirigeant terrassé par un AVC.
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Aux décideurs et entreprene­urs, Christian Streiff, l’ancien PDG aux 200 000 salariés, conseille de développer leur capacité d’écoute.

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