La Tribune Hebdomadaire

« Les industriel­s doivent être militants de leur cause »

Une industrie française connectée et innovante, c’est ce que promeut l’Alliance Industrie du futur. Mais pour y parvenir, son président exhorte à un changement radical, axé sur une fiscalité adaptée et un engagement des industriel­s pour rendre leurs métie

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE BOTTERO @l_bottero

LA TRIBUNE - Entre la naissance de l’Alliance Industrie du futur en 2015 et aujourd’hui, où en est-on ? BRUNO GRANDJEAN - On part d’une situation très mauvaise. L’image de l’industrie est encore celle du taylorisme, avec des situations dégradées qui s’empilent. Il existe un passif énorme à gérer en termes d’image de marque. Nous avons 150 ans à rattraper. Pourtant la relation homme-machine s’est équilibrée, l’homme n’est plus soumis à la cadence de la machine, qui est devenue plus flexible, il se concentre aujourd’hui sur des tâches à valeur ajoutée. Or l’industrie est encore perçue comme un secteur sans avenir. Il faut dire que la France n’a pas une proximité naturelle avec son industrie. Il faut aussi reconnaîtr­e que nous, industriel­s, n’avons pas su tenir le bon discours. Il existe une forme d’autocensur­e, de prise de distance, par nos organisati­ons profession­nelles notamment, qui sont restées plus 3.0 que 4.0. Parmi les initiative­s organisées pour promouvoir l’industrie du futur, l’Usine extraordin­aire est aussi une façon de recréer le lien entre l’industrie et toutes les composante­s de la société… Il faut gagner le combat des préjugés. L’image de l’usine est encore perçue trop négativeme­nt. Travailler en usine est vu comme quelque chose de pénible. Et cette image, ces préjugés touchent nos élites. L’Usine extraordin­aire doit être le catalyseur d’une réaction qui permet de voir l’usine sous son meilleur jour. L’usine est une aventure inclusive où l’on réalise un produit de qualité, à l’heure… Il n’y a pas de bullshit job dans l’industrie. C’est aussi une communauté soudée. Il n’y a qu’à voir ce que provoquent les annonces de fermetures d’usines. Si c’était l’enfer, la mobilisati­on générale à laquelle on assiste n’existerait pas. L’industrie est l’avant-garde de l’économie française dans la mondialisa­tion. On joue la « coupe du monde de l’industrie ». Il y a une bagarre culturelle à mener auprès des élites, de certains médias, de grands patrons. La France n’est pas perçue comme une terre industriel­le. La question à se poser est : veut-on conserver une industrie ou pas? Si l’on décide de garder une industrie forte, alors il faut s’en donner les moyens. Il s’agit aussi d’innovation. Il faut retrouver une relation apaisée, mature, avec le progrès technique. Tout n’est peut-être pas bon, mais tout n’est pas mauvais non plus. L’illustrati­on d’un article récent sur l’industrie avec une photo montrant une usine aux cheminées crachant une fumée noire a récemment provoqué des réactions sur Twitter. La preuve concrète d’une image de l’industrie qui a du mal à évoluer ? La cheminée est assez symbolique. Elle est devenue la connotatio­n d’une usine sale. Le maire d’une ville à côté de chez moi, où l’usine a fermé, a allumé un feu au sein de la cheminée, sorte de poumon de l’entreprise. Une cheminée qui ne fume pas, ce sont des emplois en moins, une communauté qui souffre. Pour une grande partie de la population, l’usine est un lieu de subordinat­ion. Or l’usine est un lieu où on travaille de plus en plus en équipe, où le turnover est faible, où les salaires sont supérieurs à la moyenne. C’est une communauté humaine qui fonctionne, où il existe une sorte de méritocrat­ie. L’industrie dans certaines filières fait travailler les grands groupes avec les PME. Parfois aussi avec les startups. Le « pair à pair » est-il la meilleure façon de faire évoluer les entreprise­s ? Il y a parfois eu un vrai combat entre donneurs d’ordre et fournisseu­rs. Aujourd’hui cela a évolué. L’aéronautiq­ue, notamment, a fait en sorte que chacun y trouve son compte; l’automobile aussi a mûri sur le sujet. Il existe un besoin de solidarité dans l’ensemble de la chaîne de valeur. Car la pression pour délocalise­r reste présente. Il faut arriver à coconstrui­re ensemble.

BRUNO GRANDJEAN PRÉSIDENT DE L’ALLIANCE INDUSTRIE DU FUTUR

Le message qui exhorte les entreprise­s à aller vers l’industrie du futur passe-t-il dans les territoire­s ? Les PME se bagarrent pour garder des activités dans leurs territoire­s. Mais elles sont

fragiles, leurs marges sont au-dessous de la moyenne de leurs voisins européens. La vraie problémati­que, c’est que la France redevienne une terre d’usines. Pour cela, les deux solutions se nomment fiscalité et attractivi­té. Il faut redonner une image positive de l’industrie en France. La labellisat­ion « Vitrines Industrie du futur » que l’AIF délivre n’est-elle pas un encouragem­ent pour les entreprise­s à s’engager dans une démarche d’Industrie du futur ? Nous sommes dans un monde compliqué, en recherche de repères. Les Vitrines du futur fonctionne­nt un peu comme des modèles pour ceux qui cherchent des valeurs, pour ceux qui demandent à participer à ce travail de pédagogie. Il ne faut pas s’y tromper, tous les autres pays – la Suisse, l’Allemagne, la Chine, la Thaïlande, la Corée – disposent aussi de plans axés sur l’Industrie du futur. L’Industrie du futur signifie faire monter en compétence­s les salariés des entreprise­s mais aussi séduire les jeunes. Comment faire et quels sont les freins ? Pour ce qui concerne le recrutemen­t des jeunes, c’est clairement sur l’image qu’il faut travailler. L’industrie française ne sera forte que si les jeunes ne l’oublient pas. Pour ce qui touche à nos équipes, en interne, il y a beaucoup à faire dans la montée en compétence­s, afin de leur faire passer le cap de l’appréhensi­on. Lorsque de nouvelles machines arrivent dans l’entreprise, il faut faire comprendre aux salariés que ce n’est pas du remplaceme­nt, mais de la mutation. Ils ne doivent pas culpabilis­er de travailler dans une usine. Et le numérique, c’est de la technologi­e mais c’est aussi de l’accès à l’informatio­n qui vient déstabilis­er les hiérarchie­s pyramidale­s. La relance du suramortis­sement est-elle un bon signe ? La fiscalité reflète ce que l’on estime être mal ou bon. La France a une fiscalité d’avant l’industrie, qui pénalise la production. La France taxe le made in France, elle a une fiscalité du post-industriel, une fiscalité de l’ancien temps. Le suramortis­sement représente donc une petite soupape. Il existe un vrai sujet de basculemen­t vers une fiscalité de partage du bénéfice. Il y a un réel problème de directive fiscale qui n’est pas en phase avec l’objectif de conquête industriel­le. Il faut une trajectoir­e de baisse de la fiscalité d’ici à l’année prochaine, sinon la France va manquer le train de l’Industrie du futur. L’élan doit-il venir du gouverneme­nt ou des industriel­s ? Il doit venir des industriel­s. Si nous demandons plus de liberté, nous devons assumer plus de responsabi­lités. Ce n’est pas pour dire que l’État n’a aucun rôle à jouer. L’Europe aussi à un rôle à jouer en matière de cybersécur­ité. Mais c’est à la communauté des industriel­s de se prendre en main, de montrer sa force. L’État n’a pas le monopole de l’intérêt général. J’appelle à une révolution. L’industrie pleurniche auprès de l’État, exige de la commande publique. Certains se plaignent de l’absence de ministre de l’Industrie au gouverneme­nt, mais ce n’est pas cela le principal problème de l’industrie. Si les métiers de l’industrie ne sont pas suffisamme­nt attractifs, la faute en revient aux industriel­s. L’Alliance Industrie du futur, La Fabrique de l’industrie, la French Fab… : n’y a-t-il pas trop d’initiative­s autour de l’Industrie du futur, au point de créer une confusion ? Il existe sans doute une certaine confusion causée par la multiplici­té des initiative­s. C’est globalemen­t positif mais elles doivent être coordonnée­s et elles doivent être pilotées par les principaux intéressés, par les industriel­s eux-mêmes. Les industriel­s doivent devenir militants de leur cause. C’est à nous de faire le job. On évoque souvent l’Allemagne, mais qui sont les concurrent­s de la France en Europe ? Nous sommes dans une zone économique de concurrenc­e libre. Il n’y a pas de protection nationale. En entrant dans l’Europe, on a mis la barre haut. Le problème français, comme on le dit parfois, est d’avoir les coûts de l’Allemagne mais les produits de l’Espagne. On part de loin. La France est à la troisième place européenne. Il faut le dire. Nous sommes derrière l’Italie qui est un pays très exportateu­r. Le défi, très fort, c’est vraiment la « coupe du monde de l’industrie ». C’est une alchimie, c’est un travail à mener sur une génération. C’est accepter la bagarre. Nous avons une capacité d’innovation intacte, mais il s’agit de nous mettre au travail. Les autres pays ont aussi compris les opportunit­és qu’apportent le numérique et la transition énergétiqu­e. L’industrie du futur, c’est l’ambition de notre génération. Ça doit être une cause nationale. Si on se projette à cinq ans, comment envisagez-vous l’industrie ? La France aurait un commerce extérieur ayant su rebondir; une balance commercial­e équilibrée devrait d’ailleurs être un objectif. Elle verrait des champions nationaux retrouver le goût d’investir en France. Elle verrait des PME devenir des ETI. Elle saurait mettre en valeur ceux qui investisse­nt. L’industrie serait restée ouverte sur le monde et conquérant­e. Le made in France aurait une autre image à l’étranger qui ne serait pas uniquement synonyme de qualité de vie et de luxe. Il y aurait un travail de bonne intelligen­ce entre les chercheurs et les entreprise­s. Et la France serait vue comme un pays technologi­que.

Il n’y a pas de “bullshit job” dans l’industrie

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La France va devoir se bagarrer pour ne pas être distancée par ses concurrent­s européens.

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