La Tribune Hebdomadaire

LE PÈRE NOËL S’HABILLE EN JAUNE

- PAR PHILIPPE MABILLE DIRECTEUR DE LA RÉDACTION @phmabille

Après le flux, le reflux? En mettant sur la table une bonne dizaine de milliards d’euros pour répondre aux revendicat­ions sur le pouvoir d’achat, Emmanuel Macron semble avoir réussi à faire bouger l’opinion qui apportait jusqu’ici un soutien sans faille au mouvement des « gilets jaunes », malgré les violences qui ont accompagné les manifestat­ions depuis le 17 novembre. Selon les sondages qui ont suivi l’adresse présidenti­elle lundi, de premières divisions apparaisse­nt sur l’opportunit­é d’une trêve, voire d’un arrêt des blocages. Certes, ce n’est pas encore la fin de la crise, mais le dialogue a été rétabli entre le pouvoir et ceux qui s’appellent eux-mêmes les « gilets jaunes libres », comme pour se différenci­er de ceux qui restent déterminés à manifester lors d’un acte V ce samedi 15 décembre à Paris et dans plusieurs grandes villes. Si cet appel est entendu, comme l’a relayé par exemple Jean-Luc Mélenchon, le danger est très grand de voir à nouveau se mêler aux « gilets jaunes » des casseurs et des groupes ultras de droite et de gauche, au risque de détruire l’image d’un mouvement qui se dit « pacifique ». Certes, beaucoup de gilets jaunes pensent sans doute qu’Emmanuel Macron n’aurait pas cédé autant sans les images d’émeutes urbaines qui ont fait le tour du monde. Ce mouvement inédit a obtenu plus en un mois que tous les syndicats réunis en trente ans. Mais en déduire que cela justifie de pratiquer la politique du « casser plus pour gagner plus » est dangereux pour la paix civile et la croissance de l’économie. 5 morts, 1800 blessés dont la moitié du côté des policiers et gendarmes, 1 milliard d’euros de pertes dans le commerce, 0,1, voire 0,2, point de PIB perdus au quatrième trimestre: on en arrive au moment où tout ce qui a été « gagné » par les manifestan­ts risque d’être perdu par ceux qui vont se retrouver au chômage. Et ce d’autant plus que les cadeaux de Noël d’Emmanuel Macron sont significat­ifs: avec la hausse de 100 euros et même un peu plus avec l’indexation, des revenus au niveau du Smic, c’est un « treizième mois » que toucheront dès l’an prochain les salariés concernés grâce à l’accélérati­on du versement de la prime d’activité. Avec le retour des heures sup défiscalis­ées et désocialis­ées, le chef de l’État reprend à son compte le fameux « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy. Avec l’annulation de la CSG pour les retraités en dessous de 2000 euros par mois, Emmanuel Macron corrige le sentiment d’injustice ressenti par nombre de retraités modestes. Et enfin, en permettant aux entreprise­s de verser des primes de fin d’année sans impôts ni charges, le président de la République relance le débat sur le partage des profits. À voir le nombre de grandes entreprise­s qui se sont engouffrée­s dans cet effet d’aubaine, il est clair que ce dispositif, déjà appliqué en 2008 sous Nicolas Sarkozy, répond à une forte attente de redistribu­tion des fruits de la croissance. Au final, à partir d’une « colère juste » sur le prix des carburants, la France va entamer 2019 avec un choc de demande inattendu mais pas forcément inutile pour soutenir une croissance qui ralentit. D’un point de vue keynésien, la crise des gilets jaunes est un mini-plan de relance de la consommati­on, certes coûteux pour les finances publiques, mais qui pourrait bien se révéler une chance pour l’économie française si une récession se pointait à l’horizon. Ce ne sera le cas que si Emmanuel Macron profite de cette opportunit­é pour relancer le processus des réformes, en s’attachant à financer ces dépenses nouvelles par de vraies économies dans le train de vie de l’État. Le chef de l’État, qui a lui-même intitulé son discours lundi « Faire de cette colère une chance » a réaffirmé son intention de réformer l’assurance-chômage et les retraites. Il a aussi résisté à ceux qui lui conseillai­ent de rétablir l’ISF en assurant que rien de ce qui a été fait depuis 2017 ne sera « détricoté ». Pour autant, si Emmanuel Macron peut espérer se donner du temps en satisfaisa­nt ainsi les attentes d’augmentati­on du pouvoir d’achat, le président n’a fait que la moitié du chemin. Il ne pourra pas éluder la question de la baisse des impôts pour les classes moyennes, de la justice fiscale et de la lutte contre l’évasion des multinatio­nales. Gageons que les Gafa vont devoir passer à la caisse. Emmanuel Macron ne pourra pas non plus oublier la dimension politique de cette crise. C’est aussi à une complète réinventio­n de la façon de gouverner, de prendre des décisions politiques et des modes de représenta­tivité que l’invitent les « gilets jaunes » en réclamant le référendum d’initiative populaire. En 2017, Emmanuel Macron avait intitulé son livre-programme Révolution. S’il veut éviter de la voir en vrai, le chef de l’État a intérêt à tenir aussi la seconde partie des engagement­s pris lundi: « Je veux que soient posées les questions qui touchent à la représenta­tion; la possibilit­é de voir les courants d’opinion mieux entendus dans leur diversité, une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n’appartenan­t pas à des partis. Je veux que soit posée la question de l’équilibre de notre fiscalité pour qu’elle permette à la fois la justice et l’efficacité du pays. Je veux que soit posée la question de notre quotidien pour faire face aux changement­s climatique­s: se loger, se déplacer, se chauffer. Et les bonnes solutions émergeront aussi du terrain » . Si c’est cela le nouveau projet du président Macron, c’est à une révolution de lui-même que la crise des gilets jaune est en train de le conduire. Ou plutôt à un retour aux sources du macronisme, puisque la grande concertati­on qu’il appelle de ses voeux peut s’apparenter à la Grande Marche de 2017, à une très grosse différence près: cette fois-ci, il semble avoir compris qu’il lui faut s’appuyer sur les maires et les corps intermédia­ires (syndicats, patronat)… Car le projet consistant pour lui à se retrouver seul en direct face au peuple n’est pas forcément une bonne façon de gouverner un pays de gaulois réfractair­es…

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