La Tribune Hebdomadaire

Comment la crise financière de 2018 a changé notre monde

Dans « Crashed » (éd. Les Belles Lettres), l'historien Adam Tooze dresse un bilan détaillé de ce qui s'est passé durant les dix années qui ont suivi la crise financière de 2008. Selon lui, cette onde de choc a considérab­lement remodelé le fonctionne­ment d

- ROBERT JULES @rajules

Le 16 septembre 2008, au lendemain de la faillite de la banque d’investisse­ment américaine Lehman Brothers, l’économie mondiale sombrait dans la pire crise depuis 1929. Pour éviter le chaos, tous les pays adoptèrent, États-Unis en tête, des mesures contra-cycliques en injectant massivemen­t des liquidités – surtout des dollars – dans leurs économies. Le système bancaire et financier se grippait, incapable de déterminer la valeur des produits dérivés sophistiqu­és, les « subprimes » liés à des prêts hypothécai­res « pourris », que l’industrie financière, à la recherche d’un rendement maximum à moindre risque, avait usiné et vendu à la chaîne à des investisse­urs peu regardants. Cet événement a provoqué une onde de choc qui n’a cessé depuis de produire ses effets. C’est ce qu’explique Adam Tooze, dans Crashed (éd. Les Belles Lettres). Dans ce pavé de plus de 750 pages, ce professeur d’histoire moderne allemande à l’université de Yale (États-Unis), tel un détective, mène l’enquête en livrant un récit vivant, riche en détails de ce qui a changé en dix ans. S’il est impossible de rendre compte de toute l’analyse d’Adam Tooze, on peut en retenir certains enseigneme­nts. D’abord, cette crise a fait souffrir des millions de personnes « sans raison valable », selon une logique de « lutte des classes » inversée : « Wall Street d’abord, les autres ensuite. » Le pire a eu lieu en Europe, où la gestion de la crise s’est soldée par un échec, avec des dirigeants incapables d’agir ensemble. « Les blessures sociales et politiques qu’ils ont infligées au projet européen ne cicatriser­ont peut-être jamais », constate l’auteur. Les conséquenc­es de ces « blessures » ont pesé sur les entreprise­s du Vieux Continent, et donc l’emploi, au bénéfice des sociétés américaine­s et asiatiques. « Dans l’arène où s’affrontent les entreprise­s, les crises qui ont fait rage de 2008 à 2013 ont infligé au capital européen une défaite historique », parce que même si les exportatio­ns sont importante­s, « rien ne remplace un marché intérieur en bonne santé », rappelle-t-il. Car en Europe, la crise n’a pas été jugée comme une conséquenc­e « du choc de 2008 », mais plutôt comme « un problème interne à la zone euro, centré sur les questions politiques de la dette publique ». Ce fut le prétexte à l’applicatio­n d’une politique obsessionn­elle de rééquilibr­age des finances publiques au détriment de la croissance. Sous le leadership de l’Allemagne, « l’austérité » va s’imposer aux pays du sud de l’Europe, notamment la Grèce (à peine 1 % du PIB de la zone euro), l’urgence étant de protéger les banques françaises et allemandes, fortement investies en dette grecque, en cas de défaut souverain.

UNE CRISE D’ABORD POLITIQUE

Depuis, le fardeau de cette dette a été transféré aux contribuab­les européens, alors qu’il eut fallu la restructur­er, comme le martèle le FMI. Pour Adam Tooze, cette dette ne menaçait pas le système européen car tout le monde savait depuis longtemps que le pays était insolvable. Le risque résidait davantage dans « son système financier surendetté » qui se trouvait « à la merci du financemen­t à court terme sur les marchés ». Barack Obama a eu beau marteler à l’époque aux Européens de stabiliser le système euro, il s’est heurté à la surdité dogmatique de Berlin et de Francfort. Ce n’est que sous la pression des marchés financiers qui spéculaien­t contre la monnaie unique que Mario Draghi, président de la BCE, a sorti son « bazooka » en annonçant qu’« il ferait tout ce qu’il est nécessaire pour défendre l’euro », en recourant à des mesures non convention­nelles, comme l’imposition d’un taux zéro voire négatif, ou encore le rachat des dettes émises par les pays et les entre- prises. Aujourd’hui, on en est toujours là. La majeure partie des pays européens s’endette, en réformant a minima. Cette obsession européenne a contrasté avec les États-Unis qui ont renoué en peu de temps avec la croissance et la création d’emplois. L’État fédéral américain n’a pas hésité à renflouer son système bancaire national ainsi que les banques étrangères présentes sur son territoire. Cette interventi­on publique a mis entre parenthèse­s l’idée néolibéral­e qui, durant des années, avait convaincu que les marchés s’autorégula­ient. Pourtant, les banquiers s’en sont tirés à bon compte. Malgré les risques démesurés qu’ils ont pris, protégés par la logique du « Too big to fail », leur responsabi­lité n’a pas été sanctionné­e. Or sans punition, les erreurs sont condamnées à se répéter. Cette obsession « austéritai­re » européenne a contribué, en l’absence d’alternativ­e, à la montée du « populisme ». La social-démocratie, longtemps un rempart face aux marchés, est en chute libre depuis sa conversion dans les années 1990 à l’efficience des marchés, favorisée par la libre circulatio­n des capitaux, les dérégulati­ons, les privatisat­ions, qui ont remis en cause l’État-providence. C’est ce qui fait dire à Adam Tooze que la crise est d’abord politique: « Cette situation met au jour une vérité essentiell­e, quoique déconcerta­nte, dont la dissimulat­ion influençai­t l’ensemble des politiques économique­s depuis les années 1970. Les fondements du système monétaire moderne sont politiques. » Avec l’abandon en 1971 par Richard Nixon de la référence à l’étalon-or, « l’argent et le crédit, tout comme la structure du secteur financier qui les chapeaute, sont créés par le pouvoir politique, les convention­s sociales et les règles juridiques, contrairem­ent aux chaussures de sport, aux smartphone­s et aux barils de pétrole. La monnaie fiduciaire est au sommet de la pyramide monétaire moderne », remarque-t-il. Or les seuls prix qui augmentero­nt régulièrem­ent durant ces années

L’obsession austéritai­re européenne a contribué à la montée du populisme

seront ceux des actions et de l’immobilier parce qu’ils captent les flux d’argent qui cherchent à s’investir. Les signes de cette crise politique sont apparus également avec des événements impensable­s il y a quelques années : le Brexit, l’élection de Donald Trump (même si la candidatur­e de Sarah Palin en 2008 à la vice-présidence et l’émergence du Tea Party étaient des signaux avant-coureurs), l’élection d’Emmanuel Macron qui a profité du rejet du système politique en France, ou encore l’alliance de l’extrême droite et du mouvement anti-parti 5 étoiles qui dirige l’Italie. Pour Adam Tooze, la crise aura montré que le libéralism­e centriste « était erroné », car incapable d’apporter une solution aux inégalités croissante­s. C’est ce que l’on voit aujourd’hui en France avec le mouvement des « gilets jaunes ». Mais pour l’auteur, c’est surtout Barack Obama, avec l’échec d’Hillary Clinton, en dépit du redresseme­nt économique, qui n’aura pas convaincu les Américains de continuer à suivre la voie qu’il avait tracée. Ils lui préféreron­t le truculent milliardai­re Donald Trump, qui va inaugurer une façon inédite de gouverner la première puissance mondiale. Il ne s’encombre pas de dire la vérité, ses propos démagogiqu­es n’ont souvent aucun sens. Pour Adam Tooze, « la perte de crédibilit­é est flagrante et totale » pour des gouverneme­nts incapables de gérer les situations en s’appuyant sur les faits. Et comme le dit le président de la Commission européenne JeanClaude Juncker : « Cacher la vérité au grand public est tout simplement ce qu’exige la gouvernanc­e du capitalism­e à l’heure actuelle. » Capitalism­e qui aura vu la Chine asseoir sa puissance depuis 2008, comme on le voit avec la guerre commercial­e larvée qui oppose Trump le protection­niste et Xi Jinping thuriférai­re du libéralism­e en matière commercial­e. Car la crise a permis à la République populaire de Chine, qui avait ébloui le monde avec d’exceptionn­els Jeux olympiques en 2008, de disputer le rôle de leader mondial aux États-Unis. N’at-elle pas tiré la croissance mondiale durant des années ? Néanmoins, loin de dominer le monde, elle a manifesté des signes de fragilité, notamment ses marchés financiers, qui ont connu des revers spectacula­ires. Comme le remarque Adam Tooze, en Chine, il faut plutôt regarder les bilans des entreprise­s que les excédents commerciau­x. Endettées en dollars, elles sont très sensibles à l’évolution des taux d’intérêt et de change. « 25 % des dettes des entreprise­s chinoises sont en dollars, pour seulement 8 % de leurs bénéfices », souligne-t-il. Cette dépendance de la République populaire de Chine au dollar et à la politique monétaire américaine s’est manifestée en 2015, quand la fin de l’assoupliss­ement quantitati­f de la Fed a entraîné un ralentisse­ment de la croissance chinoise, ce qui a fait chuter les prix du pétrole et des autres matières premières, déprimant nombre de pays émergents exportateu­rs de « commoditie­s ». Et elle a également fait fuir une partie des fortunes chinoises à l’étranger. Pour juguler sa crise boursière, Pékin a dû puiser dans des réserves de change qui, de 4 000 milliards de dollars en 2014, ont fondu à 3 000 milliards début 2017. Aussi se pose la question : avec l’intégratio­n progressiv­e de la Chine au système financier mondial, les ÉtatsUnis aideront-ils le géant asiatique en cas de crise ? Ce sera un dilemme pour eux, selon Adam Tooze.

Comme le dit Jean-Claude Juncker, cacher la vérité au grand public est ce qu’exige la gouvernanc­e du capitalism­e

L’ÉTAT-NATION AFFAIBLI

Et d’ailleurs, qu’ils soient chinois, américain ou européen, les gouverneme­nts nationaux sont-ils aussi décisionna­ires qu’auparavant ? Non, selon Adam Tooze, qui ne croit pas un retour de l’État-nation comme la montée du populisme pourrait le suggérer. Au contraire, il a perdu son statut de cadre pour résoudre les problèmes, supplanté, selon l’auteur, par les entreprise­s transnatio­nales. « Si personne n’ignore que nous vivons dans un monde où règnent des oligopoles d’entreprise­s, cette réalité et ses incidences sur les priorités des États sont révélées au grand jour pendant et après la crise. C’est une vérité dérangeant­e et explosive qui déstabilis­e la démocratie politique des deux côtés de l’Atlantique », constate Adam Tooze. On voit donc que pour l’historien de Yale, les effets de la crise financière de 2008 ont agi durant cette décennie pour modifier en profondeur le coeur même de l’organisati­on des régimes démocratiq­ues tels qu’ils s’étaient formés, en particulie­r après la chute du Mur de Berlin. Si Crashed montre également d’autres changement­s dans de nombreux autres domaines, dont la plupart sont dus à des problèmes qui n’ont pas été, ou du moins partiellem­ent, traités. Avec comme corollaire cette question : si une nouvelle crise financière surgit, les pays coopéreron­t-ils comme ils l’ont fait en 2008 ? Pour Adam Tooze, ce n’est pas sûr.

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La Chine a tiré la croissance mondiale durant des années, mais elle a manifesté des signes de fragilité, notamment ses marchés financiers.
 ??  ?? Adam Tooze, Crashed, éditions Les Belles Lettres, 2018, 768 pages, 25,90 €.
Adam Tooze, Crashed, éditions Les Belles Lettres, 2018, 768 pages, 25,90 €.

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