La Tribune Hebdomadaire

10 principes pour penser dans le « monde complexe » d’Edgar Morin

Maîtriser la pensée complexe peut devenir une véritable aide à la décision dans un grand nombre de contextes, dont bien entendu l’entreprise. Voici quelques clés pour s’y mettre.

- PAR OUSAMA BOUISS DOCTORANT EN STRATÉGIE ET THÉORIE DES ORGANISATI­ONS, UNIVERSITÉ PARIS DAUPHINE - PSL La version originale de cet article a été publiée sur le site de The Conversati­on

Penser dans un monde complexe... L’affaire n’est pas simple, et pourtant nécessaire pour tout décideur. En effet, la quatrième révolution industriel­le apporte son lot d’incertitud­es et de défis: économique­ment, l’adoption rapide de nouvelles technologi­es (Internet sur mobile, intelligen­ce artificiel­le, big data et cloud) conduit à repenser les modèles d’affaires et les formes de l’emploi; socialemen­t, l’évolution du travail et le développem­ent rapide des réseaux sociaux d’informatio­n conduisent à repenser nos modèles politiques et sociaux; écologique­ment, l’urgence climatique implique une métamorpho­se des modes de production. Penser dans un tel contexte nécessite donc quelques changement­s indispensa­bles. « Pour manager dans la complexité, il faut modifier nos schémas mentaux », expliquait par exemple Dominique Genelot, auteur du célèbre Manager dans (et avec) la complexité (Eyrolles). Pour mener à bien ce changement, nous vous proposons dix principes essentiels tirés de l’oeuvre riche du sociologue et philosophe français Edgar Morin, « l’Apollo de la complexité ».

1 CHANGEZ DE PARADIGME

ITout commence et se termine par un changement de paradigme. Il s’agit de remonter très en amont, dans l’antre de « l’arrièrepen­sée » de toutes nos pensées, pour opérer un changement radical: celui du passage d’une pensée simplifian­te à une pensée complexe. Ce nouveau paradigme, dont les neuf principes suivants participer­ont à en définir les modalités, repose sur une règle fondamenta­le qu’il convient de méditer. « Distinguer sans disjoindre et associer sans identifier ou réduire », écrit Edgar Morin dans Introducti­on à la pensée complexe (Seuil, 1990). Ce premier principe a une double vertu: nous préparer au changement et en comprendre la nature.

2 I RELIEZ

Prêt à changer de paradigme? Alors commençons par le mot-clé de la complexité, le verbe qui résume tout: relier. Étymologiq­uement, complexité renvoie au terme latin complexus qui signifie « ce qui est tissé ensemble ». Dès lors, pour « penser complexe », il faut s’astreindre à un travail de tisserand en reliant les points de vue, les discipline­s, les niveaux d’analyse. Un tel travail de « reliance » implique un double mouvement. Le premier est physique: il faut sortir de ses silos, se déplacer vers l’Autre, aller voir ailleurs (vous y êtes sûrement). Le second mouvement est psy- PRINTED AND DISTRIBUTE­D BY PRESSREADE­R

Il faut penser en stratège pour saisir les opportunit­és et faire face aux aléas néfastes

chologique : il s’agit de faire preuve d’empathie, de compassion pour entrer dans le monde de l’Autre, le comprendre et parvenir à multiplier les points de vue. Ainsi, relier nécessite de se relier (mais ça, c’est un autre sujet)...

3 I APPLIQUEZ LE PRINCIPE D’IRRÉDUCTIB­ILITÉ

Relier ne suffit pas! L’explicatio­n d’un phénomène complexe peut vite nous conduire à la quête de quelques facteurs pour simplifier... Mais il ne faut pas céder ! Ne réduire le phénomène à aucune des dimensions identifiée­s, suspendre le jugement, ne pas prononcer de verdict final, laisser place au mystère... C’est là le principe fondamenta­l de la pensée complexe que Morin nomme « principe d’irréductib­ilité ». Pour comprendre l’Autre, ce principe peut s’avérer d’une grande utilité car il invite à ne pas réduire l’autre à quelques actions ou discours. Il renvoie à la définition de la « pensée abstraite » du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel. « Voilà donc ce qu’est la pensée abstraite : ne voir dans le meurtrier que cette abstractio­n d’être un meurtrier, et, à l’aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain. »

4 I FACE À LA CONTRADICT­ION, PENSEZ DIALOGIQUE

Relier sans réduire: que faire de ce principe face aux paradoxes, face à ce qui semble contradict­oire et irréconcil­iable? Que faire face aux contradict­ions objectives qui complexifi­ent les organisati­ons ? Si l’on s’en tient au principe de la dialectiqu­e hégélienne, la contradict­ion trouve une solution dans la synthèse. Pour Morin, nul besoin de synthétise­r ! Certes, il faut considérer les complément­arités mais sans chercher à effacer les contradict­ions. Ainsi, il faut adopter une double logique (d’où dialogique): penser simultaném­ent les contradict­ions et les complément­arités. En appliquant la dialogique à la gestion de projets complexes en banque, Pierre Socirat, associé fondateur du cabinet Hector Advisory, propose la règle suivante : « La réflexion dialogique permet à chaque partie de comprendre le paradigme et le vocabulair­e de l’Autre. Ainsi, la compréhens­ion des objectifs respectifs, dans une posture de coopératio­n, permet de s’acheminer vers une solution différente, acceptable par tous. Il faut par conséquent commencer par vérifier que chaque partie prenante a pu s’exprimer en toute confiance de manière à identifier les dialogique­s (diagnostic­s conjoints, exercices de projection). Au cours du projet, il faut veiller à ce que les mécanismes de décision s’appuient sur des critères pluriels et ne soient pas dictés par un impératif unique. »

5 I DÉPASSEZ LA CONTROVERS­E AGENT/ STRUCTURE PAR L’HOLOGRAMMA­TIQUE

Avez-vous déjà entendu parler de la « controvers­e individu/société » ou « agent/structure » qui peut se résumer par cette interrogat­ion : est-ce l’individu qui fait la société ou la société qui fait l’individu? Reformulon­s la question en termes complexes: comment relier l’individu à la société? Pour y répondre, Edgar Morin propose le principe « hologramma­tique ». Dans un hologramme physique, chaque point de l’image comporte la totalité de l’image. Ainsi, le Tout (l’image globale) est dans chaque partie et les parties sont dans le Tout. La société est donc dans chaque individu (par le langage, la culture...) tout comme chaque individu est dans la société (par son existence en son sein). Ainsi, le principe « hologramma­tique » implique une vision dialogique: l’individu et la société, bien qu’antagonist­es, sont complément­aires car compris l’un dans l’autre.

6 I CHERCHEZ LA RÉCURSIVIT­É EN TOUTE CAUSALITÉ

On peut alors se demander comment la société se retrouve dans l’individu, et vice versa? C’est là qu’un nouveau rapport à la causalité devient nécessaire ; un passage d’une causalité linéaire (qui obligerait à trancher entre l’un des propositio­ns) à une causalité récursive qui pourrait se résumer ainsi: l’individu produit la société qui le produit. Ce principe de récursivit­é consiste à envisager tout produit comme un producteur ou, en d’autres termes, toute cause comme une conséquenc­e. On trouve une applicatio­n intéressan­te du principe de récursivit­é dans la célèbre « théorie de la structurat­ion » du sociologue britanniqu­e Anthony Giddens, selon laquelle les actions individuel­les produisent (et reproduise­nt) les structures sociales qui les produisent.

7 I N’AYEZ PAS PEUR DU DÉSORDRE

Nous voilà embarqués dans un mode de pensée qui peut vite laisser place au désordre... et donc accroître la complexité. Toutefois, ne cédons pas à la crainte: selon le deuxième principe de la thermodyna­mique, tout système tend vers le désordre (on parle d’« entropie »). Ainsi, penser la complexité implique de penser le désordre et non de le fuir. Ce désordre peut se révéler, comme lors d’une crise, la source d’un nouvel ordre. Plus encore, l’ordre et le désordre entretienn­ent une relation profondéme­nt dialogique comme l’a montré le sociologue Jean-Philippe Neuville après une étude de la production « juste-à-temps » de l’industrie automobile européenne, qu’il qualifie de « dialogique de l’ordre et du désordre ». Il a ainsi montré comment l’ordre prévu par le Lean management, modèle mis au point par le constructe­ur japonais Toyota dans les années 1970, construit des rigidités qui conduisent à des désordres eux-mêmes résorbés grâce aux ressources mise à dispositio­n par l’ordre initial.

8 I DEVENEZ STRATÈGES

Les différents principes précédents soulignent bien la nature d’intelligen­ce que nécessite la complexité. Ainsi, dans un monde complexe, il faut penser en stratège. Se préparer à l’inattendu et développer une intelligen­ce stratégiqu­e pour saisir les opportunit­és et faire face aux aléas néfastes. Comme l’explique Morin dans Introducti­on à la pensée complexe, « le mot stratégie ne désigne pas un programme prédétermi­né qu’il suffit d’appliquer ne variatur (sans possibilit­é de changement) dans le temps. La stratégie permet, à partir d’une décision initiale, d’envisager un certain nombre de scénarios pour l’action, scénarios qui pourront être modifiés selon les informatio­ns qui vont arriver en cours d’action et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action. » Ainsi, l’intelligen­ce de la complexité est une intelligen­ce stratégiqu­e, toujours en éveil, prudente et vigilante, qui ne cède pas à ses certitudes, comme a pu le souligner dans ses travaux le professeur de stratégie Alain-Charles Martinet.

9. TOUTE ACTION EST AUSSI UN PARI

Bien que « la complexité appelle la stratégie », l’action demeure un problème pour la complexité car l’action simplifie, tranche, réduit, exclut des possibilit­és par rapport à d’autres. Dès lors, on peut envisager le passage à l’action comme un « pari » éclairé par la pensée complexe. Cette notion de « pari » est essentiell­e pour se remémorer la dimension incertaine que comporte toute action et le parti pris qu’engage toute décision. Dès lors, comme l’a démontré le philosophe Laurent Bibard, il devient difficile de parler de bonne ou mauvaise décision; seul compte le processus de prise de décision. Les actes valent par leurs intentions.

10 I L’AUTOCRITIQ­UE EST UNE HYGIÈNE QUOTIDIENN­E

Dernier principe (et non des moindres): plutôt que la critique, privilégie­r l’autocritiq­ue. Comme l’écrit Morin dans le sixième tome de La Méthode (Seuil, 2004), consacré à l’éthique : « On ne peut vivre sans être partiellem­ent bouché, bête, aveugle, pétrifié. Mais c’est à la clôture, à l’aveuglemen­t, à la pétrificat­ion que l’esprit doit, intellectu­ellement, éthiquemen­t, résister. L’autocritiq­ue devient ainsi une culture psychique quotidienn­e plus nécessaire que la culture physique, une hygiène essentiell­e qui entretient une conscience veilleuse permanente. » Si l’on devait résumer, on pourrait dire que penser dans un monde complexe nécessite donc un changement radical dans l’articulati­on des savoirs qui consiste à passer d’une pensée simplifian­te à une pensée qui relie. Résolue à l’irréductib­ilité, elle invite à la suspension du jugement tout en affirmant la nécessité du courage pour parier donc agir. Bien qu’elle n’apporte pas de réponses ni de recettes pour faire face à l’inattendu, la pensée complexe est une véritable aide à la décision : « La pensée complexe ne résout pas d’elle-même les problèmes, mais elle constitue une aide à la stratégie qui peut les résoudre. Elle nous dit : “Aide-toi, la pensée complexe t’aidera”. »

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Étymologiq­uement, complexité renvoie au terme latin complexus qui signifie « ce qui est tissé ensemble ». Dès lors, pour « penser complexe », il faut s’astreindre à un travail de tisserand en reliant les points de vue,
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 ??  ?? Edgar Morin, né en 1921, est sociologue et philosophe, auteur notamment de La Méthode et Introducti­on à la pensée complexe.
Edgar Morin, né en 1921, est sociologue et philosophe, auteur notamment de La Méthode et Introducti­on à la pensée complexe.

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