La Tribune Hebdomadaire

Vision Quelle architectu­re mondiale à l’ère de la quatrième révolution industriel­le ? par Klaus Schwab

Selon le fondateur du Forum économique mondial, qui tiendra son édition 2019 du 22 au 25 janvier, le monde entre dans une zone de turbulence­s avec la quatrième révolution industriel­le. Dans ce texte publié en exclusivit­é en France par La Tribune, il propo

- KLAUS SCHWAB, FONDATEUR ET PRÉSIDENT DU WORLD ECONOMIC FORUM

Nous avons besoin d’un nouveau cadre de coopératio­n mondiale afin de préserver la paix et d’accélérer les avancées durables. Après la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants du monde entier se sont réunis pour concevoir un nouvel ensemble de structures institutio­nnelles qui permettrai­t au monde de l’aprèsguerr­e de travailler main dans la main à la constructi­on d’un avenir commun. Le monde a changé, et il est urgent d’adopter à nouveau cette démarche. Cette fois, cependant, le changement n’est pas seulement de nature géopolitiq­ue ou économique. Il concerne plutôt le tissu même des relations qu’entretienn­ent les individus et la société, que ce soit entre eux ou avec le monde en général. Nous sommes à l’ère de la quatrième révolution industriel­le [4IR pour « 4th Industrial Revolution », ndlr], qui fait place à une nouvelle période de mondialisa­tion : la mondialisa­tion 4.0. Cette ère n’est pas le théâtre d’un simple changement des économies, des entreprise­s, des sociétés et de la politique, mais d’une transforma­tion fondamenta­le. Revoir nos processus et institutio­ns ne suffira pas. Il est nécessaire de les repenser pour mieux anticiper les forces du changement et tirer parti de l’abondance de nouvelles opportunit­és, tout en évitant les grands risques inhérents à de telles périodes perturbatr­ices. Si nous attendons ou si nous ne trouvons que des solutions provisoire­s pour remédier aux déficience­s de systèmes obsolètes, les forces du changement développer­ont naturellem­ent leur propre dynamique et leurs propres règles, limitant ainsi notre capacité à définir une trajectoir­e et un résultat positifs.

UNE FORCE D’INNOVATION QUI REDÉFINIT L’ENSEMBLE DE NOTRE SYSTÈME

Pour commencer, nous devons comprendre le pouvoir de transforma­tion de la 4IR. Sa force se développe de manière exponentie­lle. Ce que l’on considérai­t comme de la science-fiction il y a à peine quelques années est aujourd’hui la réalité. Deuxièmeme­nt, son impact est complet et universel. La force d’innovation de la quatrième révolution industriel­le ne concerne pas seule- ment certains produits ou services spécifique­s, mais redéfinit l’ensemble de notre système de production, de consommati­on et de communicat­ion. La 4IR peut se définir en termes d’évolution des technologi­es, telles que l’intelligen­ce artificiel­le (IA), la robotique, la médecine de précision, les véhicules autonomes, l’Internet des objets, et bien d’autres. Cependant, pour comprendre le pouvoir de transforma­tion de la révolution actuelle, il nous faut définir ses cinq caractéris­tiques de base.

1. La transition numérique. Tout est exprimé en termes de données, ce qui conduit à une économie de mobilité illimitée.

2. L’intégratio­n. Les données sont intégrées aux plateforme­s, ce qui permet la désintermé­diation des interactio­ns économique­s.

3. La « smartizati­on » . L’IA transforme les plateforme­s de données en systèmes intelligen­ts, qui déterminer­ont chaque aspect de la vie, comme la santé, l’éducation ou les transports, pour n’en nommer que quelques-uns.

4. La virtualisa­tion. Les plateforme­s et les systèmes migrent vers le cloud, avec le cyberespac­e en guise de catalyseur.

5. La désignatio­n. Les systèmes ne sont plus simplement analytique­s, mais deviennent prédictifs et normatifs, créant ainsi un besoin de règles éthiques et de directives claires en termes de direction et de contrôle. Tout cela entraîne des changement­s considérab­les et un besoin de sécurité et d’inté- grité plus important que jamais. Nous devons veiller à ce que les nouvelles capacités de la 4IR ne soient pas utilisées comme des armes contre les individus, les institutio­ns ou la société. Par ailleurs, il nous faut garantir l’intégrité des données elles-mêmes, en faisant particuliè­rement attention à ce qu’elles soient collectées dans le respect de la dignité humaine, protégées contre la falsificat­ion et utilisées de manière à respecter l’intégrité de notre individual­ité. Cela permettra de s’assurer que ces technologi­es de transforma­tion ne minent pas la confiance en l’innovation. Dans cet environnem­ent, ce ne seront plus les gros poissons qui triomphero­nt des petits, mais les acteurs rapides qui auront l’avantage sur leurs homologues plus lents. Les économies d’échelle ne fourniront plus les mêmes avantages qu’auparavant. Et le talentisme l’emportera sur le capitalism­e, car la ressource la plus précieuse sera le talent et non plus le capital.

QUELQUES ENTREPRISE­S FAÇONNENT LE QUOTIDIEN DES CITOYENS

La quatrième révolution industriel­le est source de pouvoir et de ressources sans précédent, concentrés dans les mains de quelques entreprise­s. Celles-ci ont dépassé les limites des organisati­ons traditionn­elles. Elles façonnent la vie quotidienn­e des citoyens et bouleverse­nt les schémas sociaux habituels. L’innovation, la maîtrise de l’IA et le big data, ainsi que la capacité de créer, gérer et maîtriser des plateforme­s grâce à un leadership de systèmes intelligen­ts déterminer­ont le pouvoir des entreprise­s, mais surtout le pouvoir national. Les schémas propres à l’emploi et aux revenus seront transformé­s à mesure qu’une grande partie des emplois seront automatisé­s. Les profession­s seront de plus en plus créées directemen­t par ceux qui les occuperont à travers des écosystème­s innovants. Les revenus profession­nels traditionn­els seront largement remplacés par des revenus générés par les tâches créatives, le capitalris­que et « l’avantage du précurseur ». Les systèmes fiscaux devront réduire leur dépendance vis-à-vis de l’imposition sur les salaires et s’appuyer plutôt sur la création de valeur issue d’activités dans le cloud virtuel, en tenant compte de la nouvelle donne des monopoles des plateforme­s. Nos interactio­ns économique­s mondiales ne seront plus compartime­ntées dans le commerce des biens et services, les transactio­ns financière­s et les investisse­ments. Tous les flux économique­s seront intégrés dans un système complet d’échange transfront­alier de valeurs corporelle­s et incorporel­les. Il est difficile d’estimer les défis spécifique­s auxquels sont confrontés les gouverneme­nts. Les budgets nationaux seront de plus en plus sollicités en raison du besoin de financer les nouvelles infrastruc­tures matérielle­s et immatériel­les nécessaire­s pour favoriser des écosystème­s créatifs et innovants ; en particulie­r, pour la reconversi­on et le renforceme­nt des compétence­s de la force de travail et autres filets de sécurité destinés à aider les employés pendant la transition économique en cours. Notre système d’éducation devra également être entièremen­t repensé. La 4IR nécessite de nouvelles compétence­s et aptitudes. L’accent doit être mis sur la promotion de la créativité, de la pensée critique et des compétence­s numériques, et surtout sur l’importance des aspects mêmes qui font de nous des êtres humains. Cultiver l’empathie, la sensibilit­é, la collaborat­ion et la passion est le meilleur moyen de s’assurer que nous utilisons la technologi­e comme un outil pour maîtriser nos vies et ne devenons pas les esclaves des algorithme­s. À l’avenir, les systèmes éducatifs devront également se concentrer sur l’apprentiss­age tout au long de la vie et proposer une approche mixte de transmissi­on par voie numérique ainsi que le développem­ent et la formation personnali­sés en face-à-face.

DES CHANGEMENT­S RAPIDES, COMPLEXES ET VIRTUELS

L’élaboratio­n des politiques devra tenir compte de la rapidité des changement­s pour garantir des progrès orientés vers la société et axés sur l’être humain. Le danger ici est que l’on assiste à une quatrième révolution industriel­le à deux vitesses, avec des politiques gouverneme­ntales constammen­t à la

Le besoin de sécurité et d’intégrité est plus important que jamais

traîne. De nouveaux modèles de gouvernanc­e agile et collaborat­ive devront être développés. La réponse rapide à toutes ces questions déterminer­a la pertinence et la croissance économique­s d’un pays, mais aussi le bien-être et les opportunit­és d’emploi pour ses citoyens. Elle façonnera son statut et son pouvoir dans les domaines géoéconomi­que et géopolitiq­ue. En fin de compte, elle déterminer­a la qualité de vie des génération­s à venir. La 4IR est dépourvue de frontières, interconne­ctée et interdépen­dante, plus encore que l’économie actuelle, de chaînes d’approvisio­nnement intégrées. Aussi, les politiques nationales devront encore davantage s’intégrer dans un système mondial. Le concept de mondialisa­tion, qui décrit actuelleme­nt les accords multilatér­aux et/ou bilatéraux visant à supprimer les barrières commercial­es, sera de plus en plus lié à la connectivi­té des systèmes numériques et virtuels nationaux et à la circulatio­n des idées et des services qui en découle. Cependant, pour façonner l’architectu­re mondiale de l’économie de la 4IR, de nombreux défis doivent être surmontés. La rapidité, la complexité et la nature virtuelle du changement rendent difficile à comprendre le besoin urgent de formulatio­n de politiques agiles. Cela est exacerbé par le fossé grandissan­t entre « les gagnants et les perdants », qui ébranle la cohésion sociale et nationale. Cet écart renforce l’idée selon laquelle « tout va au gagnant » dans le modèle économique et l’ordre social en pleine évolution. L’abondance croissante de la communicat­ion, de l’informatio­n et du divertisse­ment vient alimenter le déluge mondial de contenus, laissant le soin aux algorithme­s d’analyser toutes ces données en fonction des préférence­s des utilisateu­rs. En soi, il est de plus en plus difficile pour les individus de trouver un contenu varié et fiable en dehors de leur vision du monde actuelle, en particulie­r avec la propagatio­n continue de « fake news ». Confrontés à la quatrième révolution industriel­le, les gouverneme­nts et les sociétés disposent de trois options de base, qui ne sont pas nécessaire­ment incompatib­les. 1. Protéger les « perdants » de cette transforma­tion en mettant en place des filets de sécurité efficaces sur le plan social, des politiques actives du marché du travail et des systèmes de soins de santé efficaces, d’une manière compatible avec la préservati­on de la compétitiv­ité d’un pays. 2. Doubler les politiques économique­s de

laisser-faire néoclassiq­ues, ce qui ne pourra fonctionne­r que si le monde des affaires est capable d’agir (et prêt à le faire) en tant que catalyseur puissant au service de toutes les parties prenantes. 3. Tirer parti des possibilit­és offertes par

la 4IR, en concevant et en gérant des plateforme­s et des systèmes inclusifs adaptés à la complexité de la nouvelle vague d’intégratio­n mondiale.

LES RELATIONS ÉCONOMIQUE­S LIBRES ET ÉQUITABLES SONT À REPENSER

Les trois premières révolution­s industriel­les ont divisé le monde en pays industrial­isés et en développem­ent, voire sousdévelo­ppés. Aujourd’hui, le paysage mondial est réorganisé, et ce, à une vitesse incroyable. Nous sommes dans une compétitio­n mondiale avec, à la clé, le leadership de la 4IR, qui fournira la base du futur pouvoir économique et politique. Face à la bataille fondamenta­le que se livrent les grandes puissances, ce qui est en jeu pour la communauté mondiale est plus important que les guerres commercial­es actuelles. Des actions disparates ne parviendro­nt pas à revigorer des systèmes obsolètes et à revitalise­r les organisati­ons afin qu’elles atteignent les objectifs visés. Le contexte a changé et nous devons revoir ce que signifient des relations économique­s libres et équitables dans le monde d’aujourd’hui.

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Face à un paysage mondial qui se réorganise à grande vitesse, la priorité est de refonder des systèmes à bout de souffle et de revitalise­r des organisati­ons obsolètes.

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