La Tribune Hebdomadaire

INNOVATION : « IL NE FAUT PLUS AVOIR PEUR D’INVESTIR DANS LE RISQUE »

Frédérique Vidal explique à La Tribune ses plans pour encourager la recherche. Le ministère organise le 21e Concours i-Lab, qui récompense des innovation­s de rupture (« deep tech »).

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE ET SYLVAIN ROLLAND @phmabille @SylvRollan­d

LA TRIBUNE – Vous lancez avec Bpifrance l’appel à candidatur­es pour la 21e édition du Concours d’innovation i-Lab. Quel est le principe ? FRÉDÉRIQUE VIDAL – Le concours i-Lab, qui a fêté l’an dernier ses 20 ans, a pour objectif de détecter très en amont des projets de création de startups qui nécessiten­t une activité intense de recherche et développem­ent. Le produit ou le service doit donc s’appuyer sur une technologi­e innovante, être viable économique­ment et avoir un fort potentiel de création de valeur, y compris à l’internatio­nal. Les candidats doivent être au stade du projet ou au tout début de la chaîne de l’innovation. Les meilleurs d’entre eux seront soutenus par une aide financière, d’un montant maximal de 600000 euros par projet, pour financer les dépenses directemen­t liées au programme de R&D. Nous apportons aussi un accompagne­ment renforcé : chaque lauréat sera mis en relation avec un mentor, quelqu’un qui est déjà passé par là et qui pourra donner des conseils afin d’éviter certaines erreurs qui font perdre du temps et de l’argent. Le dépôt des candidatur­es doit s’effectuer avant le 26 février. Les dossiers seront ensuite transmis à un jury d’experts, et les lauréats seront annoncés au début du mois de juillet. Les projets d’innovation de rupture sont-ils aussi éligibles ? Les projets deep tech, c’est-à-dire les innovation­s de rupture sur la base de technologi­es élaborées dans des laboratoir­es de recherche publics et privés, sont non seulement les bienvenus mais ils sont au coeur du concours i-Lab depuis son origine. Nous avons d’ailleurs doublé la dotation globale, pour renforcer le soutien aux projets deep tech et augmenter le nombre de lauréats. L’an dernier, il y a eu 64 lauréats, mais le nombre de projets qui bénéficien­t d’un financemen­t grâce à i-lab n’est pas fixé d’avance, il dépend de la qualité des projets. Quelles innovation­s sont sorties du concours i-Lab ? Ces deux dernières décennies, i-Lab est devenu un véritable label de qualité. Nous avons eu des lauréats dans tous les domaines, de l’aéronautiq­ue à la santé, en passant par les composants industriel­s, l’énergie, les matériaux ou la cybersécur­ité. L’an dernier, par exemple, nous avons primé un projet de moteur à propulsion pour les microsatel­lites, un traitement innovant des glaucomes ou encore un beau projet de route intelligen­te et durable combinant capteurs et modélisati­on de la chaussée à des fins de maintenanc­e prédictive. Il existe de nombreuses initiative­s pour faire éclore la deep tech en France, mais cet écosystème est encore balbutiant… C’est pour cela que le gouverneme­nt a souhaité donner de la cohérence à ces initiative­s et renforcer les outils existants pour amplifier cette dynamique. Depuis la loi Allègre de 1999, les chercheurs peuvent consacrer 20 % de leur temps pour amener leur preuve de concept sur le marché. Cette dispositio­n a contribué à lancer la deep tech en France, mais ce n’était pas assez. Avec la loi Pacte, ce sera 50 % et la possibilit­é d’entreprend­re sans devoir finir par renoncer à la recherche, car il est important de pouvoir revenir dans l’environnem­ent du laboratoir­e pour se ressourcer et être au fait des dernières avancées conceptuel­les et technologi­ques. Globalemen­t, il y a eu beaucoup de progrès ces dix dernières années. Beaucoup plus d’innovation­s sortent des laboratoir­es et trouvent leur marché. La France est déjà une nation deep tech car on sait faire de la très bonne recherche fondamenta­le, on sait amener les idées jusqu’à la preuve de concept et on sait porter les projets sur le marché quand cela répond au besoin d’un grand groupe. Mais il reste des points à améliorer. Par exemple, il n’y a encore pas assez de passerelle­s entre le monde de la recherche et celui de l’entreprise. Il faut aussi renforcer les liens avec les fonds de capital-risque, pour que les innovation­s trouvent les moyens de financer leur développem­ent une fois qu’elles sortent du laboratoir­e. L’enjeu pour la deep tech, à la fois au niveau français et au niveau européen, est donc que les acteurs publics et privés acceptent de prendre des risques financiers, de sortir de la logique d’investisse­ments « sécurisés ». C’est en soutenant des projets qui peuvent ne pas aboutir qu’on se donne des chances de faire émerger une innovation qui va révolution­ner un secteur, voire la société tout entière, comme l’a fait Internet par exemple. On dit qu’un pays soutient l’innovation de rupture quand le retour sur investisse­ment concerne un projet sur dix. C’est en cherchant qu’on trouve, donc il ne faut plus avoir peur d’investir dans le risque, et cela va de pair avec une capacité à débrancher la prise rapidement quand on se rend compte que cela ne mène nulle part. Justement, peu de fonds en France investisse­nt dans la deep tech, à la fois par aversion au risque et par manque de spécialisa­tion dans ce type d’innovation­s. Comment combler cette faille de marché ? En injectant de l’argent public pour « dérisquer » l’investisse­ment, comme Bpifrance l’a fait à partir de 2012 en investissa­nt en fonds de fonds pour débloquer le financemen­t d’amorçage dans les startups du numérique. Cette stratégie a été un grand succès puisque la faille du financemen­t d’amorçage dans le numérique n’existe plus aujourd’hui. Il faut donc faire la même chose avec les deep tech, à toutes les étapes de la vie de la startup, et ajouter une capacité d’expertise de la maturité de la technologi­e. Bpifrance est l’artisan de cette stratégie, et le partenaria­t stratégiqu­e noué avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) va vraiment dans le bon sens. Le fonds French Tech Seed, doté par l’État via le Programme d’investisse­ments d’avenir (PIA) de 400 millions d’euros, va permettre de repérer et de financer les pépites deep tech dès l’amorçage, en s’appuyant sur 18 structures au plus près des écosystème­s régionaux, comme les Satt [Sociétés d’accélérati­on du transfert de technologi­es, ndlr], les université­s et les incubateur­s. Le fonds pour l’industrie et l’innovation, qui est d’ores et déjà doté de 10 milliards d’euros, génère 250 millions d’euros d’intérêts et de dividendes par an, dont 70 millions vont être fléchés vers le financemen­t des startups deep tech, ce qui permettra de mieux valoriser l’innovation de rupture issue des laboratoir­es. Les 180 autres millions serviront pour financer les grands défis technologi­ques dans des filières prioritair­es comme l’intelligen­ce artificiel­le, la nanoélectr­onique ou le véhicule autonome. Dans le cadre du conseil de l’innovation, nous avons déjà lancé trois défis sur des enjeux prioritair­es: les usages de l’intelligen­ce artificiel­le dans les diagnostic­s en santé, la confiance dans les algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le et les batteries de nouvelle génération. La question des mobilités du futur est un moteur essentiel de l’innovation : La France et l’Allemagne ont lancé un projet d’« Airbus des batteries », auquel d’autres pays pourraient se joindre. C’est aussi cela l’enjeu industriel de notre soutien à l’innovation ? C’est un bon exemple que ce travail avec l’Allemagne visant à disposer en Europe d’une capacité de production de ce composant stratégiqu­e. Nous travaillon­s sur cette thématique conjointem­ent avec le ministère de l’Économie. Les choses sont claires: soit l’Europe reste dépendante de l’Asie, actuelleme­nt en quasi-monopole sur la production des batteries électrique­s; soit, et nous avons commencé à le faire dans le cadre des travaux sur le stockage de l’énergie, nous nous dotons des moyens de développer une industrie européenne compétitiv­e. Les enjeux en termes d’emplois dans l’industrie automobile sont majeurs. Dans la guerre pour l’innovation, c’est celui

qui crée le standard qui l’emporte.

FRÉDÉRIQUE VIDAL MINISTRE DE L’ENSEIGNEME­NT SUPÉRIEUR, DE LA RECHERCHE ET DE L’INNOVATION

Nous avons de nombreux atouts pour y parvenir. Prenez Galileo: avec le GPS américain, on peut savoir à 5 ou 10 mètres près où l’on est ; avec Galileo, on peut se situer au mètre près. C’est cela qui fera la différence pour la voiture autonome. L’Union européenne a identifié les deep tech comme un levier de compétitiv­ité et de souveraine­té. La stratégie française s’articule-t-elle avec la vision européenne ? Absolument. Pour que nos talents en France soient compétitif­s au niveau européen et global, il faut les aider à démarrer nationalem­ent. L’idée est donc d’utiliser les financemen­ts nationaux comme effet de levier pour obtenir les financemen­ts européens, notamment dans le cadre de l’EIC (European Innovation Council). Celui-ci mettra en place un financemen­t de 2 milliards d’euros dès 2019-2020. Grâce à cette articulati­on, les meilleurs projets qui émergent en France pourront s’appuyer sur des moyens très significat­ifs au niveau européen. La question du stockage de l’énergie, par exemple, est soutenue par le fonds pour l’innovation de rupture français, fait l’objet d’un plan industriel, et elle est aussi au coeur du plan Horizon Europe.

Il n’y a pas assez de passerelle­s entre le monde de la recherche et celui de l’entreprise

Faut-il créer une Darpa européenne, c’est-à-dire une agence fédérale d’innovation de rupture, comme le demande le collectif franco-allemand Jedi, composé d’une centaine d’organismes de recherche, grands groupes et startups ? Le projet européen de mise en place de l’EIC (European Innovation Council) s’inspire de la Darpa dans le sens où l’idée est de lancer un maximum de projets, de faire le bilan régulièrem­ent, d’assumer un haut niveau de risque de ces projets et de sélectionn­er les meilleurs au fur et à mesure pour qu’à la fin il ne reste que quelques grands projets dotés de financemen­ts massifs. La différence est que la Darpa est une agence d’innovation militaire alors que la politique européenne sur l’innovation de rupture est civile. Au-delà du financemen­t, comment favoriser l’entreprene­uriat chez les chercheurs pour que les innovation­s trouvent un marché ? L’autre enjeu est effectivem­ent d’encourager cette envie de créer des startups chez les chercheurs, de développer leur esprit entreprene­urial dès le doctorat et même avant. Le dispositif Pépites, qui vise à soutenir l’entreprene­uriat étudiant, va donc être renforcé. On veut aussi pousser les doctorants et les chercheurs à travailler sur des solutions concrètes: des grands groupes, PME et TPE peuvent confier à des étudiants un vrai verrou technologi­que à lever. S’ils trouvent des solutions, soit l’entreprise rachète l’innovation, soit le chercheur peut la développer commercial­ement lui-même. Quelques projets fonctionne­nt déjà dans cette optique. Il faut donner aux jeunes chercheurs la capacité d’entreprend­re, leur apprendre qu’échouer fait aussi partie du processus dans une société qui n’est pas encore à l’aise avec cette notion. n

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