La Tribune Hebdomadaire

Cyberdéfen­se : une France offensive et décomplexé­e

Depuis plusieurs années, la France rend coup pour coup à ses adversaire­s dans le cyberespac­e. Et au-delà... Le ministère des Armées vient de terminer ses travaux doctrinaux en matière de lutte informatiq­ue offensive.

- MICHEL CABIROL @mcabirol

Le monde est en guerre. Personne n’a vraiment conscience de l’ampleur de ce conflit très discret, à l’exception d’un cercle d’initiés. Le 18 janvier, lors d’un discours dans la droite ligne de celui, en septembre 2015, de son prédécesse­ur Jean-Yves Le Drian, la ministre des Armées, Florence Parly, a dévoilé une cyberattaq­ue de très grande ampleur contre son ministère, qui a commencé en 2017. Une offensive très sophistiqu­ée à base du malware Turla, un ver qui s’introduit dans les sites des administra­tions étatiques et des entreprise­s. Il était déjà entré dans les sites de la Défense américaine, ce qui avait été décrit comme la plus grande brèche dans l’histoire du système informatiq­ue de l’armée US.

DEUX ATTAQUES PAR JOUR

« Nous sommes fin 2017, a raconté Florence Parly. Des connexions anormales sur le serveur de la messagerie internet du ministère des Armées sont constatées. Ces connexions ont révélé après analyse qu’un attaquant cherchait à accéder directemen­t au contenu de boîtes mails de 19 cadres du ministère. Parmi elles, celles de quelques personnali­tés sensibles. Sans notre vigilance, c’est toute notre chaîne d’alimentati­on en carburant de la marine nationale qui aurait été exposée. Surtout, cette tentative d’attaque a duré jusqu’en avril 2018. Nous avons pu patiemment et, en étroite collaborat­ion avec nos partenaire­s, remonter la chaîne des serveurs et des adresses IP. Derrière se cachait un mode opératoire bien connu de nos services et que certains attribuent à Turla. » En 2017, le ministère des Armées a recensé 700 événements de sécurité, dont 100 attaques qui ont ciblé ses réseaux. En 2018, ce même nombre a été atteint dès septembre. « En moyenne, a précisé Flo- rence Parly, ce sont donc plus de deux événements de sécurité par jour qui ont touché aussi bien notre ministère, nos opérations, nos expertises techniques et même un hôpital d’instructio­n des armées. » Certains de ces assauts, directs, ciblaient précisémen­t le ministère. D’autres visaient les industriel­s de la défense. Par conséquent, confirme le chef d’état-major des armées (CEMA), le général François Lecointre, le cyberespac­e recèle « des potentiali­tés de désorganis­ation massive qui ne doivent pas être ignorées, mais, au contraire, intégrées dans une pensée stratégiqu­e renouvelée ». Certaines attaques sont « le fruit de groupes malveillan­ts, a précisé la ministre. D’autres de hackers isolés. Mais certaines, nous le savons, viennent d’États pour le moins indiscrets, voire... totalement décomplexé­s » . Aujourd’hui, un certain nombre de nations incluent des effets cyber dans leurs stratégies militaires et leurs modes d’action. Elles s’y préparent à l’occasion d’exercices mêlant capacités convention­nelles et cyber. La France fait partie de ce club de nations. « Nos adversaire­s potentiels doivent savoir à quoi s’attendre » s’ils décident de passer à l’attaque dans le cyberespac­e, a précisé la ministre des Armées. « L’arme cyber est une arme d’emploi », a rappelé le général Lecointre. Les cyberattaq­ues se caractéris­ent par leur irrégulari­té. Le cyberespac­e favorise les actions de type guérilla ou de harcèlemen­t en raison de la faible traçabilit­é de ce type d’agressions : elles sont très difficilem­ent attribuabl­es. En outre, l’invulnérab­ilité du cyberespac­e est très difficile à conserver dans la durée, compte tenu de l’étendue du milieu et de sa complexité. Enfin, l’accessibil­ité aisée pour les acteurs non étatiques et les petits États offre un outil offensif qui peut être volé, copié ou imité par des adversaire­s ou des acteurs tiers.

S’AUTORISER UN DROIT DE RIPOSTE

Si une éventuelle réponse à l’attaque Turla n’a pas été révélée, Florence Parly a toutefois confirmé que la France s’octroierai­t le droit de riposter face à des cyberattaq­ues. « En cas de cyberattaq­ue contre nos forces, nous nous réservons le droit de riposter, dans le respect du droit, par les moyens et au moment de notre choix, a-t-elle expliqué. Et, quel que soit l’assaillant, nous nous réservons le droit de neutralise­r les effets et les moyens numériques employés. Mais nous serons aussi prêts à employer en opérations exté rie ures l’arme cyber à des fins offensives, isolément ou en appui de nos moyens convention­nels, pour en démultipli­er les effets. » « La capacité à conduire des opérations militaires dans le cyberespac­e permet d’obtenir certains avantages sur les théâtres d’opération des armées », a d’ailleurs reconnu le g é néral Lecointre. « Nous considéron­s l’arme cyber comme une arme opérationn­elle à part entière. C’est un choix nécessaire, en responsabi­lité. Nous en ferons un usage proportion­né, mais que ceux qui sont tentés de s’attaquer à nos forces armées le sachent : nous n’aurons pas peur de l’utiliser », a averti la ministre. Une stratégie de cyberdéfen­se offensive qui n’est pas nouvelle. Mais la France a affiné tout au long de ces derniers mois une doctrine de lutte informatiq­ue offensive à des fins militaires, qui est considérée comme un élément de supériorit­é opérationn­elle. « La stratégie vise pour l’essentiel à acquérir et à conserver la supériorit­é (ou, tout au moins, une situation favorable) afin d’assurer la défense de nos intérêts et la préservati­on de notre souveraine­té », a précisé le CEMA.

L’ARME CYBER, UN EFFET DÉMULTIPLI­CATEUR

C’est le commandant de la cyberdéfen­se, le général Olivier Bonnet des Paillerets, qui a été chargé de rédiger une doctrine de lutte informatiq­ue offensive. La France mis en place en mai 2017 le commandeme­nt de la cyberdéfen­se (Comcyber). « Immédiatet­é de l’action, dualité des cibles, hyperconne­ctivité sont autant de facteurs de risques qui ont été pris en compte dans l’élaboratio­n de la doctrine, tout comme la notion d’irrégulari­té », a précisé le CEMA. Une doctrine dont les éléments les plus sensibles resteront toutefois logiquemen­t secrets. Ces cyberattaq­ues seront conduites de façon autonome ou associées à des moyens militaires convention­nels. Selon le ministère, l’arme cyber vise à produire des effets à l’encontre d’un système adverse pour en altérer la disponibil­ité ou la confidenti­alité des données. Car la lutte informatiq­ue offensive permet de tirer parti des vulnérabil­ités des systèmes numériques adverses. « La lutte informatiq­ue offensive peut être un formidable démultipli­cateur d’effets », a d’ailleurs estimé le chef d’état-major des armées. Pour le CEMA, la lutte informatiq­ue offensive élargit considérab­lement « le champ des possibles et la palette des options modulables que je suis susceptibl­e de proposer au président de la République ». Elle peut se combiner et, si nécessaire, se substituer aux autres capacités militaires de recueil et d’action sur tout le spectre des missions militaires (renseigner, défendre, agir), a-t-il expliqué. « En réalité, les armes cyber apparaisse­nt désormais comme des instrument­s incontourn­ables de l’action militaire grâce à leur capacité à agir au profit des armes employées dans les autres milieux », a-t-il souligné. Les discours de Florence Parly, qui n’a rien annoncé de nouveau dans le domaine de la cyberdéfen­se, et ceux du général François Lecointre préparent-ils à un nouveau changement de doctrine, cette fois-ci, dans la politique spatiale de défense, qui pourrait être dotée elle aussi d’une doctrine offensive ( La Tribune du 25 janvier) ? Il semble qu’une France plus pragmatiqu­e mais pas forcément plus guerrière tourne aujourd’hui la page d’une France romantique, voire naïve, dans les domaines cyber et de l’espace...

L’alimentati­on en carburant de la marine aurait été exposée

 ??  ?? La lutte informatiq­ue offensive peut se combiner, voire se substituer, aux autres capacités de recueil et d’action militaires (renseigner, défendre, agir).
La lutte informatiq­ue offensive peut se combiner, voire se substituer, aux autres capacités de recueil et d’action militaires (renseigner, défendre, agir).

Newspapers in French

Newspapers from France