La Tribune Hebdomadaire

Jean-François Copé : « Un programme Apollo pour l’IA ? »

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Comme pour la conquête de l’espace, il nous faut un programme Apollo pour l’IA. C’est indispensa­ble pour, une étape après l’autre, construire l’IA nation et laisser suffisamme­nt de liberté pour que les technologi­es puissent continuer à progresser tout en fixant des lignes rouges. Jusqu’à récemment, les États-Unis dominaient sans partage : ils ont vu naître Internet et les Gafam. Depuis peu, la Chine a investi massivemen­t et créé ses propres géants qu’elle protège par une muraille numérique. Les deux pays se livrent donc une guerre féroce pour devenir le leader mondial de l’économie numérique et de l’IA. C’est aujourd’hui la nouvelle guerre froide. Une guerre pour la nouvelle denrée la plus précieuse : la data qui permet de rendre le robot plus intelligen­t. L’enjeu est toujours le même : c’est la domination du monde.

LES PROGRÈS FULGURANTS DE LA CHINE

Il faut comprendre comment la Chine s’est donné les moyens d’écraser tout le monde. Entrés brutalemen­t dans la société de consommati­on, les consommate­urs chinois étaient indiscutab­lement « légers » au sens où j’ai utilisé le terme et ils ont adopté très rapidement les nouvelles technologi­es. Un exemple : ils ont sauté l’étape des cartes de crédit pour utiliser directemen­t les plateforme­s d’e-paiement. Tandis qu’Apple Pay peine à se développer aux États-Unis, Tencent réalise déjà plus de 600 millions de transactio­ns dématérial­isées par jour! Du coup, ce sont d’énormes stocks de données pour entraîner leurs algorithme­s d’apprentiss­age automatiqu­e et, clairement, les normes chinoises relatives à la confidenti­alité des données de 1,4 milliard de Chinois n’ont pas grand-chose à voir avec celles qui ont cours en Occident. Dans certains domaines, les progrès de la Chine sont fulgurants. Prenons l’exemple de la reconnaiss­ance faciale. Elle est omniprésen­te dans le quotidien des Chinois. Elle permet d’identifier les criminels, au même titre que les piétons trop pressés, en quelques secondes, parmi des centaines de millions de visages. Les plus importante­s licornes du pays, ces startups valorisées à plus d’un milliard de dollars, sont spécialisé­es dans ce domaine. Et le gouverneme­nt chinois a annoncé vouloir mettre en place d’ici à 2020 un « système de crédit social ». Le principe : attribuer aux citoyens, aux fonctionna­ires et aux entreprise­s une note représenta­nt la confiance dont ils sont dignes. Pour ce faire, on collecte des centaines de données sur chacun, depuis sa capacité à tenir ses engagement­s commerciau­x jusqu’à son comporteme­nt sur les réseaux sociaux, en passant par le respect du code de la route. Puis, un score est généré sur la base duquel sont attribués ou retirés certains droits, comme celui de diriger une entreprise, de travailler dans l’industrie alimentair­e ou chimique, ou d’inscrire son enfant dans une école privée. Et tout cela dans un cadre entièremen­t verrouillé puisque l’Internet chinois a été développé comme un intranet pour contrôler l’entrée et la sortie des informatio­ns. Le gouverneme­nt chinois va jusqu’à le protéger de l’influence américaine, en évitant les câbles sous-marins passant par les ÉtatsUnis et développe, par exemple, des câbles terrestres vers l’Europe. Il réfléchit aussi à contourner la Russie, en passant par le Sud. Pas étonnant que le nombre des startups chinoises explose.

LE DÉFI DE L’IA NATION

Et l’Europe dans tout ça ? Elle est à la traîne ! Parce qu’elle est lente et parce qu’elle est « lourde » ! Et quand on dit que l’IA peut aussi tuer la démocratie, c’est à ces atermoieme­nts européens que l’on pense tout de suite. Elle dominait l’industrie des télécommun­ications dans les années 2000 et a disparu des technologi­es de pointe. Son action est encore peu claire et insuffisam­ment coordonnée. Laurent Alexandre a raison : l’Europe n’a pas mené la bataille car elle n’a pas compris ce qui se passait. Elle va la perdre, sauf si elle décide de s’en donner les moyens. Mon pari, c’est que l’IA est pour elle une occasion de revenir dans le jeu. Et elle doit la saisir, car mon intuition est que c’est une occasion unique. On ne cesse de dire que l’Europe va mal. Les citoyens des États qui en sont membres n’y croient plus et ne voient que les contrainte­s dont les gouvernant­s, souvent prompts à rejeter la faute sur d’autres, la disent responsabl­e. On peut continuer tranquille­ment à ce rythme et, les uns après les autres, les États européens deviendron­t la Hongrie, la Pologne ou l’Italie s’ils ne font pas le choix délirant de sortir, comme le Royaume-Uni qui ne sait même pas dire quelles en seront les conséquenc­es et tente d’arracher des délais supplément­aires… Quel rapport avec l’IA me direz-vous? Eh bien, parce qu’elle va toucher tous les domaines, l’IA peut redonner du sens au projet européen. Construire ensemble un nouveau modèle qui nous permettra de reprendre pied et de peser à nouveau dans le concert mondial. Si l’Europe ne le fait pas, elle va se faire dévorer par les ÉtatsUnis et par la Chine qui n’auront aucun état d’âme à nous voir disparaîtr­e. Lentement, trop lentement mais sûrement, l’Union a l’air d’en prendre conscience. De ce point de vue, l’année 2018 semble être un tournant. En avril, a été adoptée une déclaratio­n sur l’« approche européenne » visà-vis de l’IA. Les objectifs : « moderniser les politiques nationales » pour développer la recherche à grande échelle sur le sujet et peser au niveau mondial. On parle d’investir au moins « 20 milliards d’euros d’ici à 2020 ». Ce serait un niveau comparable à celui de la Chine. Mais quand on regarde dans le détail, c’est un objectif global, non contraigna­nt, et pas une somme mise sur la table. Pour l’atteindre, les États doivent participer. Emmanuel Macron a annoncé que 1,5 milliard de crédits publics seraient attribués à l’IA sur le quinquenna­t, dont 400 millions d’euros sous forme d’appel à projets. Les GAFAM ont consacré 58,2 milliards de dollars à la recherched­éveloppeme­nt en 2016! On ne boxe pas encore dans la même catégorie… et c’est un vrai sujet. Parce que l’IA, il ne suffit pas de dire qu’on s’en occupe, il faut la faire exister vraiment en France et en Europe. C’est ça le défi de l’IA nation. »

Jean-François Copé, ancien ministre, ancien député, ancien président de l’UMP, est maire (LR) de Meaux (Seine-et-Marne).

L’IA peut redonner du sens au projet européen

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En Chine, la reconnaiss­ance faciale identifie les criminels en quelques secondes, parmi des centaines de millions de visages.

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