La Tribune Hebdomadaire

Numérique : comment la Californie veut contrer Washington

- GUILLAUME RENOUARD, À SAN FRANCISCO

Au fil de trois lois différente­s encadrant les pratiques en ligne, le « Golden State » s’est doté en 2018 d’un dispositif juridique sans pareil dans le reste du pays. Protection des données, neutralité du Net, régulation de l’intelligen­ce artificiel­le : la Californie prend le contre-pied de la ligne officielle à Washington, alors que l’administra­tion Trump était tentée jusqu’ici de déréguler la Toile.

Àcoup d’ambitieux projets de loi, la Californie semble déterminée à redéfinir les règles en vigueur sur Internet. Tandis que le gouverneme­nt fédéral prend le parti de déréguler, comme l’illustre la suppressio­n de la loi sur la neutralité du Net, le « Golden State » fait le pari inverse, allant parfois jusqu’à défier ouvertemen­t l’administra­tion Trump. Tout a commencé en juin 2018, lorsque le Golden State a adopté le California Consumer Privacy Act de 2018. Cette loi, qui entrera en applicatio­n le 1er janvier 2020, est largement inspirée du RGPD européen, dont elle reprend les grandes lignes : plus grand contrôle des internaute­s sur leurs données personnell­es, possibilit­é de refuser qu’elles soient employées à des fins commercial­es, protection­s supplément­aires concernant les données des mineurs. La Californie ne s’est toutefois pas arrêtée en si bon chemin, et en septembre 2018, le gouverneur Jerry Brown a signé une autre loi encadrant le comporteme­nt des « bots », ces intelligen­ces artificiel­les conversati­onnelles simples. Cette régula- tion, qui prendra effet le 1er juillet 2019, oblige les bots à s’identifier lorsqu’ils communique­nt avec des humains en ligne. L’objectif : empêcher que ces agents virtuels ne soient utilisés pour manipuler leurs interlocut­eurs en se faisant passer pour des humains, que ce soit à des fins commercial­es (vendre un produit) ou politiques (influencer une élection). Mais la mesure la plus forte est sans aucun doute celle qui concerne la neutralité du Net, ratifiée en septembre dernier par le gouverneur Jerry Brown. Cette loi, la plus stricte du territoire américain, interdit aux fournisseu­rs Internet de bloquer ou ralentir les contenus, et de favoriser la bande passante de certains sites ou services au détriment d’autres. Elle restaure dans les grandes lignes la loi sur la neutralité du Net instaurée par Barack Obama en 2015, et abrogée par l’administra­tion Trump en décembre 2017.

ATTAQUES EN JUSTICE

L’adoption de cette mesure constitue donc un affront direct à l’égard du gouverneme­nt fédéral. La réaction n’a du reste pas tardé à venir. Jeff Sessions, alors procureur général de l’administra­tion Trump, a dénoncé une « loi étatique extrême et illégale visant à contrecarr­er la politique fédérale ». Le départemen­t de la justice américain a i mmédiateme­nt intenté un procès à la Californie, arguant du caractère illégal de la loi. Quatre groupes industriel­s représenta­nt les principaux fournisseu­rs Internet américains ont également attaqué l’État en justice, dénonçant une régulation nuisible à la concurrenc­e et aux consommate­urs. La Californie compte bien ne pas rester un cas isolé, et souhaite entraîner d’autres États à sa suite pour faire bouger les choses à l’échelon fédéral. « La loi sur la neutralité du Net instaure un précédent que les autres États pourront suivre, et envoie un message à Washington : les citoyens sont profondéme­nt attachés à un Internet libre et ouvert », commente ainsi Ryan Singel, du Stanford Law School’s Center for Internet and Society. État le plus peuplé des États-Unis et équivalent à la cinquième économie mondiale devant la France, abritant plusieurs géants du Net, comme Apple, Google et Facebook, la Californie ne manque pas d’atouts pour arriver à ses fins. D’autant que d’autres États, tels Washington, le Vermont et l’Oregon, ont également adopté une loi sur la neutralité du Net. Certains, comme le Colorado et, de nouveau, le Vermont, ont aussi adopté leur propre version du RGPD. La Californie s’est, en outre, déjà montrée pionnière en matière de régulation­s par le passé. Elle a ainsi été le tout premier État à encadrer les émissions des véhicules, en 1967, à promouvoir l’énergie solaire ou encore, dans le domaine digital, à obliger les entreprise­s à notifier leurs utilisateu­rs en cas de vol de données. Toutes ces régulation­s ont depuis été instituées à l’échelon fédéral. Mais cette fois-ci, les choses pourraient s’avérer plus difficiles, selon Milton L. Mueller, auteur du livre Will the Internet Fragment? ( L’Internet va-t-il se fragmenter?, non traduit en français) : « Instaurer des règles juridiques locales sur la Toile génère déjà de la complexité quand la décision est prise par un pays, mais lorsque cela se produit à l’échelon régional, les choses peuvent vite devenir chaotiques. La loi sur la neutralité du Net, notamment, qui touche au domaine des compétence­s fédérales, a toutes les chances d’être retoquée par la justice. »

La loi sur la neutralité du Net envoie un message à l’État fédéral : les citoyens sont attachés à un Internet libre

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Le gouverneur de la Californie, Jerry Brown, a signé en septembre une autre loi encadrant le comporteme­nt des « bots », ces intelligen­ces artificiel­les conversati­onnelles simples.

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