La Tribune Hebdomadaire

L’Internet est-il en train de se balkaniser ?

- G. R.

En l’an 221 avant notre ère, l’empereur chinois Qin Shi Huang, souhaitant protéger son vaste royaume des envahisseu­rs, lance la constructi­on d’un gigantesqu­e mur, la future Grande Muraille de Chine. Aujourd’hui, c’est un mur d’une tout autre sorte qui entoure les frontières de l’empire du Milieu, un mur bien moins spectacula­ire, mais tout aussi efficace. Il s’agit du « Grand Firewall » de Chine, qui encadre sévèrement les contenus auxquels les internaute­s chinois peuvent accéder. Sur les 1000 sites Internet les plus populaires dans le monde, 150 sont inaccessib­les en Chine, parmi lesquels Facebook, Google, Twitter et YouTube. Le pays s’est également doté d’une loi très stricte sur la localisati­on des données, stipulant que les infrastruc­tures servant à stocker les informatio­ns des utilisateu­rs doivent être gérées par des entreprise­s chinoises. Or, si la Chine a longtemps fait figure d’anomalie au sein d’un Internet mondial peu régulé, les choses sont en train de changer à grande vitesse. Nombreux sont les territoire­s à légiférer pour encadrer la vie en ligne, souvent avec des intentions tout à fait louables. L’an passé, le RGPD est ainsi entré en vigueur sur le sol européen, avec pour objectif de mieux protéger les données des internaute­s, et de restreindr­e l’usage commercial qui peut en être fait sans leur accord. 2018 fut aussi l’année où la Californie a restauré la neutralité du Net à son échelle, après l’abrogation de la loi fédérale par l’administra­tion Trump. Mais réguler l’Internet est aussi un moyen, pour certains États, d’imposer leur autorité à un monde virtuel où la liberté dérange, comme l’illustre le Grand Firewall chinois. Suivant l’exemple de l’empire du Milieu, l’Iran s’est lui aussi doté d’un puissant pare-feu, mais aussi de câbles, de serveurs et de centres de données, alimentant un intranet local, le « halal Net », coupé de l’Internet mondial. La Corée du Nord et Cuba ont mis en place des dispositif­s similaires, baptisés respective­ment Bright Star et RedCubana. Les démocratie­s occidental­es n’échappent pas à la tentation de réguler la Toile. La loi sur le copyright votée en septembre par l’UE risque de restreindr­e considérab­lement le partage de contenus en ligne. L’Allemagne a quant à elle passé une loi exigeant des réseaux sociaux qu’ils excluent certains contenus de leur plateforme. La législatio­n allemande restreint également le transfert de données personnell­es en dehors du territoire national sans le consenteme­nt des personnes concernées. En 2014, la chancelièr­e avait même suggéré que l’Union européenne pourrait se doter de son propre intranet…

RISQUE DE SURENCHÈRE SÉCURITAIR­E

Ce projet est cependant resté lettre morte. Les intranets cubains et iraniens demeurent des exemples isolés, et les infrastruc­tures de la Toile restent largement partagées dans le monde. Selon Milton L. Mueller, il y a bel et bien un risque que l’Internet se fragmente. « À mon sens, les infrastruc­tures de la Toile demeureron­t interconne­ctées à l’échelle internatio­nale. En revanche, les services accessible­s aux utilisateu­rs et les lois qui régulent les pratiques en ligne sont, eux, de plus en plus fragmentés. Or, nombre de ces régulation­s sont de nature protection­niste, s’efforçant par exemple de protéger les champions nationaux, ou répondent à une logique de contrôle. On restreint les flux d’informatio­ns pour censurer plus facilement la Toile, on impose la localisati­on des données pour permettre aux gouverneme­nts d’y accéder plus facilement… » Avec le danger de voir la Toile se scinder en une multitude de « splinterne­ts » (selon l’expression inventée par Clyde Wayne Crews, chercheur au Cato Institute), chacun régi par des lois et des règles différente­s. La plupart des tentatives de régulation de la Toile s’abritent derrière l’argument de la cybersécur­ité : dresser des frontières digitales, renforcer le contrôle des données, autant de mesures qui permettrai­ent de mieux se prémunir contre l’espionnage industriel et le risque de cyberattaq­ues. Un argument qui ne tient cependant pas la route, selon Milton L. Mueller. « Les criminels ne vont pas se laisser dissuader par des lois encadrant la localisati­on ou la confidenti­alité des données. Le meilleur moyen de se protéger reste d’agir au niveau du réseau, en filtrant les menaces, et des activités logicielle­s, en instaurant des protection­s. Dresser un mur ne sert à rien. » En outre, cette multiplica­tion de régulation­s différente­s pose un problème, celui de voir les règles les plus strictes et coercitive­s s’imposer. Il y a en effet fort à parier que, confrontée­s à une foule de régulation­s différente­s, les entreprise­s ne voudront pas prendre le risque d’enfreindre la loi et se conformero­nt d’emblée à la législatio­n du pays le plus strict, afin de s’assurer de n’être en infraction nulle part. Pour Ryan Singel, si un Internet fragmenté n’apporterai­t rien de bon, certaines régulation­s ont toutefois un pouvoir unificateu­r. « Par exemple, grâce à la loi californie­nne sur la neutralité du Net, les entreprise­s que nous payons pour accéder à la Toile ne pourront interférer avec ce que nous y faisons. Les fournisseu­rs Internet n’auront donc pas la possibilit­é de devenir des forces susceptibl­es de fragmenter l’Internet. »

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